Figure 1 : Ferdinand Gonseth (1890-1975) (image ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv)
Avec sa Remarque sur l’idée de complémentarité, Ferdinand Gonseth concluait le numéro spécial consacré à la complémentarité de la revue Dialectica qu’il avait fondée avec Gaston Bachelard et Paul Bernays.
Du fait de la contribution de cinq pères fondateurs de la théorie quantique, Einstein, Bohr, Pauli, Heisenberg et de Broglie, tous lauréats du prix Nobel, ce numéro spécial de
Dialectica est particulièrement intéressant pour les historiens et philosophes des sciences qui s’intéressent aux fondements de la physique quantique. Trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ces articles reprenaient les principaux thèmes de la controverse autour des fondements de la physique quantique et surtout ceux de la critique d’Einstein qui s’était exprimée de manière particulièrement nette dans le fameux article « EPR
(1) » (Einstein, Podolsky, Rosen). Trois des articles des cinq prix Nobel évoquent cette critique : l’éditorial de Pauli, qui avait été chargé par la direction de la revue de coordonner l’édition du numéro spécial, celui de Bohr qui précise sa conception de la complémentarité, comme élément central de l’interprétation dite de Copenhague, et sur laquelle il s’appuie pour réfuter la critique d’Einstein, et, bien sûr, celui d’Einstein, dans lequel il précise et affûte sa critique. L’article d’Einstein a été publié, en français, sous le titre
La mécanique quantique et la réalité (2).
Figure 2 : Le prestigieux sommaire du numéro août-nov. 1948 de Dialectica (numérisation par l’auteur)
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L’article d’Einstein est particulièrement intéressant parce qu’il y expose de manière très rigoureuse et très claire le fond de sa critique : la description d’une particule libre (ou d’un système de telles particules) au moyen des fonctions d’ondes de la mécanique quantique, peut-elle, oui ou non, être considérée comme complète ? Si l’on accepte l’hypothèse de l’incomplétude (option Ia), alors il faut
rechercher en physique, à côté de la description incomplète, une description complète de l’état des choses, et en rechercher les lois.
Mais, Einstein affirme alors
que la mécanique quantique, interprétée selon Ib [c’est-à-dire, comme une théorie complète], n’est pas compatible avec le principe énoncé en II.
Ce principe, qu’il appelle le « principe des actions par contiguïté » dont « seule, la théorie des champs a fait une application conséquente » et dont « l’abolition complète rendrait impensable l’existence de systèmes (quasi) fermés, et donc l’établissement de lois empiriquement vérifiables, au sens habituel du terme, » stipule
qu’à un moment donné les choses revendiquent une existence autonome dans la mesure où elles se trouvent dans des parties différentes de l’espace.
Einstein explique ainsi en quoi
la théorie du champ a développé à l’extrême ce principe, dans la mesure même où les choses élémentaires, existant de façon indépendante les unes des autres, sur lesquelles elle se fonde, ainsi que les lois élémentaires qu’elle postule sur celles-ci, y sont localisées à l’intérieur d’éléments spatiaux (à quatre dimensions) infiniment petits.
Il est intéressant de noter que la théorie quantique des champs postule explicitement ce principe des actions par contiguïté qui est aussi appelé principe de
localité ou principe de
décomposition en amas (3).
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Dans son article, intitulé « Causality and Complementarity », Bohr revient sur l’argumentation fondée sur la complémentarité en faveur de l’interprétation, dite de Copenhague, de la théorie quantique. Il le fait à partir de sa réponse à la critique soulevée par Einstein au travers de l’article EPR (qu’il résume d’ailleurs de façon remarquablement claire). À propos de la complétude, Bohr affirme
qu’il est essentiel de noter que, dans toute application bien définie de la mécanique quantique, il est nécessaire de spécifier la totalité de l’arrangement expérimental et que, en particulier, la possibilité de disposer des paramètres qui permettent de poser un problème relevant de la mécanique quantique ne fait que correspondre à notre liberté de construire et de faire fonctionner un certain dispositif expérimental, ce qui en retour, traduit la liberté de choisir entre les différents types de phénomènes complémentaires que nous choisissons d’étudier.
Il en profite, un peu plus loin, pour préciser le sens qu’il convient, selon lui, de donner au mot phénomène :
Comme une façon plus appropriée de s’exprimer, il est possible de plaider fortement en faveur de la limitation de l’usage du mot phénomène pour se référer exclusivement à des observations obtenues dans des circonstances spécifiées incluant la prise en compte de la totalité des conditions expérimentales.
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En gardien de l’orthodoxie de l’interprétation de Copenhague, Pauli reprend à son compte, dans son éditorial, l’argumentation de Bohr à laquelle il renvoie le lecteur de la revue. Comme le montre la lettre qu’il lui a adressée, à propos de la publication de son article dans la revue
Dialectica, Einstein n’a pas été convaincu par cette argumentation, à laquelle il reproche le choix de l’option Ia, celle de l’incomplétude
(4). Dans la suite de son éditorial, Pauli évoque brièvement les autres contributions, et, à la fin de son texte, il apporte à la philosophie de Ferdinand Gonseth une caution scientifique tout à fait remarquable en attirant l’attention du lecteur sur son
intéressante tentative de formuler l’idée de complémentarité de manière si générale qu’aucune référence explicite n’est plus faite à la physique proprement dite. Ceci, bien entendu, n’est possible qu’au travers d’un langage auquel les physiciens ne sont pas accoutumés, avec des expressions telles qu’horizon de réalité, horizon profond et horizon apparent, ou événements d’un certain horizon. Le mot phénomène, cependant, est utilisé dans cet article strictement dans le sens, mentionné ci-dessus, que lui a donné Bohr. À l’horizon profond de Gonseth appartiennent les objets symboliques auxquels des attributs conventionnels ne peuvent être assignés de manière non ambiguë, tandis que les traces de Gonseth sont identiques aux phénomènes dans notre sens. Je souhaite à nouveau souligner ici que le libre choix de l’observateur peut produire l’une ou l’autre de deux traces et que chaque phénomène ou trace est accompagné par un changement imprédictible et irréversible dans l’horizon profond.
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Pourquoi Gonseth a-t-il disparu de Dialectica ?
La revue Dialectica existe toujours. Elle est devenue « l’organe officiel de l’ESAP (European Society of Analytical Philosophy) dont le but est de former une collaboration entre les philosophes analytiques européens. » Peut-être est-ce la raison pour laquelle toute référence à Ferdinand Gonseth a disparu dans la page d’accueil, et que son nom ne figure pas dans la liste des auteurs prestigieux qui y ont contribué – alors qu’il y a écrit plus de cinquante articles…
Figure 3 : Une couverture récente de la revue.
Ferdinand Gonseth a lancé l’édition du numéro de Dialectica sur la complémentarité et écrit son article alors qu’il était en train de travailler sur son ouvrage majeur La Géométrie et le problème de l’espace, dont la rédaction et la publication en six fascicules lui ont pris dix années (de 1945 à 1955).
C’est dans cet ouvrage que les concepts d’horizon de connaissance et d’horizon de réalité apparaissent comme des éléments centraux de sa philosophie des sciences :
Les résultats précédents ont une valeur qui dépasse le cadre de la géométrie. Ils concernent l’ensemble de la connaissance, nous voulons dire l’état dans lequel toute connaissance se présente à nous, à un instant déterminé : rien ne nous autorise à penser que notre connaissance, même à ses dernières frontières, soit davantage qu’un horizon de connaissance ; que les dernières « réalités » que nous ayons conçues soient davantage qu’un horizon de réalité
(5).
Figure 4 : Le premier fascicule de l’ouvrage de Gonseth. Les titres des six fascicules sont : 1. La doctrine préalable (1945) ; 2. Les trois aspects de la géométrie (1946) ; 3. L'édification axiomatique (1947) ; 4. La synthèse dialectique (1949) ; 5. Les géométries non euclidiennes (1952) ; 6. Le problème de l'espace (1955).
Dans sa « Remarque sur l’idée de complémentarité », Ferdinand Gonseth approfondit sa réflexion à propos de l’horizon en en introduisant deux nouvelles caractérisations liées au mouvement de la connaissance : l’horizon apparent A, et l’horizon profond P, dont il résume, « en un mot », la relation :
un événement de l’horizon profond n’est connu expérimentalement que par ses traces phénoménales dans l’horizon apparent [souligné par l’auteur].
C’est par rapport à ces caractérisations qu’il aborde la question des rapports classique/quantique dans lesquels est à l’œuvre la dialectique de la complémentarité. Il montre que l’horizon de la physique classique est une « extension homogène accompagnée d’un certain achèvement théorique » de ce qu’il appelle l’horizon naturel de connaissance ou monde propre de l’homme (seine Eigenwelt) dont relève essentiellement l’intuition. Les notions de la physique classique telles que celles de force ou de potentiel qui n’appartiennent pas naturellement à notre monde propre peuvent y être
intégrées par une construction intellectuelle, sans que les éléments originairement constitutifs aient à subir un remaniement ou une révision.
L’horizon classique peut alors jouer le rôle d’horizon apparent par rapport à l’horizon quantique qui en sera l’horizon profond.
Figure 5 : Un événement à l’horizon (image © extraite du site gicotan.fr de l’auteur)
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Il est inutile de paraphraser l’argumentation extrêmement claire de Ferdinand Gonseth qui lui permet d’interpréter en termes non techniques la complémentarité. Il convient toutefois de faire apprécier les éclaircissements d’ordre philosophique qu’elle apporte aujourd’hui encore à la compréhension des fondements de la physique quantique.
C’est avec une extrême prudence, caractérisée par un certain minimalisme philosophique, qu’a été entrepris le travail théorique qui a abouti dans les années 1920 à ce que l’on appelle l’interprétation de Copenhague : il s’agissait essentiellement, quitte à être taxé de positivisme, d’établir un mode d’emploi, strictement limité à la description d’expériences réalisées ou réalisables en laboratoire, d’un appareil formel qui déconcertait par sa nouveauté. Depuis, appuyée sur cette interprétation, la physique quantique n'a jamais été mise en défaut en quatre-vingt ans de confrontation avec l'expérience.
L’élucidation complète du paradoxe EPR, qui, dans l’article original était formulé à propos d’une pure expérience de pensée, a pris plusieurs années. Elle a nécessité de nombreuses avancées d’ordre expérimental et d’ordre théorique. Une première avancée a été réalisée par David Bohm qui a imaginé des expériences possibles, plus réalistes que celle évoquée dans l’article EPR, dans lesquelles les observables non commutatives de position et de moment sont remplacées par des composantes de spins sur des axes différents, dont on sait, en mécanique quantique, qu’elles sont représentées par des opérateurs qui ne commutent pas.
Au plan théorique, c’est John Bell qui, en 1964, a établi des inégalités
(6), que devraient satisfaire les résultats des expériences imaginées par Bohm, dans l’hypothèse où la mécanique quantique serait incomplète et où il faudrait donc la compléter avec des
variables cachées et dans l’hypothèse de la localité (à savoir l’absence, conformément au principe des actions par contiguïté d’Einstein, de connexion instantanée entre systèmes spatialement séparés). Ces inégalités permettaient donc de soumettre l’argumentaire d’Einstein à un test quantitatif précis : ou bien elles seraient satisfaites, et alors Einstein aurait raison de taxer la physique quantique d’incomplétude, ou bien elles seraient violées, et alors au moins une des deux hypothèses de Bell (variables cachées ou localité) serait en défaut. C’est en 1982 que se produit l’avancée décisive sur le plan expérimental : Alain Aspect
(7) et ses collaborateurs réussissent la prouesse de réaliser une authentique expérience EPRB (B pour Bohm) ; ils trouvent, et ceci est confirmé par de nombreuses autres expériences réalisées depuis, une nette violation des inégalités de Bell, confirmant donc les prédictions de la théorie quantique.
Figure 6 : Photographies d’époque(1982) du matériel de l’expérience d’Aspect à Orsay, notamment de la source laser de photons intriqués (© photo extraite p. 61 de Einstein aujourd’hui, Alain Aspect et al., EDP Sciences et CNRS Éditions, 2005).
Mais cette interprétation est limitée aux règles d'utilisation du formalisme quantique dans les expériences faites en laboratoire. Elle semble faire jouer à la physique classique un rôle nécessaire au fondement même de la physique quantique
(8) : elle semble impliquer l’existence d’observateurs appartenant à un « monde classique » séparé du « monde quantique » auquel appartient le système à l’étude. Cette interprétation exclurait donc la cosmologie du champ d’application de la physique quantique.
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L’interprétation moderne de la physique quantique, développée, entre autres, par Gell-Mann et Hartle
(9), permet de lever cette difficulté à l’aide du concept d’
histoires décohérentes.
La décohérence en physique quantique
Selon l’interprétation moderne de la physique quantique, l'objet de la physique quantique est d'évaluer les probabilités de certaines séquences d'événements, appelées histoires concernant un système physique quasi-isolé. Ces probabilités sont évaluées à partir d'une intégrale de chemins portant sur toutes les histoires envisageables impliquant le système considéré ainsi que le reste de l'univers. Pour que l'on puisse attribuer des probabilités aux séquences d'événements considérées, il faut que l'intégrale de chemins soit faite avec un grain suffisamment grossier pour que l'intégration sur toutes les histoires et variables auxquelles on ne s'intéresse pas détruise, avec une précision suffisante, les interférences qui ruineraient les axiomes de la théorie classique des probabilités (comme par exemple l’attribution de probabilités additives à des événements indépendants). Dans l’article de 2006 de Gell-Mann et Hartle, on trouve de nombreuses références relatives à cette interprétation, et en particulier celle du très beau livre de Gell-Mann destiné à un large public, Le Quark et le Jaguar, Voyage au cœur du simple et du complexe (1998).
Figure 7 : Murray Gell-Mann, physicien américain, né en 1929, prix Nobel de physique en 1969 (WikiCommons).
Dans cet article, les auteurs proposent de remplacer l’idée d’un « monde classique », séparé du monde quantique par ce qu’ils appellent un « monde quasi-classique » (quasiclassical realm) limité, non par une frontière mais par un horizon, exactement ce que Gonseth appelle l’horizon apparent ! Ce monde quasi-classique n’a pas à être « postulé , il est plutôt expliqué comme un aspect émergent de l’univers quantique », qui ne serait autre que l’horizon profond ! Il n’y aurait donc, selon la philosophie ouverte de Ferdinand Gonseth, aucun conflit entre l’interprétation de Copenhague et cette nouvelle interprétation : l’interprétation « standard », celle de Copenhague, n’est pas invalidée par l’interprétation en termes d’histoires décohérentes, elle est dépassée et englobée dans un cadre plus général, pouvant s’appliquer à la cosmologie.
Avril 2013
(1) A. Einstein, B. Podolsky et N. Rosen, Physical Review, vol. XLVII, 1935, p. 777-780. Voir sur BibNum une analyse par F. Laloë (septembre 2010) de cet article.
(2) Albert Einstein, Œuvres choisies, rassemblées et présentées par François Balibar, Olivier Darrigol et Bruno Jech, Tome I, Quanta, pp. 245-249. Éditions du Seuil et du CNRS, Paris 1989
(3) “It is one of fundamental principles of physics (indeed of all sciences) that experiments that are sufficiently separated in space have unrelated results. The probabilities for various collisions measured at Fermilab should not depend on what sort of experiments are being done at CERN at the same time. If this principle were not valid, then we could never make any prediction about any experiment without knowing everything about the universe.” Steven Weinberg, The Quantum Theory of Fields Vol I p. 177, Combridge University Press, 1995.
(4) Albert Einstein, lettre à Pauli du 2 mai 1948, œuvres choisies, tome I, op. cit. p. 249.
(5) Ferdinand Gonseth, La Géométrie et le problème de l’espace, pp. IV-46 (310) Éditions du Griffon, Neuchâtel (1949). Sur le site de l’Association Ferdinand Gonseth, on trouvera un très intéressant dossier, constitué à partir d’extraits de La géométrie et le problème de l’espace intitulé Un regard sur l’horizon de réalité.
(6) John S. Bell, “On the Einstein-Podolsky-Rosen paradox”, Physics 1, 195, 1964.
(7) A. Aspect, P. Grangier et G. Roger, Phys. Rev. Letters, 49,91, 1982.
(8) L. L. Landau, E. Lifchitz, « D'ordinaire, une théorie plus générale peut être formulée de manière logiquement fermée indépendamment d'une théorie moins générale qui en est un cas limite. Ainsi, la mécanique relativiste peut être érigée sur ses principes fondamentaux sans faire appel à la mécanique newtonienne. Quant à la formulation des principes fondamentaux de la mécanique quantique, elle est foncièrement impossible sans l'intervention de la mécanique classique » Mécanique quantique p. 11, Traduction française, Éditions Mir, 1974.
(9) Murray Gell-Mann et James B. Hartle, Quasiclassical Coarse Graining and Thermodynamic Entropy ArXiv:quant-ph/0609190 (2006). Voir aussi Roland Omnès, Philosophie de la science contemporaine, Folio essais 256, Gallimard, 1994.