En 1884, Henry Le Chatelier (1850-1936), chimiste et professeur à l’École des mines de Paris, propose une loi générale portant sur les conditions d’évolution des systèmes chimiques.
Qu’est-ce qu’un système chimique ?
Un système chimique est un ensemble de constituants chimiques qui peuvent interagir. La composition du système peut varier selon deux processus :
- Une réaction chimique modifie la nature des constituants et leurs quantités. Par exemple, quand le sel ou chlorure de sodium NaCl est dissous dans l’eau, des ions chlorure Cl– et sodium Na+ apparaissent.
- Une transformation physique ne change pas la nature des espèces chimiques mais seulement leur état physique. Par exemple l’eau liquide devient solide, de la glace.
Une transformation physico-chimique peut associer les deux types d’évolution. Une équation chimique ou de changement d’état modélise les transformations : pour le premier exemple cité ci-dessus, l’équation chimique s’écrit NaCl (solide) = Cl– (aqueux) + Na+ (aqueux) ; pour le deuxième exemple l’équation de changement d’état s’écrit : H2O (liquide) = H2O (solide).
Un système est en état d’équilibre lorsqu’il n’évolue pas dans le temps, sa composition et sa constitution restant constantes. Mais cet état d’équilibre peut évoluer lorsque des paramètres comme la pression ou la température changent, ou lorsque des espèces chimiques sont ajoutées ou enlevées. Ainsi, plus le volume d’eau est grand, plus la masse de sel solubilisé sera élevée ; si la température baisse, cela favorisera l’apparition de glace.
Quelle sera l’évolution d’un système ? Peut-on la prévoir ? Peut-on alors penser contrôler l’évolution et obtenir un état final souhaité ? C’est à ces questions que Le Chatelier propose une réponse.
@@@@@@@
L’origine de la loi sur les équilibres se trouve dans un énoncé du chimiste hollandais Jacobus Van’t Hoff (1852-1911), publié également en 1884, dans son traité Études de Dynamique Chimique :
Tout équilibre entre deux états différents de la matière (systèmes) se déplace par un abaissement de la température vers celui des deux systèmes dont la formation développe de la chaleur.
Cet énoncé indique l’effet de la température sur les équilibres chimiques. Si la température baisse, l’évolution du système se fera dans le sens qui produit de la chaleur. Le Chatelier propose d’étendre cette loi à toute évolution produite par un paramètre décrivant le système :
Il m’a semblé que cette loi pouvait être généralisée encore en étendant à la condensation
(1) ce qu’elle dit de la température ; qu’on pouvait, de plus, lui donner une forme identique à celle des lois de tous les équilibres...
Le Chatelier, sans démonstration et de manière purement théorique, situe résolument les équilibres chimiques dans le domaine de la thermodynamique par la restriction de sa loi aux « phénomènes réversibles
(2) », « dépendant du théorème de Carnot ».
La thermodynamique physique de Sadi Carnot (1796-1832)
Le théorème de Sadi Carnot concerne les machines à vapeur de l’époque. Carnot considère que lorsqu’un fluide est en contact alternativement avec une source chaude en température puis une source froide, il change d’états d’équilibres et peut alors échanger du travail mécanique (une production de travail au cas où le fluide évolue de la source chaude à la source froide). Si l’évolution est infiniment lente, alors le rendement maximum de la machine idéale, qui ne peut pas être de 100%, ne dépend pas du fluide mais seulement des températures. Le théorème de Carnot limite donc le rendement d’une machine réelle, interdit le mouvement perpétuel à cause des pertes d’énergie, et permet la prévision des évolutions. Il impose des critères objectifs à la science des échanges de chaleur, la thermodynamique. Pour Le Chatelier, les réactions correspondent à des évolutions entre deux équilibres chimiques pour lesquelles les paramètres déterminants les évolutions sont les températures, auxquelles il faut ajouter ceux propres à la chimie comme les quantités de réactifs. La thermodynamique chimique de Le Chatelier peut alors être utilisée pour contrôler les réactions chimiques tout comme la thermodynamique physique de Carnot permet l’étude des machines thermiques.
Puis Le Chatelier juge que les équilibres chimiques font partie des phénomènes réciproques définis par Gabriel Lippmann comme des phénomènes dont on peut inverser la cause et l’effet et tels que « le phénomène réciproque tende à s’opposer à la production du phénomène primitif
(3). » Par exemple, un courant crée un champ magnétique, et inversement ce champ magnétique crée un courant de sens inverse : le sens d’effet du phénomène s’oppose à la cause qui lui donne naissance. Si nous reprenons l’exemple de l’abaissement de température d’un système, celui-ci évolue dans le sens qui la ferait augmenter. La loi de Le Chatelier oppose donc le sens de l’effet au sens de la cause.
La première partie de l’article énonce la loi générale des équilibres chimiques :
Tout système en équilibre chimique stable soumis à l’influence d’une cause extérieure qui tend à faire varier soit sa température, soit sa condensation (pression, concentration, nombre de molécules dans l’unité de volume) dans sa totalité ou seulement dans quelques-unes de ses parties, ne peut éprouver que des modifications intérieures, qui, si elles se produisaient seules, amèneraient un changement de température ou de condensation de signe contraire à celui résultant de la cause extérieure.
Partant d’un état d’équilibre, les systèmes évoluent vers un autre état d’équilibre. Ces modifications de l’équilibre peuvent être, selon le texte, « progressives et partielles… subites et complètes… nulles… possibles mais pas nécessaires ». Dans ce dernier cas, l’équilibre est rompu mais le système ne peut pas atteindre un nouvel état d’équilibre.
Déclinaisons de la loi de Le Chatelier
La deuxième partie de l’article illustre la loi, de §1 à §4, puis les caractéristiques des évolutions de §5 à §8, avec plusieurs exemples pris dans toutes les situations où des substances chimiques sont concernées, puisque :
« Les phénomènes de fusion, de vaporisation, de dissolution ... ne sauraient en aucune façon être distingués des phénomènes chimiques proprement dits. »
Nous présenterons à chaque fois un des huit types d’exemples.
Le Chatelier commence l’illustration de la notion de variation totale ou partielle d’un système, en reprenant l’exemple de la température :
1° L’échauffement de la totalité d’un système amène des modifications endothermiques.
En effet, si un liquide est chauffé dans sa totalité, le système évolue dans le sens endothermique (qui reçoit la chaleur), ce qui provoque l’ébullition. L’ébullition, passage de l’état liquide à l’état gazeux, nécessite de l’énergie. Inversement, la solidification entraîne la formation de solide par la perte d’énergie du liquide (par exemple la formation de glace), ce qui correspond à une transformation exothermique. En chauffant un liquide, celui-ci évolue dans le sens qui consomme l’énergie reçue, donc dans le sens de l’ébullition.
2° L’échauffement partiel d’un système amène des modifications qui tendent toutes à refroidir la partie chauffée.
Ceci permet d’expliquer la propagation de la chaleur par conduction, qui limite l’augmentation de la température en un point du système par propagation à l’ensemble du système. Remarquons que Le Chatelier ne prend pas d’exemples illustrant la loi de Van’t Hoff. Il se place dans les situations inverses pour démontrer sa propre loi. Van’Hoff envisage l’évolution d’un système lorsque la température baisse. Au contraire Le Chatelier ne considère que des augmentations de température. Dans le premier cas, la transformation se déroule dans le sens qui fournit de l’énergie, tandis que dans la deuxième situation l’effet est inverse, il induit une consommation d’énergie. Le Chatelier ne réaffirme pas la loi de Van’Hoff, il la généralise en prenant des exemples contraires. Dans les deux cas, l’évolution du système se fait dans le sens qui s’oppose aux variations de température.
3° L’augmentation de condensation de la totalité d’un système maintenu à température constante amène des modifications qui tendent à diminuer la condensation du système …
4° L’augmentation de condensation d’une partie d’un système amène des modifications tendant à diminuer la condensation de la partie altérée …
Dans ces paragraphes, Le Chatelier s’intéresse à la modification de la condensation totale ou partielle du système. Plusieurs exemples illustrent ces deux règles comme la précipitation des sels pour la 3° et la diffusion pour la 4°. En ce qui concerne la règle 4°, si une solution présentent des concentrations différentes en certains points, la diffusion des molécules dans toute la solution harmonisera les concentrations en les abaissant là où elles étaient élevées. En ce qui concerne la règle 3°, si nous prenons une solution saline en équilibre, pour lequel la concentration en sel dissout est maximum, et si une partie de l’eau s’évapore, alors la concentration en sel dans l’eau devrait augmenter. En fait la réaction de précipitation du sel s’oppose à l’augmentation : le sel précipite pour maintenir la concentration de la solution à sa valeur initiale, et ainsi s’opposer à l’effet de l’évaporation.
Figure 1 : exemple de déplacement d’équilibre avec la formation d’un cristal de sulfate de cuivre par précipitation, après l’évaporation de l’eau dans lequel il était dissout. Pour assurer la « germination » du cristal, on amorce le processus en suspendant un petit cristal à une baguette : après évaporation de l’eau, on y retrouve la totalité du sulfate qui était en solution.
Après ces exemples, Le Chatelier justifie la nature des évolutions en reprenant plus ou moins exactement chaque phrase de l’énoncé général de sa loi.
5° Les modifications de l’équilibre sont généralement progressives.
Le Chatelier ajoute dans l’exposé initial de sa loi l’adjectif "partiel". Les changements d’équilibre ne sont pas instantanés en tout point du système. Ils peuvent débuter en un point : il faut alors un certain temps pour que l’état de l’ensemble du système soit modifié, si d’autres facteurs n’ont pas arrêté cette évolution à un stade intermédiaire.
Figure 2 : une vérification a posteriori de la loi de Le Chatelier : élaboration du fer dans les hauts fourneaux (Extrait de H. Le Chatelier, Recherches expérimentales et théoriques sur les équilibres chimiques, Paris : Dunod, 1888, p. 11-12). Les réactions sont équilibrées : cela a été démontré expérimentalement sur les sites industriels plutôt qu’en laboratoire, en l’absence de connaissance des lois universelles de l’équilibre. Pour produire plus de fer, l’idée initiale était d’élever la hauteur des hauts fourneaux pour augmenter le temps de réaction et de contact entre l’oxyde de fer et le monoxyde de carbone (CO). Hors, l’étude de l’équilibre pour cette réaction montre que, pour un CO (gazeux) disparu, un CO2 (le dixoxyde de carbone gazeux) apparaît. Bilan : pas de changement dans la quantité de gaz présent. Une augmentation de pression, qui doit entraîner une variation de la quantité de gaz selon l’énoncé 3°, n’a en réalité aucun effet conformément à l’énoncé 7°. Une fois déterminée la hauteur qui permet d’atteindre l’équilibre, il est inutile de construire un haut fourneau plus haut.
Le Chatelier continue à commenter la nature des évolutions d’un système (§ 6 à 8) :
6° Les modifications de l’équilibre sont totales quand elles peuvent se produire sans altérer la condensation de chacune des parties du système, tout en altérant la condensation de l’ensemble du système.
Un changement d’état d’équilibre est total, avec des modifications « subites et complètes » pour des systèmes qui présentent des parties de condensations différentes. À température constante, si de la vapeur d’eau est ajoutée dans une enceinte qui contient déjà de la vapeur d’eau et de l’eau liquide, alors de la vapeur d’eau va se condenser en liquide. Le système évolue vers un autre état d’équilibre qui sera réellement atteint. La concentration en gaz restera identique, l’eau liquide restera pure. Seules les quantités de chaque partie varient, ce qui modifie l’état d’équilibre du système complet.
A l’inverse, un paramètre peut n’avoir aucune influence sur l’équilibre :
7° Les modifications de l’équilibre sont nulles quand elles ne peuvent pas produire d’effet analogue à celui dû à la cause extérieure.
Il en est ainsi pour une réaction comme l’estérification qui est une réaction entre un alcool et un acide pour donner un ester et de l’eau : éthanol + acide acétique (le vinaigre pur) = acétate d’éthyle (un solvant courant en chimie) + eau. Cette réaction ne dégage pas de chaleur et n’en a pas besoin pour avoir lieu et atteindre l’équilibre : dans ce cas, l’influence de la température sur l’état d’équilibre lui-même est nulle. En revanche, chauffer pour enlever par distillation un des composés, par exemple l’eau, permet de déplacer l’équilibre dans le sens de la formation de l’eau et par suite de rendre totale la réaction d’estérification comme l’indique le point 4°.
Figure 3 : dispositif d’une réaction d’estérification. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la chaleur apportée au mélange d’alcool et d’acide ne sert pas à produire plus d’ester. Le mélange est porté à ébullition pour extraire un des produits, l’ester ou l’eau, selon les réactifs. C’est la baisse de quantité de ce produit qui déplace l’équilibre dans le sens de la formation de plus d’ester.
8° Enfin, toutes ces modifications des équilibres sont seulement possibles, mais ne se produisent pas nécessairement…
La surfusion est la propriété d’un liquide de rester dans cet état à une température inférieure à celle de solidification. Cet état n’est pas un état d’équilibre, il est instable car, après toute perturbation, le solide peut se former entièrement, ce qui correspond au véritable équilibre stable. Par exemple, l’eau peut rester un moment liquide, à une température inférieure de quelques degrés à 0°C. Or, à ces températures, le véritable état stable, celui qui ne peut plus évoluer, est l’état solide, la glace. Le Chatelier note que ces phénomènes dégagent généralement de la chaleur comme le remarquait Van’t Hoff.
@@@@@@@
Le Chatelier propose ainsi une loi générale d’évolution des équilibres en se basant sur des exemples qu’il ne détaille pas, les jugeant sans doute suffisamment connus par les chimistes. Il élargit la classe des équilibres chimiques avec les transformations physiques, celles qui incluent du travail mécanique. Tous ces équilibres obéissent à la même loi. De plus, il généralise la loi d’opposition à une action, en montrant qu’elle est valable pour d’autres paramètres que la température, comme la concentration. Il la rattache enfin aux lois d’équilibre de la thermodynamique et de la physique. Par cette démarche globale, la loi de Le Chatelier se révèle scientifiquement fondée, hissant la chimie au niveau de la physique quant à la rigueur de ses développements.
Annexe : un autre exemple donné par Le Chatelier (1917), la synthèse de l’ammoniaque
Figure 4 : Extrait de H. Le Chatelier, « la synthèse de l’ammoniaque », Comptes-rendus hebdomadaires de l’Académie des Sciences, CLXIV, 16 (1917) : 588-590.
(1) La condensation correspond à un nombre de molécules par unité de volume, c'est-à-dire à une concentration pour des substances chimiques en solution et une pression pour un gaz, sachant que la pression d’un gaz est proportionnelle à la quantité d’atomes ou de molécules gazeuses.
(2) Le terme réversible est ici associé à une évolution du système entre deux états différents et envisageable dans les deux sens. Actuellement, une transformation réversible est une succession théorique d’une infinité d’états d’équilibres successifs, identiques lorsque l’évolution est en sens opposé. Au cours d’une transformation réversible, le système n’échange pas d’énergie avec le milieu extérieur. Comme c’est impossible en réalité, une transformation réversible est purement fictive, elle représente la limite idéale d’une transformation réelle.
(3) G. Lippmann, « VIII. Remarques générales. Phénomènes réciproques. Extension de la loi de Lenz. », Annales de Chimie et de Physique, série 5, tome XXIV (1881), pp. 172-174. Gabriel Lippmann (1845-1921) a été prix Nobel de physique en 1908 pour l’invention de la photographie en couleur.