Des écoles publiques

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Catherine II
Des écoles publiques
Auteur : Denis Diderot (1713-1784) - Philosophe et encyclopédiste français
Auteur de l'analyse : Liliane Maury - Chargée de recherches honoraire au CNRS
Publication :

« Des écoles publiques », in Diderot et Catherine II, édition par M. Tourneux de manuscrits de Diderot en lien avec son voyage en Russie (1773-1774), Calmann-Lévy, 1889, p. 363-382.

Année de publication :

1774

Nombre de Pages :
20
Résumé :

Diderot prodigue à Catherine II, pendant son séjour en Russie, quelques leçons, dont celle-ci, portant sur la nécessité d’une éducation pour tous [publié dans le cadre des http://www.archivesdefrance.culture.gouv.fr/action-culturelle/celebratio... Commémorations nationales 2013 – Diderot].

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
juin 2013

« Il serait aussi cruel qu’absurde de condamner à l’ignorance les conditions subalternes de la société. Dans toutes, il est des connaissances dont on ne saurait être privé sans conséquence. Le nombre des chaumières et des autres édifices particuliers étant à celui des palais dans le rapport de dix mille à un, il y a dix mille à parier contre un que le génie, les talents et la vertu sortirons plutôt d’une chaumière que d’un palais. » : c’est en ces termes que Diderot défend auprès de Catherine II la nécessité d’une éducation pour tous. Il diffère ainsi des visions qu’avaient Helvétius ou Rousseau. Selon ce dernier, l’éducation est négative – il s’agit de défaire tout le mal que la société a produit et de retourner, autant que faire se peut, vers un état proche de celui de la nature.

 

 

“It would be as cruel as it is absurd to condemn the subaltern ranks of society to ignorance. Such ranks contain knowledge of which society cannot be deprived without suffering the consequences. As the number of thatched cottages and other private dwellings compared to that of palaces is of a ratio of ten thousand to one, it is ten thousand times more likely that genius, talents and virtue will emerge from a cottage than from a palace.” It is in these terms that Diderot defends universal education to Catherine the Great, thereby differentiating himself from the visions of Helvétius and Rousseau. According to the latter, education is negative – it is a process of undoing all the evils that society has produced and of returning, as far as is possible, to a state close to that of nature.

 


 

Liliane Maury est docteur en psychologie (HDR 1990). Elle a fait sa carrière au Centre d'étude des processus cognitifs et du langage (équipe associée au CNRS et à l'École pratique des Hautes Études), puis dans la section des Sciences humaines et sociales du CNRS (section 35).

 

 

Liliane Maury holds a PhD in psychology (and received the habilitation to supervise research in 1990). She worked for most of her career at the Centre for the Study of Cognitive Processes and Language (affiliated to the CNRS and the École pratique des Hautes Études), and then at the humanities and social sciences section of the CNRS (section 35).

 

Diderot et l’éducation du peuple
Liliane Maury - Chargée de recherches honoraire au CNRS
 
 
En 1773, Diderot entreprend, lui si casanier, un long voyage – ce sera le seul hors de France. Il décide d’aller à Saint-Pétersbourg pour remercier l’impératrice Catherine II de Russie de lui avoir acheté sa bibliothèque. Celle-ci avait d’ailleurs eu l’élégance d’ajouter que cette vente se ferait « à la seule condition que M. Diderot, pour son usage, en sera le dépositaire, jusqu’à ce qu’il plaise à Sa Majesté de la faire demander ». Autre générosité : Diderot reçoit une pension de trois cents pistoles, ce qui va lui permettre de vivre aisément jusqu’à la fin des ses jours. Car la vente de la bibliothèque doit servir à doter convenablement sa fille bien-aimée Angélique, seul de ses enfants qui a vécu jusqu’à l’âge adulte.

 

 

Figure 1 : Catherine II de Russie (1729-1796), impératrice de Russie (1762-1796) ; Denis Diderot (tous deux peints par le peintre Dimitri Levitzky, 1735-1822 – en ce qui concerne Diderot, tableau peint pendant son séjour à Pétersbourg) (Galerie Tretyakov, Moscou, pour le premier ; Musée d’art de Genève pour le second)

Figure 1 : Catherine II de Russie (1729-1796), impératrice de Russie (1762-1796) ; Denis Diderot (tous deux peints par le peintre Dimitri Levitzky, 1735-1822 – en ce qui concerne Diderot, tableau peint pendant son séjour à Pétersbourg) (Galerie Tretyakov, Moscou, pour le premier ; Musée d’art de Genève pour le second)
En route pour la Russie, il commence par s’arrêter deux mois à La Haye chez l’ambassadeur de Russie, le prince Dimitri Galitsine. C’est là qu’il reçoit un ouvrage posthume d’Helvétius, intitulé : De l’homme. Diderot le lit avec attention et, à son retour, il écrira une Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius (qui paraîtra dans la Correspondance littéraire, de janvier 1783 à mars 1786, c’est-à-dire deux ans après la mort de Diderot).
Diderot y critique très sévèrement Helvétius sur un point en particulier, qui nous concerne directement : les différences intellectuelles ­­— c’est-à-dire les aptitudes — innées ou naturelles. Pour Helvétius, les individus sont strictement identiques, de sorte que seule l’éducation les rend différents. Diderot n’admet pas cette hypothèse, et si l’éducation est loin d’être une chose à négliger — le texte choisi le montre à l’évidence —, elle nécessite un terrain favorable. Si les dons naturels existent, ils ont aussi besoin d’être éduqués. Mais inversement, sans dispositions naturelles et sans goût pour les choses de l’esprit, l’éducation est inefficace.
Arrivé à Pétersbourg, au mois d’octobre, au milieu des festivités données en l’honneur du mariage du grand-duc, Diderot a quelques difficultés pour se loger, se reposer et reprendre ses esprits. Mais une fois tout cela terminé, le philosophe a droit à l’accueil le plus chaleureux de cette grande et aimable souveraine. C’est, écrit-il à Sophie Volland, l’âme de César avec toutes les séductions de Cléopâtre. Et dans la même lettre (CLXXXVI), on lit aussi :
J’ai vu la Souveraine, je l’ai vue tous les jours. Je l’ai vue seul à seul, je l’ai vue depuis trois heures, toujours jusqu’à cinq, souvent six.
On ne sait pas grand chose d’autre sur ces entretiens : leur nombre, leur déroulement, qui en fixait les sujets, étaient-ils préparés d’avance ou, au contraire, improvisés et résumés ensuite par Diderot ? Tout ce dont on dispose — et encore ce ne fut disponible en France qu’en 1899 — sont les Mémoires. Il y en a soixante-six et ils portent sur les thèmes les plus variés : « De l’administration de la justice », « Du luxe », « Sur la tolérance », « De l’intolérance », « Du divorce », ou encore « Ma rêverie à moi Denis le philosophe ». Ils sont aussi de longueur très inégale, parfois vrais essais (comme l’« Essai historique sur la police de la France depuis son origine jusqu’à son extinction actuelle »), parfois de très courtes notes.
Bien entendu, de nombreux textes – plus d’un tiers – portent sur l’éducation : «De l’école des cadets », « Sur la maison des jeunes filles », « Sur l’éducation des enfants trouvés », « De l’éducation particulière — Défaut de base de cette éducation » ou encore « Des écoles publiques ». C’est ce dernier texte que nous avons retenu pour notre analyse. Il résume parfaitement bien l’originalité de la position de Diderot, en particulier par rapport à ses contemporains et au plus célèbre d’entre eux, auteur d’un traité sur l’éducation, J.J. Rousseau.

 

1. Diderot vu par Catherine II

 

« Votre Diderot est un homme bien extraordinaire; je ne me tire pas de mes entretiens avec lui sans avoir les cuisses meurtries et toutes noires; j'ai été obligée de mettre une table entre lui et moi pour me mettre, moi et mes membres, à l'abri de sa gesticulation. » C'était en effet un homme bien extraordinaire, que l'auteur de ces Mémoires, décrit ici dans une lettre de Catherine II à Mme Geoffrin. « Je dis à Votre Majesté Impériale tout ce qui me passe par la tête ... », déclare Diderot en ponctuant ses remarques d'un coup de doigt aux cuisses impériales.

[extrait de la recension par Blake T. Hanna, in Études françaises, vol. 2, n° 3, 1966, de la réédition par Paul Vernière des Mémoires pour Catherine II (Garnier, 1966)]

 

 

[extrait de la recension par Blake T. Hanna, in Études françaises, vol. 2, n° 3, 1966, de la réédition par Paul Vernière des Mémoires pour Catherine II (Garnier, 1966)]

 

 

2. Le parcours des Mémoires pour Catherine II

 

II y eut donc dans la bibliothèque de l'Impératrice, le compte rendu de ses discussions avec Diderot […] Réintégré dans la bibliothèque personnelle des tsars, son existence fut signalée, discrètement, à Maurice Tourneux, éditeur des Œuvres complètes de Diderot. Celui-ci en prit discrètement copie en 1881. En 1899, il publia les entretiens, regroupés rationnellement, dans son Diderot et Catherine II (Calmann-Lévy). Déposé à la Bibliothèque impériale, le manuscrit disparut à nouveau pendant la révolution de 1917. Retrouvé en 1952 aux Archives centrales de Moscou, il figure actuellement au Département des manuscrits de la bibliothèque du palais d'Hiver […] Diderot et Catherine II fut publié, grâce à l'indiscrétion d'un bibliothécaire. La copie prise par Tourneux — hâtivement, subrepticement — était remplie d'erreurs […] Travaillant sur un microfilm de l'original, l'éditeur des Mémoires a relevé dans le texte de Tourneux un total de 445 erreurs sur 399 pages (1), dont certaines défigurent littéralement le texte. « En résumé, déclare Vernière, il nous a rarement été donné de corriger un texte aussi dangereusement corrompu. »

[Ibid.]

 

 

« Instruire une nation, c’est la civiliser »
Votre Majesté a institué deux maisons, où elle prépare des sujets d’un mérite rare. Mais ces deux grandes maisons ne peuvent renfermer tous les enfants ; et parmi ceux qui restent épars et négligés dans l’empire, et qui y perpétueraient l’ignorance et les préjugés, il y en a certainement que la nature a destinés aux grandes choses […] Dans toutes les contrées, presque tous les hommes qui se distinguent dans les sciences et les arts sont de basse extraction, et la raison en est simple. Ces conditions communes fournissent mille hommes contre un de naissance. Les premiers sont élevés plus sévèrement ; moins chers à leurs parents indigents, ils sont moins corrompus ; ils n’imaginent pas qu’on sait tout sans rien apprendre ; ils se tourmentent ; ils travaillent ; ils se hâtent de sortir de leur obscurité, l’unique moyen d’obtenir les aisances de la vie qui leur manquent, ou de s’en consoler par la considération générale, l’estime de leurs semblables, et la conscience de leur valeur.
Phrases fortes et pleines de sens. Dans le Plan d’une université ou d’une éducation publique dans toutes les sciences, (qu’il rédige pour Catherine II dès son retour de Russie, en 1775), on retrouve, développées et complétées, ces mêmes idées. Notamment celle selon laquelle
Une université est une école dont la porte est indistinctement ouverte à tous les enfants d’une nation […]
Ce que Diderot précise ainsi :
Je dis indistinctement, parce qu’il serait aussi cruel qu’absurde de condamner à l’ignorance les conditions subalternes de la société. Dans toutes, il est des connaissances dont on ne saurait être privé sans conséquence. Le nombre des chaumières et des autres édifices particuliers étant à celui des palais dans le rapport de dix mille à un, il y a dix mille à parier contre un que le génie, les talents et la vertu sortirons plutôt d’une chaumière que d’un palais.
Mais il y a plus :
Moins il y a d’opulence autour du berceau de l’enfant qui naît, mieux les parents conçoivent la nécessité de l’éducation, plus sérieusement et plus tôt l’enfant est appliqué.
Ainsi sur ce point, et ce n’est certes pas le seul, Diderot est en pleine opposition à son ami-ennemi Rousseau. Dans l’Émile, on lit en effet :
Le pauvre n’a pas besoin d’éducation ; celle de son état est forcée, il n’en saurait avoir d’autre ; au contraire, l’éducation que le riche reçoit de son état est celle qui lui convient le moins et pour lui-même et pour la société.
Si Diderot admet cette dernière affirmation, et on verra comment il la justifie, il n’en conclut pas moins que le pauvre a également besoin de s’instruire.
C’est que l’éducation, selon Rousseau, est négative. Il s’agit de défaire tout le mal que la société a produit et de retourner, autant que faire se peut, vers un état proche de celui de la nature. De plus, et c’est là le thème du premier Discours de Rousseau, les connaissances ne conduisent pas à la vertu, au contraire. Opinion très opposée de Diderot, comme le montre très bien tout le premier paragraphe du Plan d’une université :
Instruire une nation, c’est la civiliser. Y éteindre les connaissances, c’est la ramener à l’état primitif de barbarie. La Grèce fut barbare ; elle s’instruisit et devint florissante. Qu’est-elle aujourd’hui ? Ignorante et barbare. L’Italie fut barbare ; elle s’instruisit et devint florissante. Lorsque les sciences et les arts s’en éloignèrent, que devint-elle ? Barbare. Tel fut aussi le sort de l’Afrique et de l’Égypte ; et telle sera la destinée des empires dans toutes les contrées de la terre et dans tous les siècles à venir.
Mais il y a une autre raison très concrète qui milite pour l’éducation des enfants appartenant aux basses classes. C’est ce qu’on lit dans cette note de bas de page du texte sur les écoles publiques et qui est presque d’actualité :
C’est des basses ou dernières conditions de la société dont les enfants restent sans aucune sorte d’éducation que sortent toutes les sortes de malfaiteurs. On a voulu à Paris les enlever à leurs parents, et cette violence a causé une révolte ; c’est qu’il fallait les contraindre à se rendre dans les écoles publiques et leur fournir du pain dans ces écoles.
Voilà pourquoi Diderot conclut :
Quoiqu’il en soit, les basses conditions de la société seront donc dans tous les empires la pépinière des mœurs, des connaissances, des talents, de la gloire et de l’illustration présente et à venir de leurs nations.
 
 

Figure 2 : Mémoire envoyé par Diderot à Catherine II, au retour de son voyage à Saint-Pétersbourg (1774). Une copie manuscrite de ce mémoire existe à l’Assemblée Nationale, et a été présentée lors de l’exposition France-Russie à la Bibliothèque de l'Assemblée nationale (juin 2010) (photo © Assemblée Nationale, Paris)

Figure 2 : Mémoire envoyé par Diderot à Catherine II, au retour de son voyage à Saint-Pétersbourg (1774). Une copie manuscrite de ce mémoire existe à l’Assemblée Nationale, et a été présentée lors de l’exposition France-Russie à la Bibliothèque de l'Assemblée nationale (juin 2010) (photo © Assemblée Nationale, Paris)
 
 
« Mais à quoi nous sert cette éducation ? »
 
 
Quelle importance pouvons-nous y mettre ? à quoi nous mène-t-elle ? à être plus ou moins agréable en société ; à obtenir la préférence sur un rival auprès d’une femme ; à être des petits soupers d’un grand seigneur ; à plaire ; à être accueilli par des vizirs tourmentés d’un profond ennui, et que nous amusons ; à obtenir une sorte de considération d’un peuple qui manquera bientôt de pain et à qui il ne restera que le cirque ; à boire des vins délicieux ; à faire des voyages de campagne charmants ; à être payés à la longue de la fatigue d’une cour de dix ans, par une place que l’on ravit au mérite. Voilà notre unique récompense, et nous en profitons.
Ces lignes sont extraites d’un texte intitulé : « De l’éducation particulière – Défaut de base de cette éducation – Concours aux places, remède à ce défaut ». Il s’agit là de l’éducation qui est donnée dans les deux seules institutions scolaires qui existent en Russie (auxquelles Diderot fait allusion dans la première ligne du texte sur les écoles publiques), à savoir « la maison des jeunes filles » et « l’école des cadets ». Diderot les a manifestement visitées et s’est très exactement renseigné sur leur fonctionnement, car il consacre à chacune d’elles un entretien spécial.

 

 

Figure 3 : Tuchkov buyan, ou École des cadets de Saint-Pétersbourg. Elle fut construite sur les rives de la Neva par l’architecte Antonio Rinaldi, de 1763 à 1772 (photo WikiCommons, auteur Potekhin cc-by-sa)

Figure 3 : Tuchkov buyan, ou École des cadets de Saint-Pétersbourg. Elle fut construite sur les rives de la Neva par l’architecte Antonio Rinaldi, de 1763 à 1772 (photo WikiCommons, auteur Potekhin cc-by-sa)
Le défaut de ces écoles est « le manque d’émulation » et pour y remédier, il propose de copier :
Ce qui se fait chez nous : il y a des marques distinctives pour les diligents. Ces marques distinctives sont disputées tous les huit jours. Il y a des places d’honneur, il y a des places de honte. Tous les huit jours ces places changent d’élèves. Il y a deux fois l’année des exercices publics, et cela pour chaque classe, depuis les plus petits écoliers jusqu’aux plus grands. La matière de ces exercices est indiquée sur un programme imprimé. Ces programmes se distribuent dans toutes les maisons. Les académiciens, les hommes instruits, les parents, les amis, les connaissances, tous les citoyens sont invités à s’y rendre. Ils s’y rendent, tous les élèves répondants sont placés sur de hautes banquettes. Chacun est maître de les interroger sur la matière du programme ; ils répondent ; on leur applaudit ou on les siffle. Ceux qui ne sont pas mis en état de se montrer à ces exercices sont désignés à leurs parents et au public comme des paresseux, des ignorants ; ils se cachent, et ils sont des mois sans oser se montrer.
Le concours permet en effet d’évaluer les écoliers et plus tard, de recruter les hommes, selon le mérite seul et non la naissance ou la fortune. C’est pourquoi il le recommande à maintes reprises et y attache une grande importance. En fait, l’objectif réel de Diderot est d’ordre politique. Il s’agit de créer en Russie une nouvelle société, une société dotée d’une classe moyenne éclairée. Diderot est-il conscient de l’impertinence et de l’ampleur de ce programme ?
Quand ce ne serait qu’une belle rêverie, Votre Majesté sourira, et le rêveur, qui n’a d’autre prétention que de confier à Votre Majesté ses pensées honnêtes et folles, aura toute la récompense qu’il en espère.
Ou encore, dans l’entretien sur « les écoles publiques » :
Je sens toute l’importance de la matière que je vais traiter, et peu s’en faut que je m’arrête tout court, tant elle me semble au-dessus de mes forces.
@@@@@@@
Il n’en reste pas moins que Diderot, loin de s’arrêter, poursuit sa tâche et jusqu’au bout, ne dédaignant aucun détail concret. Il se préoccupe de la forme des classes – les rondes (c’est-à-dire les amphithéâtres) ont sa préférence, car le maître s’y fait mieux entendre et peut surveiller les écoliers, ou encore :
Il ne faut pas donner trop d’enfants à un même instituteur. Ce point est important.
 
 
Mais l’essentiel n’est pas là :
 
 
Sa Majesté Impériale veut que l’éducation de ses écoles publiques soit civile, c’est-à-dire relative au bien de la société, et convienne, du moins depuis son commencement jusqu’à un certain degré, à toutes les conditions et à tous les individus. Elle veut que l’enfant qui aura pu suivre le cours entier de l’éducation soit par toute terre un enfant honnête et très instruit. Pour cet effet, je crois qu’il faut considérer dans une pareille éducation trois degrés.
Le premier est Commun à tous les enfants, même les plus ineptes. A ce niveau, l’instruction est essentiellement et uniquement utilitaire. Elle consiste à apprendre à lire et écrire et les éléments d’arithmétique. Sur ce point, citons Voltaire, qui en 1766, écrit :
Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir comme moi une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis ; ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, l’habitant des villes (2).
Mais cette première instruction a aussi un autre effet, effet secondaire certes, mais très important. C’est elle qui permet de détecter « les ineptes », catégorie que Diderot définit dans le Plan d’une Université :
J’entends par un sujet inepte, celui qui n’a ni bonne volonté ni talent. Il vaut mieux risquer d’égarer le génie que d’enlever aux professions subalternes une multitude d’enfants, pour les livrer à tous les vices qui suivent l’ignorance et la paresse.
Et dans le texte sur « les écoles publiques », on retrouve la même recommandation, dont voici la conséquence :
En s’y prenant ainsi, on verra les classes s’éclaircir à mesure qu’elles s’élèveront par degrés ; le nombre des étudiants diminuer, et ne laisser au dernier période de l’éducation que ceux qui sont vraiment signés au front par la nature pour être poètes, philosophes, orateurs, érudits, etc., tous gens inutiles dans une société lorsqu’ils n’excellent pas.
Le passage au second degré, Qu’un enfant peut suivre plus ou moins loin, n’est pas lié à l’âge, mais aux capacités de chaque élève :
Il faut considérer toutes les classes comme une seule grande qui a ses différentes divisions ; et le séjour des élèves dans chacune de ces divisions ne doit se régler que sur leurs progrès. Il y a des élèves d’une conception précoce et facile ; d’autres dont l’esprit est tardif et la marche lente. […] Ne pas laisser un étudiant avancer d’un pas dans la carrière qu’il ne sache ce qui précède aussi bien qu’il est capable de l’apprendre.
À ce niveau les matières étudiées sont essentiellement scientifiques : des éléments de géométrie, de mécanique, de géographie, d’anatomie et de physique expérimentale. Ce programme est un manifeste contre l’enseignement des jésuites :
Notre éducation, bornée à l’étude des langues, a été jusqu’à présent monastique. On dirait que tous les enfants renfermés dans nos collèges sont destinés ou à la magistrature ou à l’Église. On nous montre pendant six à sept ans une langue que nous n’apprenons pas. Les choses sont restées jusque sous le règne présent telles qu’elles ont été instituées sous Charlemagne, temps où la langue latine, usitée dans toutes les affaires civiles, était d’une étude indispensable.
Cet enseignement, Diderot l’a lui-même connu, à Langres sa ville natale. Très vite repéré comme un sujet hors norme, car il raflait tous les prix, il est tonsuré à l’âge de treize ans et destiné à devenir chanoine. Mais il y renonce rapidement, pour se consacrer à l’étude. Il laisse ainsi ce titre ecclésiastique à son jeune frère, Didier-Pierre, à qui d’ailleurs il convient nettement mieux.
Le troisième et dernier degré est réservé à très peu d’élèves puisqu’il conduit à l’état de savant. On lit dans le Plan d’une université :
Il faut qu’une nation soit bien nombreuse et riche pour qu’il y ait, sans conséquence fâcheuse, beaucoup de ces individus qui pensent tandis que les autres travaillent.
Et dans le même ouvrage, il offre cependant à cette catégorie d’hommes une mission utile : la confection de livres classiques, en quelque sorte de manuels scolaires.
Pourquoi ces abrégés sont-ils si rares ? C’est que ce ne peut être l’ouvrage que d’hommes méthodiques et profonds. Il n’est pas donné à un demi-savant, pas même à un savant, d’ordonner les vérités, de définir les termes, de discerner ce qui est élémentaire et essentiel de ce qui ne l’est pas, d’être clair et précis […] C’est une tâche à distribuer entre tous les savants de l’Europe.
Et là de nouveau Diderot sait ce dont il parle, après tant d’années passées à rédiger les articles de l’Encyclopédie. Aussi termine-t-il ce paragraphe par une boutade :
Que Sa Majesté Impériale dise à M. d’Alembert : “Monsieur d’Alembert, faites-moi tous les livres classiques de la science des mathématiques”, et M. d’Alembert les fera, et les fera bien.

 

« Qu’ils apprennent l’égalité »
Trois catégories d’élèves fréquentent les écoles publiques : des boursiers, qui appartiennent aux classes subalternes, des pensionnaires et des externes, issus des classes aisées. Diderot est bien conscient que cette cohabitation n’est pas toujours facile :
J’ai remarqué que les pensionnaires et les externes méprisaient les boursiers. Je ne sais guère de remède à cet inconvénient que la séparation absolue ou par deux maisons, ou dans la même.
Cependant cela n’est pas suffisant, car le mépris des enfants issus de milieux différents peut s’exercer à l’intérieur même d’une catégorie d’écoliers. Ainsi parmi les pensionnaires certains sont-ils plus riches que d’autres, et cela suscite des jalousies. Dans ce cas, Diderot adopte une position opposée à la précédente :
qu’ils soient tous confondus ; qu’ils apprennent l’égalité ; qu’un pensionnaire noble soit aussi parfaitement sous la férule du maître que le pensionnaire roturier ; et que celui-ci puisse se venger, s’il est insolent. Je me garderais bien d’encourager des querelles entre eux, mais je ne serais pas fâché qu’il en survînt.
Manifestement Diderot a une conception virile de l’éducation. Il ne lui déplait pas que les gamins se battent, qu’ils dépensent ainsi leur trop plein d’énergie et, d’une certaine façon, se solidarisent même dans ces joutes. Dans l’entretien sur « l’école des cadets », il justifie ce point de vue, en évoquent un souvenir personnel :
Je me souviens qu’à l’âge de ces enfants, mes camarades et moi, nous pensâmes démolir un des bastions de ma ville et passer une semaine en prison. Cependant on avouait que, de mémoire de parents, on n’avait pas vu une plus heureuse couvée d’enfants. Je regrette qu’à cette éducation qui préparait des corps robustes et des âmes fortes, courageuses et libres, il en ait succédé une efféminée, pédantesque et raide.
Les bourses sont réservées pour les enfants pauvres, ceux précisément sur lesquels, nous l’avons vu, Diderot compte le plus pour le bien de la société et que « le collège adopte » :
e désirerais que les parents, pendant la durée de l’éducation, perdissent toute autorité sur leurs enfants. Ils n’auront absolument aucune dépense à faire pour eux. Ils voudraient améliorer leur sort, qu’il faudrait s’y opposer […] Comme il ne pourrait y avoir autant de bourses que d’enfants indigents, une bourse vacante ouvrirait le concours. Nouveau moyen d’émulation pour les parents et pour les enfants.
Enfin, il y a les externes et ce sont eux qu’il faut surveiller de plus près :
J’assujettirais ces enfants à un vêtement d’école. L’appel s’en ferait par les maîtres, et l’on s’assurerait de leur absence. Sans cette attention, ils feront ce qu’on appelle chez nous l’école buissonnière. Que la maladie bien constatée soit l’unique bonne excuse. Celui dont on ne peut obtenir l’exactitude fait un métier qui lui est antipathique ; il faut l’envoyer promptement à un autre.
 
 

Figure 4 : Plaque apposée en janvier 1991 sur la façade de l’hôtel Narichkine à Saint-Petersbourg (où Diderot séjourna à l’invitation du prince Alexis Vassilievitch Narychkine, diplomate, 1742-1800)

Figure 4 : Plaque apposée en janvier 1991 sur la façade de l’hôtel Narichkine à Saint-Petersbourg (où Diderot séjourna à l’invitation du prince Alexis Vassilievitch Narychkine, diplomate, 1742-1800)
Puisqu’il est question d’égalité, voyons ce que Diderot pense de l’éducation des jeunes filles. Il consacre deux entretiens à ce sujet, ou plus exactement, à « la maison des jeunes filles » de Sa Majesté. On peut penser qu’il s’agit là de l’éducation de jeunes filles nobles, bien que rien ne soit dit à ce sujet. Une chose lui paraît certaine : la clôture ne peut en être trop sévère.
Et c’est pourquoi dans le second entretien, cette « maison » est qualifiée de « couvent », où on prépare des mères, des épouses et des citoyennes instruites, honnêtes et utiles. Voilà pourquoi, prenant exemple sur l’éducation que lui-même à donnée à sa fille, il préconise un petit cours d’anatomie sur des pièces en cire et injectées qui aient la vérité de la nature, sans en offrir le dégoût, qu’il justifie comme suit :
Le corps est pour tous les hommes une partie si importante d’eux-mêmes ! La frêle machine d’une femme est si sujette à des dérangements ! Une femme devient mère, et une teinture légère d’anatomie lui convient si fort, et avant que de le devenir, et quand elle le devient, et après qu’elle est devenue !
Et voici le résultat, quelque peu inattendu, de cette instruction :
C’est ainsi que j’ai coupé racine à la curiosité dans ma fille. Quand elle a tout su, elle n’a plus rien cherché à savoir. Son imagination s’est assoupie et ses mœurs n’en sont restées que plus pures.
Ces leçons d’anatomie sont aussi des leçons de morale et de morale exclusivement féminine. Car, non seulement Angélique est capable de détecter les mauvaises lectures – Candide par exemple, est un livre infâme –, elle renvoie le jeune godelureau qui le lui a recommandé. D’où la conclusion de l’entretien :
Ma fille ainsi prévenue se laissait dire toutes les douceurs qu’on voulait ; mais qui était bien le sot ? C’était le doucereux, lorsque, après avoir écouté, elle le regardait dédaigneusement par-dessus son épaule ou partait d’un grand éclat de rire.
 
 
« À sa majesté Impériale »
Ce qui fait l’intérêt de ce texte, comme de tous ceux qui composent les Mémoires pour Catherine II, c’est la position délicate dans laquelle se trouve Diderot. Venu pour remercier la souveraine de ses bienfaits, il veut de plus se rendre utile. Pris entre le respect dû à une si noble bienfaitrice, et grisé par le projet qui bouillonne dans sa tête, il oscille constamment entre ce qui est faisable et ce qui ne l’est pas. Car convertir l’Impératrice à la philosophie des Lumières, fonder dans ce pays qu’il connaît mal, mais suffisamment pour savoir que tout y est à défaire, une nouvelle société, relève, il le sait, de la chimère et du rêve. Aussi, termine-t-il le long « Essai historique sur la police », par cette note ironique :
Je prends la liberté d’adresser ces rêveries à sa Majesté Impériale, afin qu’elle sente toute la différence qu’il y a entre les idées d’un pauvre diable qui s’avise de politiquer sous sa gouttière et ce qui se passe dans la tête d’une souveraine. Voilà, Madame, toute l’étendue de la force de ce qu’on appelle un philosophe. Souriez-en, et quand vous en aurez souri, j’aurai obtenu de Votre Majesté toute la justice que je m’en suis promise […] Rien n’est plus aisé que d’ordonner un empire, la tête sur l’oreiller. Là tout va comme l’on veut. Quand on y est et qu’il s’agit de mettre la main à l’œuvre, je crois que c’est tout autre chose. Sa Majesté a eu la bonté de me dire qu’elle avait souvent lu plusieurs volumes pour trouver une bonne ligne. Je n’ose attendre d’elle que la perte d’un quart d’heure de plus. Et c’est encore trop. Je lui présente mon profond respect et mes très humbles excuses.
Mais on peut penser aussi que c’est cette position ambivalente, qui donne à ses propos sur l’éducation toute leur originalité. Pour Diderot, c’est également l’occasion, tout comme l’a été « la fabrique de l’Encyclopédie », de réfléchir et d’étudier. C’est aussi et avant tout, l’occasion de tenter de mettre en pratique les idées et les théories.

 

Juin 2013

 

 

 

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(1) [note BibNum] Le texte Tourneux de 1899 pour ce qui concerne XXV, Des écoles publiques, ne nous a pas paru erroné, aussi est-ce cette édition-là que nous avons choisi de publier.

(2) Cité par Dolle, J.M. Politique et pédagogie : Diderot et les problèmes de l’éducation, Paris, Vrin, 1973.

 

DIDEROT ET CATHERINE II

 

 

Diderot et Catherine II, édition 1889 de Maurice Tourneux, intégrale sur Gallica, 610 pages (lien)Diderot et Catherine II, édition 1889 de Maurice Tourneux, intégrale sur Gallica, 610 pages (lien)

 

 

 

 

Denis Diderot, Mémoires pour Catherine II, réédition par Paul Vernière des manuscrits, classiques Garnier, 1966.
Denis Diderot, Mémoires pour Catherine II, réédition par Paul Vernière des manuscrits, classiques Garnier, 1966.

 

 

 

 

Recension par Blake T. Hanna, in <i>Études françaises</i>, vol. 2, n° 3, 1966, de la réédition par Paul Vernière des <i>Mémoires pour Catherine II</i> (erudit.org)Recension par Blake T. Hanna, in Études françaises, vol. 2, n° 3, 1966, de la réédition par Paul Vernière des Mémoires pour Catherine II (erudit.org)

 

 

 

 

Sergueï Karp, « Le questionnaire de Diderot adressé à Catherine II : quelques précisions », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, numéro 33, 2002 (lien)Sergueï Karp, « Le questionnaire de Diderot adressé à Catherine II : quelques précisions », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, numéro 33, 2002 (lien)

 

 

 

 

 

LIVRES

 

La bibliographie sur Diderot est fort abondante (on en trouvera un échantillon sur Wikipédia). L’auteure L. Maury sélectionné les ouvrages qui suivent.

 

 

 

 

 

 

André Billy, Vie de Diderot, Paris, Flammarion, 1943.
André Billy, Vie de Diderot, Paris, Flammarion, 1943.

 

 

 

 

Jean-Marie Dolle, Politique et pédagogie : Diderot et les problèmes de l’éducation, Paris, Vrin, 1973
Jean-Marie Dolle, Politique et pédagogie : Diderot et les problèmes de l’éducation, Paris, Vrin, 1973

 

 

 

 

Jacques Proust, Diderot et l’Encyclopédie, Armand Colin, 1962, rééd. Albin Michel, 1995.
Jacques Proust, Diderot et l’Encyclopédie, Armand Colin, 1962, rééd. Albin Michel, 1995.

 

 

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