Figure 1 : Buste d’Antoine Destutt de Tracy (1754-1836) par le sculpteur David d’Angers (ca. 1837, musée des Beaux-Arts d’Angers, WikiCommons auteur Selbymay)
Le Mémoire sur la faculté de penser
Le 2 floréal an IV (c’est-à-dire le 20 juin 1796), Destutt de Tracy lit, devant la classe des « Sciences morales et politiques » de l’Institut national de France, un « Mémoire sur la faculté de penser ».
Nous avons utilisé pour notre analyse deux passages de ce texte : l’introduction générale d’une part, de l’autre, le premier chapitre de la deuxième partie, où Destutt de Tracy propose d’intituler cette nouvelle philosophie, qui est en même temps une « science » de l’homme et aussi de la société, Idéologie.
On assiste là à la naissance d’un nouveau mot, mot qui, au cours des temps, et très rapidement d’ailleurs, prendra un sens différent de celui que lui confère ici son inventeur. Il passera du positif au négatif.
Le « Mémoire sur la faculté de penser » s’inscrit très exactement dans toute une réorganisation institutionnelle de l’instruction publique en France. Réorganisation suscitée par la Révolution, censée donc en poursuivre l’œuvre sur un plan intellectuel (et non plus en actes) et aussi, par conséquent, l’achever. C’est ce lien étroit avec les événements politiques et les institutions qui en sont issues, qui donne toute sa valeur au projet de Destutt de Tracy. De plus, l’auteur lui-même est en quelque sorte un personnage exemplaire de ce point de vue.
Aussi n’est-il pas inutile de présenter brièvement notre auteur et une esquisse de l’Institut national, créé par la Convention, par la loi du 3 brumaire an 4, autrement dit, le 25 octobre 1785.
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Destutt de Tracy (1754-1836), descendant des quatre frères de Stutt, venus d’Écosse en France, lors de la guerre de Cent Ans, embrasse à son tour la carrière militaire. Mais on peut penser que l’esprit philosophique le fascine déjà car, se rendant à son régiment de Strasbourg, il fait le pèlerinage à Ferney, pour y saluer celui qui incarne le XVIIIe siècle, Voltaire.
Député de la noblesse du Bourbonnais lors des États généraux de mai 1789, il opte pour les idées de la Révolution et les défend explicitement contre les attaques du philosophe irlandais Edmund Burke (1729-1797), dans une « Lettre » publique (1790). On y lit notamment un éloge de L’
Esprit des lois de Montesquieu, dont écrit-il : « Il ne reste plus à mes chers Français, que de mettre de si sages lois sous la sauvegarde des mœurs, par l’institution d’une bonne éducation publique […]
(1) ».
Indéniablement, c’est à cette tâche que Destutt de Tracy destine son œuvre, dont le « Mémoire » est le premier jalon.
C’est à la Révolution aussi, mais à son côté sombre, que Destutt de Tracy doit sa formation de philosophe. Emprisonné comme aristocrate et promis à la guillotine —il n’y échappe que de justesse et par la mort de Robespierre —, ne voulant pas perdre son temps, il se met à étudier l’œuvre du philosophe qui sera son guide, Condillac. Ainsi nous pouvons lire dans l’introduction du « Mémoire » :
Condillac […] dans son admirable Traité des sensations […]
(2) a exposé un grand nombre des effets de la sensation dans l’entendement, avec une analyse si exacte et si claire, qu’il ne reste plus aucun louche sur l’origine de nos idées. Cet ouvrage me paraît, sous ce rapport, d’une perfection qui ne laisse rien à désirer, et on peut dire que la statue de Condillac apprend complètement aux hommes comment ils sont modifiés intérieurement par leurs sensations. Voilà donc un premier point bien éclairci. Mais puisque nos sensations et toutes nos idées qui en résultent ne sont, comme l’a démontré Condillac, que des modifications intérieures de notre être, puisqu’en elles-mêmes elles n’ont rien qui nous indique d’où elles nous viennent, comment apprenons-nous à les rapporter aux êtres qui en sont les causes occasionnelles ? Comment acquérons-nous la connaissance de ces êtres ? Voilà un second fait à expliquer. C’est la question que je me propose de traiter, parce que je ne la crois pas encore résolue, et parce que sa solution est nécessaire pour compléter l’analyse de l’entendement. Je me flatte d’éclaircir ce point important.
Figure 2 : Étienne Bonnot de Condillac, abbé de Mureau, philosophe français (1715-1780).
Ainsi, le « Mémoire sur la faculté de penser », tout en partant de la philosophie de Condillac et en particulier du Traité des sensations, poursuit-il l’enquête de leur transformation en idées, mais en les reliant aux objets divers et variés, qui les ont suscitées, et en sont par conséquent « les causes occasionnelles ».
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Tournons-nous maintenant vers l’auditoire auquel Destutt de Tracy s’adresse, c’est-à-dire la seconde classe de l’Institut.
L’Institut national des sciences et des arts
(3), comme les écoles centrales dont il sera question plus loin, date de la loi du 3 brumaire an IV, organisant l’instruction publique de la République (Daunou en est le rapporteur). Il remplace les anciennes académies royales et il est destiné : « 1° à perfectionner les sciences et les arts par des recherches non interrompues, par la publication des découvertes, par la correspondance avec les sociétés savantes et étrangères ; 2° à suivre, conformément aux lois et arrêtés du Directoire exécutif, les travaux scientifiques et littéraires qui auront pour objet l’utilité générale et la gloire de la République. »
Pour remplir pleinement cet objectif, l’Institut est divisé en trois classes, comprenant plusieurs sections. La première classe est celle des « Sciences physiques et mathématiques » et elle comprend dix sections, allant des mathématiques à « l’économie rurale et vétérinaire ». La troisième classe, de « Littérature et beaux-arts », comprend huit sections dont la première est celle de « grammaire ».
C’est précisément là le regret qu’exprime Destutt de Tracy, dans le premier chapitre de la deuxième partie du « Mémoire sur la faculté de penser » :
Une preuve que vous voulez examiner ces mêmes facultés sous tous les aspects, c’est que vous avez composé votre première section d’analystes et de physiologistes. Il est vrai que vous devez bien regretter de ne pas voir auprès d’eux les grammairiens : car la formation des idées tient de bien près à celle des mots, comme nous le verrons dans la suite.
Et en effet, la deuxième classe, celle des « Sciences morales et politiques », divisée en six sections, dont la première est celle de « l’Analyse des sensations et des idées », comprend un médecin physiologiste : Cabanis (1757-1808). Celui-ci y lit également, la même année, un long mémoire portant sur « Les rapports du physique et du moral de l’homme », où il dit notamment ceci :
Par la réunion de tous les talents et de tous les travaux, l’Institut peut être considéré comme une véritable encyclopédie vivante ; et, secondé par l’influence du gouvernement républicain, sans doute il peut devenir facilement un foyer immortel de lumière et de liberté
(4).
Figure 3 : Pierre-Jean-Georges Cabanis (1757-1808), médecin, physiologiste et philosophe.
Le mot Idéologie
La science qui nous occupe est si neuve, qu’elle n’a point encore de nom. C’est sans doute à son avancement qu’est spécialement consacrée la première section de cette classe ; et cette section est appelée section de l’analyse des sensations et des idées. Mais cette périphrase n’est point un nom ; et de plus, elle désigne le travail auquel il faut se livrer, et non pas la science qui doit résulter de ce travail […] car toute science est le produit de l’analyse d’un sujet, et non pas cette analyse elle-même. Le produit de l’analyse des sensations et des idées n’est donc pas nommé.
Au cours de l’hiver 1795 a eu lieu à Paris une expérience pédagogique qui, malgré son caractère éphémère, est suffisamment originale pour qu’on en ressente les effets, jusques et y compris de nos jours. Il s’agit de « l’École normale de l’an III », organisée par Lakanal, rapporteur du projet.
Les cours de cette « École » ne s’adressent pas à de jeunes élèves, par définition ignorants, mais à des adultes instruits. Et l’objectif n’est pas de leur enseigner une matière donnée, mais une méthode, la bonne méthode, pour l’enseigner. Aussi lit-on dans le rapport de Lakanal :
Dans ces écoles, ce n’est donc pas les sciences qu’on enseignera, mais l’art de les enseigner ; au sortir de ces écoles, les disciples ne devront pas seulement être des hommes instruits, mais des hommes capables d’instruire
(5).
Ont participé à cette entreprise des hommes prestigieux, tels que Lagrange, Laplace et Monge pour les mathématiques, Berthollet pour la chimie ou encore Volney pour l’histoire. C’est Bernardin de Saint-Pierre qui est nommé à la chaire de morale et, heureux hasard, sa statue fait face à l’amphithéâtre du Jardin des Plantes, où se sont déroulés ces cours.
Celui qui est chargé du cours de philosophie est Garat, et voici comment il justifie le titre qu’il lui a donné : « Analyse de l’entendement »
J’ai adopté la dénomination de Locke, qui a intitulé son livre : Essai sur l’entendement humain. Il est vrai que ces mots Essai sur l’entendement et analyse de l’entendement, forment une phrase, plutôt qu’un nom simple d’une chose ; ils indiquent un travail sur un objet, plutôt que cet objet même. Ce n’est point là une dénomination, mais ces mots font entendre clairement et assez brièvement ce qu’on se propose : c’est l’essentiel
(6).
Garat : un idéologue avant l’Idéologie
Figure 4 : Dominique-Joseph Garat (1749-1833), philosophe et homme politique - peint par Dryander (tableau au château de Vizille, Isère ; photo WikiCommons, auteur Rama).
Garat, publiciste avant la Révolution – il est rédacteur au Mercure de France –, devient député de son Pays basque natal. Il est ministre de la Justice puis de l’Intérieur d’octobre 1792 à août 1793 – il notifie à Louis XVI sa sentence de mort en janvier 1793. Après Thermidor (juillet 1794), il donne des cours d’analyse de l’entendement à l’École normale. Le Directoire le nomme en 1795 membre de l’Institut (IIIe classe puis IIe classe). Bonaparte le nomme sénateur puis comte d’Empire. Radié de l’Institut dès la Restauration, il réintègre l’Académie des sciences morales et politiques avec Louis-Philippe, en 1830.
Auparavant, Garat refuse, avec les mêmes arguments que Destutt de Tracy, les mots « métaphysique » et « psychologie ». Mais, nous venons de le lire, il accepte la périphrase que Destutt de Tracy quant à lui, refuse avec vigueur. Et Destutt de conclure :
Je préfèrerais donc de beaucoup que l’on adoptât le nom d’idéologie, ou science des idées.
Voici quels sont les avantages qu’a, selon son inventeur, ce néologisme :
Il est très sage, car il ne suppose rien de ce qui est douteux ou inconnu ; il ne rappelle à l’esprit aucune idée de cause. Son sens est très clair pour tout le monde, si l’on ne considère que celui du mot français idée ; car chacun sait ce qu’il entend par une idée, quoique peu de gens sachent bien ce que c’est. Il est rigoureusement exact dans cette hypothèse ; car idéologie est la traduction littérale de science des idées. […] Ce mot a encore un avantage : c’est qu’en donnant le nom idéologie à la science qui résulte de l’analyse des sensations, vous indiquez en même temps le but et le moyen ; et si votre doctrine se trouve différer de celle de quelques autres philosophes qui cultivent la même science, la raison en est donnée d’avance : c’est que vous ne cherchez la connaissance de l’homme que dans l’analyse de ses facultés ; vous consentez d’ignorer tout ce qu’elle ne découvre pas.
On le voit, le mot idéologie que Destutt de Tracy invente, a toutes sortes de qualités. Par exemple, il évite le mot « pensée » dont Destutt de Tracy a fait la critique, quelques lignes plus haut dans ce même chapitre :
Le mot pensée est mal fait, ainsi que la plupart des mots dont nous nous servons ; il vient du mot peser, comparer : or comparer, c’est percevoir un rapport. Mais un rapport n’est qu’une des différentes perceptions dont nous sommes susceptibles, et ce n’est pas la première. Percevoir des sensations, des souvenirs, des désirs, sont aussi des effets de notre faculté de penser : j’aimerais donc mieux qu’on la nommât du nom plus général perceptivité, ou faculté de percevoir ; cependant je n’oserai pas rejeter le mot pensée. Il faut avoir une grande autorité pour changer les mots d’une science.
Mais il y a plus.
Si Destutt de Tracy refuse la périphrase de Garat – « Analyse de l’entendement » –, c’est que, contrairement au cours professé par ce dernier à l’École normale, son objectif est plus ample. Il ne se limite pas à l’étude de l’entendement, il en prend en considération « les effets ». Et ceux-ci s’étendent bien au-delà de la simple « pensée », qui n’en est que le point de départ :
[…] Personne ne niera sans doute que la connaissance de la génération de nos idées est la fondement de l’art de communiquer ces idées, la grammaire ; celui de combiner ces mêmes idées et d’en faire jaillir des vérité nouvelles, la logique ; de celui d’enseigner et de répandre les vérités acquises, l’instruction ; de celui de former les habitudes des hommes, l’éducation ; de l’art le plus important encore d’apprécier et de régler nos désirs, la morale ; et enfin du plus grand des arts, au succès duquel doivent coopérer tous les autres, celui de régler la société de façon que l’homme y trouve le plus de secours et la moins de gêne possible de la part de ses semblables.
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Voilà pourquoi, sans attendre, Destutt de Tracy se met au travail et réalise ce programme, dont le « Mémoire » lu à l’Institut, esquissait le plan.
Il commence par écrire une sorte de manuel pédagogique, en trois volumes
(7), destinés « à l’usage des écoles centrales ». L’École normale de l’an III préparait, en principe, les professeurs pour ces écoles, conçues pour remplacer les anciens collèges de jésuites.
Le premier volume, qui paraît en 1801, contient les Éléments d’idéologie ou encore Idéologie proprement dite. L’édition suivante de ce même livre, alors qu’au grand regret de l’auteur, les écoles centrales ont été supprimées – ou plus exactement remplacées par les lycées napoléoniens –, est complétée par un « Extrait raisonné », c’est-à-dire un résumé du livre. Et la première phrase de cet extrait est : « L’idéologie est une partie de la zoologie ».
Cette affirmation de nos jours fort étonnante est importante, car Destutt de Tracy insiste bien sur le fait que son travail est incomplet, tant qu’il n’est pas étroitement relié à celui de son collègue et ami, Cabanis. C’est que lui-même étudie comment les sensations et les idées se rapportent aux objets extérieurs et comment cette connaissance permet de les délimiter. Par simple symétrie, on acquiert ainsi les limites du corps ou la connaissance du moi.
Mais tout cela n’apprend rien sur ce qui se passe à l’intérieur du corps, dans ce qu’on nomme à l’époque, « le sensorium ». Or, puisque, on l’a vu, la connaissance de l’entendement est physique, il est impossible de faire l’économie de cet aspect matériel de la pensée, pour en comprendre la nature. Ainsi, l’Idéologie, tout en étant une philosophie est aussi une « science ».
Le deuxième volume est une Grammaire et le troisième, dédié à Cabanis, est la Logique.
Mais, plus tard, en 1817 (retard dû à toutes sortes de tribulations éditoriales), Destutt de Tracy publie un
Traité de la volonté et de ses effets (8) qui est, à la fois, un traité de morale et d’économie politique. Il ne s’agit pas là d’un ouvrage pédagogique. Au contraire il s’adresse aux hommes d’action et s’il a eu peu de retentissement en France, où la restauration de la monarchie l’a privé de son utilité, il en a eu aux États-Unis.
Car Destutt de Tracy a eu une correspondance suivie avec le troisième président d’Amérique, Thomas Jefferson, dont il avait fait la connaissance alors que ce dernier était ambassadeur en France, de 1785 à 1789. Et c’est en s’inspirant des écrits de Destutt de Tracy que Jefferson organisera l’université de Virginie.
Figure 5 : Thomas Jefferson (1743-1826), philosophe et troisième président des États-Unis (de 1801 à 1809) (ici représenté sur le billet de 2$)
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Ainsi, on le voit, Destutt de Tracy a rempli complètement le programme qu’il s’était fixé. Ce qui n’empêche pas que sa place dans l’histoire de la philosophie, ou même celle des idées, est plus que réduite. Est-ce parce que cette œuvre, à la fois philosophie et science, est difficile à classer ? Ou bien est-ce – et ce n’est pas incompatible –, parce que, comme le suggère Pierre Macherey, l’Idéologie, dès son origine, « anticipait sur son actuelle signification » ?
En 1970, paraît dans le numéro 151 de
La Pensée, un article de Louis Althusser, intitulé : « Idéologie et appareils idéologiques d’État
(9) » On y lit notamment ceci :
On sait que l’expression : idéologie, a été forgée par Cabanis, Destutt de Tracy et leurs amis, qui lui assignaient pour objet la théorie (génétique) des idées. Lorsque, 50 ans plus tard, Marx reprend le terme, il lui donne un tout autre sens. L’idéologie est alors le système des idées, des représentations qui dominent l’esprit d’un homme ou d’un groupe social. La lutte idéologico-politique menée par Marx dès ses articles de la Gazette rhénane devait rapidement le confronter à cette réalité, et l’obliger à approfondir ses premières intuitions.
C’est un fait que la lecture du
Traité de la volonté et de ses effets, a conduit Marx et Engels à écrire ceci dans l’
Idéologie allemande (10) :
M. Destutt de Tracy s’emploie à démontrer que propriété, individualité et personnalité sont identiques, que dans le moi il y a aussi le mien, et il voit [y] un fondement naturel de la propriété privée.
Et un peu plus loin, on lit :
Quand le bourgeois borné dit aux communistes : en supprimant la propriété, c’est-à-dire mon existence en tant que capitaliste, propriétaire foncier, industriel, et votre existence en tant qu’ouvriers, vous abolissez mon individualité et la vôtre ; en m’empêchant de vous exploiter, vous m’empêchez d’exister en tant qu’individu […], il faut au moins reconnaître la franchise et l’impudence de ces déclarations. Pour le bourgeois, c’est bien ainsi : il croit n’être un individu que dans la mesure où il est un bourgeois.
On le sait : toute l’œuvre de Marx est une lutte contre le capitalisme et, bien entendu, la bourgeoisie. Or, la situation de Destutt de Tracy est toute différente et même opposée. Il s’agit de mettre fin à l’Ancien Régime et, par conséquent, d’instaurer une société bourgeoise stable et heureuse. Ainsi on peut dire que l’Idéologie, dès son origine, avait ce même sens, mais que notre conception de cette forme de société a manifestement changé.
C’est peut-être la raison pour laquelle, un peut plus loin dans son article, Althusser affirme : « L’idéologie n’a pas d’histoire ». Et il écrit :
Il faudra de toute évidence s’engager dans une théorie des idéologies […] On verra alors qu’une théorie des idéologies repose en dernier ressort sur l’histoire des formations sociales, donc des modes de production combinés dans les formations sociales, et des luttes de classes qui s’y développent. En ce sens, il est clair qu’il ne peut être question d’une théorie des idéologies en général, puisque les idéologies […] ont une histoire, dont la détermination en dernière instance se trouve évidemment située hors des seules idéologies, tout en les concernant. En revanche, si je puis avancer le projet d’une théorie de l’idéologie en général, et si cette théorie est bien un des éléments dont dépendent les théories des idéologies, cela implique une proposition d’apparence paradoxale, que j’énoncerai dans les termes suivants : l’idéologie n’a pas d’histoire.
Arrêtons-nous là dans ces subtilités philosophiques, car elles dépassent largement notre propos. Mais une chose est sûre : ce mot que Destutt de Tracy a inventé, et qui lui semblait si simple et dénué d’ambiguïtés, est en fait un sujet de réflexion dont on est loin d’être sorti aujourd’hui.
Avril 2013
(1) Destutt de Tracy, « M. de Tracy à M. Burke », in Philosophie, France, XIXe siècle, Paris, LGF, 1994.
(2) Condillac, Traité des sensations (1754), Paris, « Corpus », Fayard, 1984.
(3) Bacsko, B. Une Éducation pour la démocratie, Textes et Projets de l’époque révolutionnaire, Paris, Garnier, 1982.
(4) Cabanis, P.-J.-G., Rapports du physique et du moral de l’homme, Paris – Genève, Slatkine, 1980.
(5) op.cit., p. 471.
(6) Centenaire de l’École normale de l’an III, Paris, Hachette, 1895 (cité par Pierre Macherey, « L’Idéologie avant l’idéologie », in L’Institution de la raison, Paris, Vrin/EHESS, 1992, p. 41-49.
(7) Éléments d’Idéologie, première partie, Idéologie proprement dite (réimpression de la troisième édition de 1817), Paris, Vrin, 1970 ; Éléments d’Idéologie, seconde partie, Grammaire, (réimpression de la seconde édition de 1817), Paris, Vrin, 1970. Il n’y a aucune édition récente de la Logique.
(8) Traité de la volonté et de ses effets, Corpus, Paris, Fayard, 1994.
(9) Althusser, L. « Idéologie et appareils idéologiques d’État » (Notes pour une recherche), Paris, Ed. Sociales, 1976, p.81-137 (La Pensée, n°151, juin 1970).
(10) Marx, K., Engels, F., L’idéologie allemande, Ed. Sociales, Paris, 1976, p. 224.