Figure 1 : La leçon de Claude Bernard. Tableau du peintre naturaliste Léon Lhermitte (1844-1925).
Il faut croire d’abord à ses sens et à l’expérience ensuite au raisonnement, et seulement en troisième lieu l’autorité d’Hippocrate, de Galien, d’Aristote et autres excellents Philosophes (1).
L’expérimentation animale se fait depuis que les humains observent et cherchent à comprendre le monde vivant et a toujours prêté le flanc à critiques : si elles prennent aujourd’hui parfois une tournure passionnelle et politique, elles ont également permis un traitement plus respectueux de l’animal de laboratoire.
Il est intéressant d’analyser quelques textes de Claude Bernard (1813-1878) sur ce sujet, car il est considéré – et se considérait lui-même – comme ouvrant l’ère de l’utilisation rigoureuse des animaux à fins d’approfondir les connaissances physiologiques et médicales. Ces textes se trouvent dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale.
L’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865)
Cette somme est rédigée loin de son lieu d’exercice professionnel dans sa maison de campagne et paraît en 1865, alors que l’auteur âgé de 52 ans est en repos forcé des suites de maladie (petite épidémie de choléra à Paris). Ce n’est en fait que la première partie d’un ouvrage plus ambitieux qu’il ne pourra terminer avant sa mort : Principes de médecine expérimentale, qui ont été néanmoins publiés en 1947 par ses successeurs et admirateurs à partir des notes abondantes laissées par cet expérimentateur et écrivain prolifique.
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L’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale est un livre de 303 pages, qui comporte 3 parties : - Du raisonnement expérimental (2 chapitres) - De l’expérimentation chez les êtres vivants (2 chapitres) - Application de la méthode expérimentale à l’étude des phénomènes de la vie (4 chapitres) Le lecteur peut être surpris par l’absence totale de graphiques et illustrations à propos d’un thème expérimental (un carnet de laboratoire, retrouvé après son décès comporte quelques illustrations révélant une précision correcte sans talent artistique).
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Pour expliciter les idées de Claude Bernard, nous nous intéressons aux paragraphes III et VI à IX du chapitre II de la deuxième partie, entièrement consacrés à l’expérimentation animale.
Claude Bernard, docteur ès-sciences et docteur en médecine, est chercheur plutôt que soignant ; pour lui, l’expérimentation animale est plus aux fins de connaissance que de soins. Dès le premier chapitre du livre, il affirme :
Je m’occuperai plus particulièrement de la régularisation des procédés de vivisection biologique […] je considère cette branche comme la plus féconde, et comme étant celle qui peut être d’une plus grande utilité immédiate à l’avancement de la médecine expérimentale […] Le choix heureux d’un animal suffit souvent pour résoudre les questions générales les plus élevées.
Dans le paragraphe III intitulé De la vivisection, il justifie la vivisection des animaux, en complément de la dissection sur les animaux ou êtres humains morts. Ses connaissances de l’histoire de la dissection et de la vivisection datent probablement de son éducation classique dans les établissements jésuites de sa région de naissance. Dissections et expérimentations auraient commencé par être exécutées sur les cadavres humains, plus tardivement sur les animaux – Claude Bernard invoque Galien (IIe siècle après J.-C.) :
On peut considérer Galien comme le fondateur des vivisections sur les animaux. Il institua ses expériences en particulier sur des singes, ou sur de jeunes porcs et il décrit les instruments et les procédés employés pour l’expérimentation.
Claude Bernard penseur n’élude pas les problèmes éthiques, tout en les neutralisant rapidement, ce qui est en grand décalage avec la mentalité actuelle, décalage qui sera souvent présent dans cet ouvrage et qu’il paraît instructif de revisiter, compte tenu de l’évolution des mentalités sur ce sujet.
La vivisection a rencontré dans tous les temps des préjugés et des détracteurs. Nous n’avons pas la prétention de détruire tous les préjugés dans le monde ; nous n’avons pas non plus à nous occuper ici de répondre aux arguments des détracteurs des vivisections, puisque par la même ils nient la médecine expérimentale, c'est-à-dire la médecine scientifique.
Sans la rejeter totalement, il passe rapidement sur l’expérimentation humaine, car son choix personnel se limite à l’expérimentation sur animaux :
On a le devoir et par conséquent le droit de pratiquer sur l’homme une expérience toutes les fois qu’elle peut lui sauver la vie, le guérir ou lui procurer un avantage personnel La morale ne défend pas de faire des expériences sur son prochain, ni sur soi-même […] la morale chrétienne ne défend qu’une seule chose, c’est de faire du mal à son prochain.
Le commentaire suivant sur les expériences faites à partir de condamnés à mort laisse perplexe et conduira les philosophes à le trouver superficiel du point de vue de la morale. C. Bernard « réprouve » les tentatives, tout en les « permettant » si elles n’entraînent aucune souffrance :
[…] je considère comme parfaitement permis de faire des recherches sur les propriétés des tissus aussitôt après la décapitation chez les suppliciés [...] D’autres ont fait des expériences analogues sur des malades phtisiques devant bientôt succomber […] Ces sortes d’expériences étant très intéressantes pour la science, et ne pouvant être concluantes que sur l’homme, me semblent très permises quand elles n’entrainent aucune souffrance ni aucun inconvénient chez le sujet expérimenté.
Mais il ne s’étend pas sur ce sujet : il est possible qu’il ne le mentionne que pour dédouaner certains de ses collègues, en particulier Pasteur, partisan d’expérimenter sur des prisonniers, et qui assistait à certaines de ses leçons au Collège de France.
En ce qui concerne l’expérimentation animale, il se refuse à toute sensibilité à la souffrance animale
(2) :
Il est essentiellement moral de faire sur un animal des expériences quoique douloureuses et dangereuses pour lui, dès qu’elles peuvent être utiles pour l’homme. Le physiologiste n’est pas un homme du monde, c’est un savant […] il n’entend plus les cris des animaux […] il ne voit que son idée […] et n’aperçoit que des organismes qui lui cachent des problèmes qu’il veut découvrir.
Claude Bernard, une enfance rurale
On peut penser que la jeunesse rurale de Claude Bernard a été source d’inspiration dans l’utilisation de modèles animaux. Son père, vigneron, est issu comme sa mère de familles d’exploitant ruraux de la région de Villefranche-sur-Saône. Claude fréquente les collèges de Jésuites locaux de Villefranche, puis Thoissey dans l’Ain pour les études secondaires, qui ne seront que tardivement interrompues par le revers de fortune du père. Il sera alors, à 19 ans, envoyé près de Lyon pour travailler en officine. Il met à profit cette année pour suivre les cours de l’école vétérinaire voisine ainsi que des représentations théâtrales. Quand il décide de monter à Paris, à 20 ans, c’est en fait pour présenter sa pièce de théâtre… mais un ami professeur de lettres à la Sorbonne lui conseille de faire des études de médecine. Il commence à 21 ans des études médicales qu’il achèvera à 30 ans, tout en étant le préparateur de Magendie (1783-1855) au Collège de France.
Ainsi sa jeunesse rurale l’avait-elle probablement habitué à l’abattage d’animaux en vue de leur consommation, et l’éducation au collège des Jésuites ne mettait certainement pas sur le même plan la vie humaine et la vie animale. Il ferme toute éventuelle discussion éthique en écrivant ce qu’aucun chercheur n’oserait affirmer par écrit aujourd’hui :
Nous considérons comme oiseuses ou absurdes toute discussion sur les vivisections. Il est impossible que des hommes qui jugent les faits avec des idées si différentes puissent jamais s’entendre ; et comme il est impossible de satisfaire tout le monde, le savant ne doit avoir souci que de l’opinion des savants qui le comprennent, et ne tirer de règles de conduite que de sa propre conscience.
On constate que C. Bernard n’avait aucune contrainte de divers comités d’évaluation, et moins encore de comités d’éthique, pour obtenir des crédits ; dans la suite de l’ouvrage, il ne va concentrer ses efforts que pour convaincre de l’intérêt de l’expérimentation animale sur le plan scientifique, sans revenir à la morale.
Figure 2 : Une stèle du cimetière de chiens d’Asnières-sur-seine (photo ©SIPA/Archives)
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Dans le paragraphe VI intitulé De la diversité des animaux soumis à l’expérimentation, C. Bernard fait preuve d’une très large érudition du monde animal. Les cours suivis à l’école vétérinaire de Vaise (faubourg de Lyon) en auditeur libre alors qu’il travaillait par ailleurs dans une pharmacie, à 19 ans, ont probablement été une excellente formation initiale à cet égard. Il commence par faire un inventaire à la Prévert des animaux en usage dans les laboratoires :
Tous les animaux peuvent servir aux recherches physiologiques parce que la vie et la maladie se retrouvent partout le résultat des mêmes propriétés, et des mêmes lésions, quoique les mécanismes des manifestations vitales varient beaucoup
(3). Toutefois les animaux qui servent le plus au physiologiste sont ceux qu’il peut se procurer le plus facilement, et à ce titre il faut placer au premier rang les animaux domestiques, tels que le chien, le chat, le cheval, le lapin, le bœuf, le mouton, le porc, les oiseaux de basse cour, etc.
Il utilisera une quantité d’autres animaux à sa portée, moineaux, hérissons, et comme ses contemporains, assez peu le rat et pas du tout la souris, si l’on se réfère aux notes de son carnet de laboratoire. Certaines de ses considérations sont opportunistes, et parfois humoristiques :
Mais s’il fallait tenir compte des services rendus à la science, la grenouille mériterait la première place […] Si la grenouille est comme on l’a dit le Job de la physiologie (expression empruntée à C. Duméril
(4)), c'est-à-dire l’animal le plus maltraité par l’expérimentateur, elle est l’animal qui sans contredit s’est associé le plus directement à ses travaux et à sa gloire scientifique.
Figure 3 :
Expérience avec le curare effectuée sur le membre d’une grenouille. Le poison est introduit par l’artère pendant que la veine principale est ouverte, ce qui empêche la diffusion du curare dans le tronc de l’animal [extraite du « Cahier rouge
(5) », de la main de Claude Bernard, et légende correspondante].
Passons sur la contestable comparaison avec un personnage biblique, et relativisons les découvertes permises par cet animal. Comme Claude Bernard ne les cite pas expressément, on suppose qu’il pense aux résultats glorieux des travaux de Spallanzani, qui ont fait avancer les connaissances sur la fécondation, peut être aussi à ceux de Pflüger sur les réflexes spinaux.
Mais il revient vite aux fondamentaux pour disserter des bonnes modalités d’emploi de l’animal et repréciser à cette occasion la prise en compte du milieu intérieur, qui est la partie la plus nouvelle de son travail :
En effet, il faut admettre que chez un animal, les phénomènes vitaux ne varient que suivant des conditions de milieu intérieur précises et déterminées.
Le milieu intérieur chez Claude Bernard
C’est la grande idée directrice de son œuvre ; il la formalise dans les années 1855. Le milieu intérieur des animaux est celui dans lequel se trouvent organes et tissus (lymphe, plasma sanguin), par opposition au milieu extérieur, dans lequel se trouve l’organisme lui-même. Chez les animaux élaborés, le milieu intérieur bénéficie d’une certaine stabilité qui le préserve des variations du milieu extérieur (conditions atmosphériques p. ex.). et qui leur permet une vie autonome dans une certaine durée, au contraire des animaux d’ordre inférieur. C. Bernard le définit comme « le milieu liquide intérieur formé par le liquide organique circulant qui entoure et où baignent tous les éléments anatomiques des tissus; c'est la lymphe ou le plasma, la partie liquide du sang, qui, chez les animaux supérieurs, pénètrent les tissus et constituent l'ensemble de tous les liquides interstitiels, expression de toutes les nutritions locales, source et confluent de tous les échanges élémentaires ». La physiologie a repris cette notion sous le nom d'homéostasie, qui désigne la capacité de régulation interne d’un organisme face aux évènements extérieurs. Ce concept a aussi été étendu hors de la biologie, en sociologie, en science politique.
Claude Bernard surprend en affirmant « qu’il n’y a jamais de mauvaises expériences » mais il renvoie aux chapitres suivants pour expliciter ce « principe », les conditions d’expériences peuvent simplement être inadaptées au choix de la question ; il insistera donc sur le choix de bonnes conditions expérimentales et il propose de rester prudent sur l’expérimentation en fonction de la saison :
ce n’est pas du tout la même chose d’opérer sur la grenouille ou sur le crapaud pendant l’été ou pendant l’hiver.
Le rat, la souris, la drosophile, les levures et désormais le vers nématode ont largement supplanté la grenouille dans les laboratoires, car on peut les élever alors que Claude Bernard, contrairement à Pasteur, n’avait pas d’animalerie. Les idées vitalistes du moment mènent à des considérations plutôt aberrantes sur la taille des animaux :
La taille des animaux amène aussi dans l’intensité des phénomènes vitaux des modifications importantes. En général les phénomènes vitaux sont plus intenses chez les petits animaux que chez les gros.
Nous revoilà en plein vitalisme et pourtant la conclusion du paragraphe n’est pas vitaliste :
On voit quelle énorme complexité présente l’expérimentation chez les animaux, à raison des conditions innombrables dont le physiologiste est appelé à tenir compte. Néanmoins on peut y parvenir quand on apporte une distinction convenable dans l’appréciation de ces diverses conditions, et que l’on cherche à les rattacher à des circonstances physicochimiques déterminées.
Il ne cessera d’osciller entre vitalisme et physico-chimisme, ses considérations sur l’eau, par exemple, sont ambiguës :
L’eau condition première et indispensable à toute manifestation vitale comme à toute manifestation des phénomènes physico chimiques.
Alors que là encore la conclusion du paragraphe s’éloigne nettement du vitalisme :
on voit quelle énorme complexité présente l’expérimentation chez les animaux […] néanmoins on peut y parvenir quand on apporte une appréciation des diverses conditions et que l’on cherche à les rattacher à des circonstances physicochimiques déterminées.
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Le paragraphe VII s’intitule: « Du choix des animaux….. ». Il comporte peu d’idées nouvelles, mais au départ, sont précisées honnêtement les critiques dirigées à l’encontre de l’expérimentation animale, ce qui permettra de les réfuter ensuite :
Parmi les objections que les médecins ont adressées à l’expérimentation, il en est une, qu’il importe d’examiner sérieusement, parce qu’elle consisterait à mettre en doute l’utilité que la physiologie et la médecine de l’homme peuvent retirer des études expérimentales faites sur les animaux. On a dit en effet, que les expériences pratiquées sur le chien ou sur la grenouille ne pouvaient dans l’application, être concluantes que pour le chien ou la grenouille, mais jamais pour l’homme, parce que l’homme aurait une nature physiologique et pathologique qui lui est propre
Et quelques lignes plus loin :
Aujourd’hui encore, beaucoup de personnes choisissent le chien, non seulement parce qu’il est plus facile de se procurer cet animal mais aussi parce qu’elles pensent que les expériences que l’on pratique sur lui, peuvent s’appliquer plus convenablement à l’homme que celles qui se pratiqueraient sur la grenouille.
Figure 4 : En haut, la tête d’un lapin dont les oreilles sont soudées dans leur partie distale. En bas, rats à trompe (pétrodromes) [extraite du « Cahier rouge », de la main de Claude Bernard, et légende correspondante].
Ces phrases presque à la suite les unes des autres paraissent redondantes, et en ce qui concerne la grenouille, presque contradictoires avec le chapitre précédent. Elles traduisent la préoccupation de l’auteur qui tente de se persuader lui-même qu’expérimenter sur le chien est équivalent à expérimenter sur l’humain, il répond donc sèchement à ses détracteurs potentiels :
Il y a deux choses à considérer dans les phénomènes de la vie : les propriétés fondamentales des évènements vitaux qui sont générales, puis des arrangements et des mécanismes d’organisation qui donnent les formes anatomiques et physiologiques spéciales à chaque espèce animale.
En l’absence de connaissances sur le développement et sur le programme génétique, cette assertion reflète un certain bon sens. Elle n’a pas été remise en cause par les savants de l’époque, qui se bousculaient à ses cours, sans les perturber, comme ce serait peut être le cas aujourd’hui. Comme il utilise des techniques macroscopiques, il n’a pas vu venir contrairement à d’autres contemporains, le colossal apport de l’expérimentation à partir des micro-organismes :
Les organismes inférieurs possèdent moins d’éléments vitaux que les organismes supérieurs ; d’où il résulte que ces êtres sont moins facile à atteindre par les influences de mort ou de maladie.
La fin du paragraphe (précédée de courtes considérations « raciales » concernant animaux et humains, si datées que l’on hésite à les citer) reprend encore l’argumentation essentielle en faveur de l’utilisation d’animaux et révèle un certaine vision de la médecin expérimentale :
Les résultats des expériences faites sur les animaux aux points de vue physiologique, pathologique et thérapeutique sont, non seulement applicables à la médecine théorique, mais je pense que la médecine pratique ne pourra jamais sans cette étude comparative sur les animaux, prendre le caractère d’une science.
Figure 5 : Vivisection d’une grenouille, préalablement anesthésiée (photo Wikimedia Commons, auteur Muhammad Mahdi Karim, 2007). Jusque dans les années 1970, des grenouilles étaient ainsi présentées dans les collèges français, en cours de sciences naturelles des classes de 6e ou de 5e.
Quelques considérations juridiques actuelles sur l’expérimentation animale
L’expérimentation animale est actuellement encadrée juridiquement dans beaucoup de pays notamment en France. C’est le fruit d’une prise de conscience progressive d’un statut de l’animal. En 1822, l’Angleterre est pionnière, par le « Martin’s Act » pour protéger le bétail et par la Fondation en 1824 de la « Society for the prevention of cruelty to animals ». En France, la SPA est créée en 1845, et la loi Grammont de 1850 interdit les mauvais traitements infligés aux animaux domestiques. Actuellement, en France, il y a eu 3 décrets successifs issus de la convention STE123 du Conseil de l’Europe de 1985 et de la directive86/609/CEE (décret 87-848 du 19 octobre 1987, décret 2001-464 du 29 mai 2001, décret 20016486 du 6 juin 2001). L’animal de laboratoire est ainsi relativement protégé, la souffrance animale rigoureusement encadrée. De plus, le conseil des ministres a adopté en janvier 1992 dix mesures à l’origine d’une charte pour une éthique de l’expérimentation animale inspirée par les directions de l’INRA, l’INSERM, le CNRS et le CEA. Des comités d’éthiques liés aux établissements expérimentant sur animaux se sont alors formés. Ils n’ont en principe qu’un rôle consultatif, mais la saisine du comité d’éthique est souvent indispensable pour certaines autorisations d’achats d’animaux ou l’obtention de crédits qui rendront possible l’expérimentation.
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Le paragraphe VIII : « De la comparaison des animaux et de l’expérimentation comparative » révèle le très grand souci de Claude Bernard de faire des expériences irréprochables ; cependant le langage est souvent obscur.
Le perfectionnement de l’expérimentation physiologique consiste non seulement dans l’amélioration des instruments et des procédés opératoires, mais surtout et plus dans l’usage raisonné et bien réglé de l’expérimentation comparative, qu’il ne faut pas confondre avec la contre épreuve expérimentale.
L’exposé de la différence entre la contre-épreuve et l’expérimentation comparative est une redite discursive de la première partie ; elle se rapproche de la pensée de Karl Popper – mais discerner entre ces deux notions n’est pas facile pour le scientifique d’aujourd’hui, des exemples très concrets auraient été bienvenus. Dans l’expérience comparative, entre deux expériences, on procède aux même modifications « moins une, soit sur le même animal, soit sur deux animaux différents, selon le sujet de l’expérimentation ». Ainsi :
Si l’on veut savoir quel est le résultat de la section ou de l’ablation d’un organe profondément situé, on est nécessairement exposé à confondre dans le résultat total ce qui appartient aux lésions produites par le procédé opératoire, avec ce qui appartient proprement, à la section ou l’ablation. Le seul moyen d’éviter l’erreur, consiste à pratiquer sur un animal semblable une opération identique, mais sans faire la section ou l’ablation de l’organe.
En langage moderne on se demanderait sans doute : a-t-on vraiment observé un résultat ou un artefact de manipulation ? C. Bernard s’avère en cela visionnaire, car même dans les revues les plus prestigieuses, les comités de lecture ont laissé passer des artefacts présentés comme résultats d’expériences. (par exemple ceux de la « mémoire » de l’eau)
La contre épreuve, elle, n’est « qu’une synthèse qui vérifie une analyse ou une analyse qui contrôle une synthèse », discours assez vague. Sans exemple concret, il faut se contenter de l’affirmation issue du principe de déterminisme, dont Claude Bernard est adepte comme le sont ses contemporains :
S’adressant directement à la cause expérimentale, on supprime la cause admise pour savoir si l’effet persiste.
Actuellement, on dirait qu’il ne faut pas faire varier deux paramètres simultanément, et s’assurer qu’on mesure une valeur physiologique et non un artéfact.
En fin de paragraphe, Claude Bernard annonce qu’il va donner dans la troisième partie, consacrée aux applications de la méthode expérimentale, des exemples concrets utilisant l’expérimentation comparative. Ainsi il tient le lecteur en haleine, et préfère renvoyer certains éclaircissements à la troisième partie de son livre.
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Dans le paragraphe IX, le terme animal disparaît : « De l’emploi du calcul dans l’étude des phénomènes des êtres vivants ; des moyennes et de la statistique. » On pourrait donc exclure ce paragraphe d’une réflexion sur l’expérimentation animale selon Claude Bernard : cependant il semble important de le commenter car c’est un regard critique des résultats expérimentaux sur les animaux, et surtout il innove par l’utilisation de la statistique. Il insiste remarquablement sur l’importance de la quantification correcte :
La mesure des phénomènes est un point fondamental, puisque c’est par la détermination quantitative d’un effet relativement à une cause donnée, que la loi des phénomènes peut être établie.
Il explique comment quantifier à bon escient et suggère de ramener les résultats non pas au kg d’animal, mais au kg de sang. Surtout, il pressent l’importance de l’étude statistique, et les écueils auxquels conduit son mauvais usage :
La première condition pour employer la statistique, c’est que les faits auxquels on l’applique soient exactement observés, afin de pouvoir être ramenés à des unités comparables entre elles […] Je ne comprends pas pourquoi on appelle loi les résultats que l’on peut tirer de la statistique.
Même si l’on peut inclure cette pensée dans le cadre de son adhésion à un déterminisme strict (c'est-à-dire un désir d’explication par lois et causes), elle pourrait être un argument de plus dans l’absolue nécessité de connaissances mathématiques et statistiques solides dans le cursus des études biologiques ou médicales. De nos jours, la méthode des régimes pour influer sur le sexe de son futur enfant, basée sur le sexe-ratio de populations de crapauds, et invalidée suite au manque de rigueur dans le traitement des résultats, sur les crapauds puis sur les bovins, enfin sur les humains, n’aurait pas été tant médiatisée si les journalistes avaient réalisé la faiblesse du travail statistique.
Bien que la science des statistiques ait fait beaucoup de progrès au XXe siècle, le regard statistique sur l’évaluation des résultats n’est pas inné, et est cause d’erreurs d’appréciation sur les effets escomptés, dans le domaine médical (effets de médicaments) mais surtout paramédical. Bien des progrès seraient nécessaires dans une analyse statistique adaptées aux petits échantillons pour évaluer le réel effet de certains médicaments : ainsi certains scandales seraient peut-être évités.
Contrairement à Pasteur, Claude Bernard n’a pas travaillé à partir de séries d’animaux élevés dans son laboratoire, mais il a réfléchi à l’interprétation rigoureuse des observations expérimentales et a su mettre en garde, dans ce texte, contre une interprétation trop hâtive.
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Pour conclure sur ces quelques paragraphes destinés par C. Bernard à convaincre les lecteurs du bien-fondé de l’expérimentation animale en vue d’une médecine de qualité, on voit que l’auteur, qui s’inscrit dans une longue lignée d’utilisateur d’animaux, a insisté sur la voie de la rigueur. Pour la postérité, il reste le découvreur de la fixité du milieu intérieur, dont il est parfois occulté qu’elle résulte de ses expérimentations sur une grande diversité d’animaux.
Ce savant penseur aux idées chrétiennes mais pas philosophe, déterministe convaincu, mais hésitant entre vitalisme et physico-chimisme, entre explication par les lois ou par les causes, a sacrifié, comme ses contemporains, l’éthique animale sur l’autel de la recherche médicale. Il n’est pas sûr qu’il soit au clair entre vision scientifique et vision religieuse du monde animal, mais il est quand même très loin de l’animal-machine de Descartes. À l’issue de l’important paragraphe VII sur le choix des animaux, il cite Buffon :
S’il n’existait pas d’animaux, la nature de l’homme serait encore plus incompréhensible.
C. Bernard a fait le choix de passer outre la souffrance animale, afin de « conserver la santé et guérir les maladies » (citation de la première ligne de son ouvrage). De nos jours, ceux qui réfutent l’utilité de l’expérimentation animale ne mentionnent évidemment jamais Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Divers courants de pensées coexistent actuellement, pas toujours pacifiquement. Comme G. Chapoutier l’affirme en conclusion de son étude épistémologique
(6) sur le livre de C. Bernard : « L’expérimentation animale est contraire au droit de l’animal, mais elle peut trouver un statut moral dérogatoire lorsque les droits de l’homme à la santé et à la vie sont menacés ». Les arguments et le travail de C. Bernard sont ainsi réhabilités à condition d’y ajouter un encadrement juridique et l’utilisation des anesthésiques pour l’animal, ce qui est désormais le cas dans les laboratoires, même si ces dernières conditions demandent à être améliorées.
Août 2012
(1) Santorio (1561-1636), médecin italien.
(2) L’utilisation quotidienne de divers animaux, surtout de chiens va détruire son couple, et l’éloigner de ses deux filles qui, dans la volonté d’expier le travail de leur père, participeront à la fondation du cimetière de chiens d’Asnières en 1899.
(3) On note ici la tendance vitaliste, selon laquelle la vie n’est pas réductible aux phénomènes physico-chimiques, mais pourrait être de la matière animée d'un principe vital (ou force vitale), qui s'ajouterait pour les êtres vivants aux lois de la matière, et qui serait différente d’un être vivant à l’autre. Le vitalisme, encore assez prégnant chez les savants du premier XIXe siècle, a totalement été abandonné par la science depuis.
(4) Constant Duméril (1774-1860), zoologiste français.
(5) Le « Cahier rouge » de Claude Bernard, qui fut la propriété de d’Arsonval, est maintenant celle du Collège de France. Désigné par son auteur lui-même ainsi, en raison de la couleur de sa couverture, il a été renseigné entre 1850 et 1860. Il a été édité sous le titre Claude Bernard, Carnet de notes 1850-1860, éditeur Mirko Dratzen Grmek, Gallimard 1965.
(6) Georges Chapouthier, « L’évolution de l’expérimentation animale : Claude Bernard et la période-clé du XIXe siècle », actes de colloque, cf. rubrique « Pour en savoir plus ».