19 octobre 1939. Depuis un mois et demi, la France est en guerre contre l’Allemagne nazie. À l’est, le Reich s’est déjà emparé de la Pologne avec une rapidité déconcertante. L’heure est à la mobilisation tous azimuts, et la recherche scientifique ne fait pas exception : le président du Conseil Édouard Daladier, qui a également pris le portefeuille de la Défense nationale et de la Guerre, entend la mettre en ordre de marche pour faire face à un conflit qui s’annonce total. Certes, son gouvernement ne part pas de rien : depuis une dizaine d’années, de nombreuses décisions ont été prises par ses prédécesseurs, et plusieurs structures ont été mises en place pour assurer le développement de la recherche scientifique en France. Sous le diktat des circonstances, il convient désormais « d’en tirer un rendement plus élevé », non seulement en les coordonnant, mais aussi en produisant un « effort de simplification ».
Efficacité et souplesse sont en effet les maîtres-mots du décret du 19 octobre 1939, paru cinq jours plus tard au Journal Officiel, qui marque la naissance du Centre national de la recherche scientifique. Efficacité et souplesse pour faire face au conflit, bien sûr : devant cette menace de "guerre éclair" que la Wehrmacht vient d’expérimenter avec succès en Pologne, il ne s’agit plus, aux yeux des pouvoirs publics, de se laisser ensabler sous des procédures sans fin, des démarches interminables, des structures qui se recoupent, se croisent et se chevauchent. Mais aussi efficacité et souplesse pour la science elle-même : si le contexte compte beaucoup dans la création du CNRS en octobre 1939, il n’en constitue pas la seule explication. Le nouvel établissement est en effet tout à la fois l’héritier de débats et d’initiatives qui ont scandé toutes les années 1930 – voire, pour certains d’entre eux, bien plus tôt encore –, et le promoteur d’une nouvelle organisation de la recherche scientifique destinée à dépasser les impérieuses nécessités du moment.
Le CNRS, un héritier : la naissance d’une ambition nationale pour la science
Caisses des recherches scientifiques, Office national des recherches scientifiques, industrielles et des inventions, taxe Borel (le « sou du laboratoire »
(1))… depuis le début du XXe siècle, les tentatives visant à stimuler la recherche scientifique en France, soit en lui créant de nouvelles structures, soit en tentant d’augmenter ses budgets, n’ont pas manqué
(2). Elles reposent toutes sur un même constat : l’Université française n’est pas en mesure d’encourager cette recherche. D’une part, parce qu’elle n’en a pas réellement les moyens : la « misère » de ses laboratoires est un constat récurrent, dont se lamentent depuis fort longtemps les savants – Claude Bernard voyait déjà dans ces laboratoires « les tombeaux des savants », une métaphore confirmée par Louis Pasteur qui les dépeignait comme des lieux « malsains, humides, obscurs, mal aérés
(3) » – et dont s’emparent certains polémistes – Maurice Barrès, que l’on n’attend pas ici a priori, s’alarme lui-même en 1925 encore : « La misère de nos laboratoires est quelque chose de prodigieux », une « misère indigne de la France, indigne de la science
(4) ». D’autre part, dans son esprit même : l’Université française demeure surtout conçue comme un lieu d’enseignement et de formation – et les observateurs, y compris étrangers, conviennent de son excellence dans ce domaine –, tout entière occupée par la collation des grades – c’est-à-dire la remise des diplômes, y compris à l’époque celui du baccalauréat –, et où la recherche est cantonnée au statut d’activité au mieux additionnelle, au pire accessoire
(5). Rien d’étonnant, dans cette optique, qu’elle se soit développée en dehors du cadre des facultés : à l’Observatoire de Paris, au Muséum d’histoire naturelle et à l’École polytechnique tout d’abord, puis de plus en plus à l’École normale supérieure – à l’initiative de Louis Pasteur – et dans les nouveaux instituts – par exemple au sein de l’Institut Pasteur à partir de 1888, de l’Institut du Radium après 1909 et de l’Institut de biologie physico-chimique (IBPC) qui voit le jour en 1927.
Figure 1 : L’IBPC (toujours désigné ainsi de nos jours), rue Pierre-et-Marie Curie, Paris Ve(WikiCommons auteur Mbzt)
L’IBPC apparaît précisément comme un point névralgique de la réflexion sur l’organisation de la recherche à partir du milieu des années 1920. Il doit sa création au physicien Jean Perrin, prix Nobel 1926, avec le soutien de la Fondation pour le développement de la recherche scientifique mise en place en 1921 par le baron Edmond de Rothschild
(6). Situé à la pointe de la science de l’entre-deux-guerres, il constitue aussi, comme le relève très justement Michel Morange, « un coup d’essai du type d’organisation de recherche qui sera développée au niveau national avec la création du Centre national de la recherche scientifique
(7) ». Entre ses murs œuvrent en effet des « chercheurs », c’est-à-dire des professionnels de la recherche, qui ne sont pas soumis aux mêmes contraintes que leurs homologues universitaires – pas d’obligation d’enseignement, pas de participation à cette immense machinerie chronophage qu’est la collation des grades. Ces hommes et ces – quelques – femmes n’ont qu’une mission : parvenir à percer, selon une expression consacrée à l’époque, « les secrets les plus dissimulés de la Nature ». En outre, l’IBPC, en regroupant physiciens, chimistes et biologistes, doit établir l’association étroite des disciplines, et favoriser leur fécondation réciproque : aujourd’hui, on le désignerait comme un institut
interdisciplinaire. Mais le mot est anachronique : en 1927, ses contemporains ont surtout noté que cette nouvelle structure gommait les barrières hermétiques entre les disciplines, qui perduraient en revanche au sein de l’Université.
Cette première expérience réussie conduit rapidement ses initiateurs à s’interroger : dans la mesure où cette organisation porte ses fruits rue Pierre-Curie à Paris
(8), pourquoi ne pas l’élargir à l’ensemble du pays ? De cette question, a priori aussi évidente que banale, mais en réalité d’une complexité infinie, Jean Perrin fera sa croisade pendant plus d’une décennie. Le physicien, auquel le décret fondateur du CNRS rend un vibrant hommage – « sous l’impulsion fervente d’une des plus grandes figures de la pensée moderne » –, n’aura de cesse en effet de défendre cette « ambition nationale pour la science » qui naît avec lui au tournant des années 1920 et 1930. Et il fait plus que la défendre, d’ailleurs : il l’incarne littéralement, jusque dans son apparence. Jean Perrin est en effet une image d’Épinal, une sorte de « héros solaire » de la science française
(9). Jean Zay, son futur ministre de tutelle à l’Éducation nationale sous le gouvernement de Front populaire, le notera lui-même dans ses mémoires : « Les fusées de cheveux blancs encadraient le visage de Jean Perrin d’une auréole de génie et lui composaient la tête même du savant
(10) ».
Figure 2 : Timbre émis en 1948 à l’occasion du transfert des cendres de Jean Perrin (1870-1942) au Panthéon.
Du Conseil supérieur de la recherche à « la » CNRS : les premières réalisations
À l’aube des années 1930, l’heure n’est toutefois pas encore aux grandes réformes impulsées par le Front populaire. Les initiatives de Jean Perrin n’en demeurent pas moins ambitieuses. Tout d’abord, en faveur de l’augmentation des moyens accordés à la recherche scientifique : face à la « misère des laboratoires », la question est d’une actualité brûlante – mais à quelle époque, d’hier à aujourd’hui, ne l’est-elle pas ? Une Caisse nationale des sciences est ainsi établie le 16 avril 1930, qui permet de distribuer quelques millions de francs supplémentaires aux laboratoires français. Certes, il s’agit d’une goutte d’eau face à l’océan des besoins, ainsi que le reconnaissent a posteriori les auteurs du rapport préliminaire au décret du 19 octobre 1939 : « faute de moyens suffisants », la caisse des recherches scientifiques et la caisse nationale des sciences « n’avaient pas donné les résultats escomptés ». Mais une goutte d’eau dont se satisfait Jean Perrin, convaincu, en 1930, qu’il ne s’agit que d’une première étape, et que la porte est désormais ouverte à d’autres initiatives : si cette nouvelle Caisse « révélait un seul Faraday, notre effort à tous serait payé plus qu’au centuple
(11) ».
Après les moyens, certes encore modestes, l’organisation elle-même : pour parvenir à une coordination de la recherche en France, une assemblée nationale est nécessaire. Elle donnerait les grandes orientations d’une politique scientifique en gestation, veillerait à la bonne répartition des budgets, conseillerait le gouvernement. Jean Perrin élabore donc à partir de 1932 le projet d’un « Conseil supérieur de la recherche scientifique ». Bien conscient qu’il ne peut porter seul cette nouvelle proposition, qui doit émaner d’une communauté savante appelée à composer l’assemblée, il l’accompagne d’une « pétition pour la recherche scientifique » portant près d’une centaine de signatures, dont celles de huit prix Nobel. Comme le précise cette pétition :
Les recherches désintéressées de science pure ont été la source de presque tous les grands progrès de la puissance humaine. Indépendamment de tous les motifs idéalistes ou même de considération de prestige, dont au reste l’importance est évidente, la Nation a le plus haut intérêt à découvrir les hommes qui sont le mieux doués pour ces recherches, à libérer leur activité, et à faciliter leur effort
(12).
Quel gouvernement pourrait-il résister à une telle motion, placée sous un patronage aussi prestigieux ? Celui d’Édouard Daladier ne tarde pas à consentir à l’établissement du Conseil supérieur, institué par un décret du 7 avril 1933
13.
L’année 1935 voit enfin une dernière réalisation : le regroupement de toutes les structures de financement de la recherche au sein d’une organisation unique. Cette fois-ci, l’initiative ne vient pas des scientifiques, mais des pouvoirs publics eux-mêmes : confronté à cette crise économique qui est partie des États-Unis en 1929 et qui commence à toucher la France, avec retard mais durement, au milieu des années 1930, le gouvernement de Pierre Laval charge une commission parlementaire d’harmoniser le dispositif de soutien à la recherche. Une caisse unique est préconisée par les députés : la Caisse nationale de la recherche scientifique (la CNRS), finalement établie par un décret du 30 octobre 1935.
De la paillasse au maroquin : Jean Perrin, la recherche et le Front populaire
Les élections législatives du 26 avril et du 3 mai 1936 voient la victoire des partis dits de « Front populaire ». Dans la foulée, le président du Conseil Léon Blum compose son gouvernement. Il désigne, à l’Éducation nationale, un député radical jeune et dynamique : à 32 ans, Jean Zay devient le benjamin des ministres de la Troisième République. À ses côtés, un « sous-secrétariat d’État à la recherche scientifique » est prévu. Il s’agit là aussi d’une première : jamais auparavant la recherche n’avait été représentée à ce niveau de responsabilité, c’est-à-dire au travers d’un maroquin au sein d’un cabinet gouvernemental. Irène Joliot-Curie y est tout d’abord désignée – pour la première fois également, sous le Front populaire, des femmes reçoivent des portefeuilles ministériels. Mais, rapidement, elle renonce à ses fonctions : Jean Zay la voyait « dépaysée dans les bureaux ministériels. Elle y languissait littéralement. Son laboratoire seul l'attirait et elle avait hâte de le regagner. Dans les conciliabules officiels, devant un dossier administratif, on la sentait absente, sans goût
(14) ».
Au sujet de Jean Perrin, qui la remplace au pied levé dès le mois de septembre 1936, Jean Zay est infiniment plus inspiré, bien que l’image du savant parfois étourdi demeure :
Ce sous-secrétaire d'État septuagénaire et glorieux déploya aussitôt la fougue d'un jeune homme, l'enthousiasme d'un débutant, non pour les honneurs, mais pour les moyens d'action qu’ils fournissaient. Sous des dehors paisibles, Jean Perrin brûlait de passion. Il paraissait naïf et distrait, presque nuageux ; il était en réalité toujours attentif, précis, concentré, roublard s'il le fallait. Dans les commissions ministérielles, on voyait sa tête s'incliner, ses yeux se fermer et ses lèvres laisser échapper un souffle régulier, mais il dormait si peu qu'on l'entendait soudain intervenir au moment décisif, avec la parfaite perception de tout ce qui avait été dit. Il n’avait pas de moyens oratoires et bredouillait à l’occasion. C’est ainsi que, chargé de prendre la parole au nom du gouvernement aux obsèques nationales de Charcot, et des héros du Pourquoi-Pas ?, bien qu’il eût pendant toute la messe à Notre-Dame relu incessamment son discours à mi-voix mais si nettement que je dus lui pousser le coude, il eut un lapsus inattendu quand il se trouva devant le micro, sur le parvis, en présence du chef de l'État, des corps constitués et d'une foule innombrable qui entourait les cercueils drapés de tricolore : « Adieu, illustre Charlot !... » s’écria-t-il inopinément. L'émotion générale escamota l’incident
(15).
Savant Cosinus ou professeur Tournesol, la description est amusée, mais jamais acerbe. C’est que Jean Perrin a également su montrer à son ministre de tutelle la redoutable efficacité dont il était capable. L’évocation par Jean Zay d’une visite chez le ministre des Finances Vincent Auriol en apporte la preuve :
Je me souviens d'un budget où nous désirions porter à vingt millions les crédits de la Recherche scientifique. Malgré tous mes efforts, le ministre des Finances ne m’en accordait que quatorze. Je l'avouai à Jean Perrin : « - Il en faut vingt, me dit-il. - Rien à faire. Les compressions sont, cette fois-ci, impitoyables. L'intervention même du président du Conseil ne m’a pas permis de fléchir notre collègue de la rue de Rivoli. - Je vais aller le voir. - Si vous voulez, mais à quoi bon ? » Nous nous rendîmes chez le ministre des Finances. Jean Perrin prit la parole en entrant ; il la garda une demi-heure ; notre hôte ne put placer une parole. Il fut noyé dans un flot de démonstrations pathétiques, de raisonnements implacables, saisi par le bras, bousculé, emporté. À sa sortie, Jean Perrin avait obtenu vingt-deux millions
(16).
Figure 3 : Jean Zay (1904-1944), dans son bureau de ministre de l’Éducation nationale (ca 1936 –D.R.)
Ces crédits viennent financer la construction de nouveaux laboratoires – on citera par exemple celle de l’Institut d’astrophysique de Paris (IAP), dans le domaine des sciences dites "dures", ou celle de l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT), pour les sciences "tendres
(17)". Ils permettent surtout de compléter le dispositif national qui s’est construit depuis le début des années 1930, avec la création du « service central » mentionné dans le rapport préliminaire au décret du 19 octobre 1939. Ce service permanent « dirige, provoque et coordonne toutes les activités qui sont consacrées à la recherche scientifique dans tous les domaines
(18) ». À la demande de Jean Perrin, Jean Zay offre sa direction à l’un de ses proches, le physiologiste Henri Laugier, un savant très introduit dans le milieu politique, plusieurs fois directeur de cabinet ministériel. De larges missions lui sont confiées. Jean Perrin les résume dans un ouvrage publié en 1938 : il donne à des chercheurs les titres de boursiers, chargés, maîtres et directeurs de recherche, attribue le matériel et les aides techniques, assure des crédits réguliers aux laboratoires de l’enseignement supérieur mais aussi, une nouveauté, aux laboratoires spécialisés qui sont directement rattachés au Service
(19). Il ne s’agit donc plus seulement d’encourager la recherche mais, sur le modèle de l’IBPC, de l’inspirer pour permettre l’essor de disciplines nouvelles situées aux interfaces des champs traditionnels. Dans cette optique, le chef du service prend également en charge la gestion de la CNRS. Une organisation complète est ainsi mise en place. Essentiellement dédiée à la recherche pure, elle doit en outre entretenir des liens avec la recherche coloniale et la recherche appliquée : le Conseil supérieur délibère et propose, le Service central décide et exécute, la Caisse finance. Et déjà, Jean Zay et Jean Perrin commencent à évoquer l’opportunité de créer un « organisme unique » entièrement dédié à la recherche scientifique.
Vers le CNRS…
Cette réflexion n’a pas eu le temps d’aboutir lorsque, à la fin du mois de juin 1937, Léon Blum remet la démission de son gouvernement. Dans le nouveau cabinet qui se forme alors, sous la présidence de Camille Chautemps, Jean Zay conserve le portefeuille de l’Éducation nationale, mais le sous-secrétariat d’État à la Recherche scientifique disparaît. Afin de poursuivre l’œuvre entreprise dans ce domaine, Jean Zay nomme Jean Perrin à la présidence du Conseil supérieur de la recherche scientifique. L’une des principales missions qu’il confie au savant est d’organiser, pour la première fois depuis sa création en 1933, une grande réunion plénière de la haute assemblée. Elle débute le 2 mars 1938 à la Maison de la Chimie. Jean Zay entend bien lui donner un caractère solennel – l’allure d’assises de la recherche, dirions-nous aujourd’hui.
Je souhaite que cette réunion fournisse l’occasion d’une consultation très complète du Conseil sur toutes les questions importantes pour l’avenir de la recherche scientifique
explique-t-il en conviant les participants
(20). Le ministre a des attentes précises :
Les efforts depuis longtemps prodigués pour intéresser l’opinion et les pouvoirs publics à la recherche ont très largement abouti, annonce-t-il en introduisant les débats. Des crédits ont été attribués, des laboratoires construits, des encouragements matériels et moraux donnés aux chercheurs. Il s’agit maintenant d’obtenir le meilleur rendement des moyens mis en œuvre
(21).
Figure 4 : Manuscrit de Jean Perrin, mars 1938 (Archives de l’Académie des sciences, fonds Perrin 54J dossier 11, 38 pages annotées). On remarque le titre « Organisation de la recherche scientifique dure en France » ; le titre de l’ouvrage de 1938 de Perrin conservera finalement le terme scientifique.
Jean Perrin invite ensuite ses collègues à réfléchir aux thèmes retenus par le ministre de l’Éducation nationale : programme d’extension et de développement de la recherche scientifique, conditions d’utilisation des fonds mis à disposition par le Parlement, liaisons entre la recherche pure et la recherche appliquée, enfin statut des chercheurs
(22). Plusieurs rapports viennent délimiter des débats qui, sous certains aspects, semblent aujourd’hui encore d’une actualité brûlante. Le physiologiste André Mayer introduit la discussion sur l’extension de la recherche. Son rapport s’apparente à un inventaire à la Prévert, dans lequel il aborde tant la question des publications scientifiques, « un des aboutissements naturels de la recherche », que celles des animaux de laboratoire et de la fourniture de courant continu aux chercheurs
(23). Avec l’accord de Jean Zay et de Jean Perrin, il propose de compléter le dispositif national de la recherche scientifique, notamment en comblant les manques de l’Université, en lui apportant les crédits et le personnel là où ils sont jugés insuffisants, mais aussi en développant la recherche en dehors des établissements traditionnels si le besoin s’en fait sentir : « La Nature, s’interroge André Mayer, n’a-t-elle d’intérêt que quand elle est devenue un sujet de cours ? »
Certes, le projet d’un organisme nouveau, national, ambitieux, ne fait pas l’unanimité : de nombreux universitaires s’inquiètent d’un projet qui aboutirait à retirer entièrement la recherche des facultés – tout en omettant de préciser qu’elle n’y est pas satisfaisante. Ces oppositions et, bien plus, les urgences imposées par le contexte international, ne lui permettent pas de voir le jour immédiatement : la création du CNRS ne survient que l’année suivante, au mois d’octobre 1939. Mais les arguments demeurent, parfois au mot près. Ceux de Jean Zay en faveur de la coordination des structures, tout d’abord :
Les savants sont, dans tous les domaines, encouragés, soutenus, l’État leur donne l’aide matérielle nécessaire pour poursuivre leurs travaux et les développer s’il y a lieu jusqu’à l’application pratique. Il a paru toutefois que si les organes essentiels de cette action existaient et rendaient dès maintenant des services considérables, il était possible d’en tirer un rendement plus élevé en les coordonnant, en fondant en un ensemble harmonieux ces établissements, services, comités et conseils.
Et il en va de même pour la coordination des recherches elles-mêmes, de leur « développement harmonieux », entre ces domaines que l’on qualifie encore de « pur » et d’« appliqué ». Certes, ce n’est plus Jean Zay qui assume ces propos dans le décret du 19 octobre 1939, et pour cause : le ministre de l’Éducation nationale, ardent patriote, a démissionné de ses fonctions le mois précédent, dès le lendemain de l’invasion de la Pologne, pour rejoindre toutes affaires cessantes l’Armée française. Le texte est donc signé par son successeur, Yvon Delbos. Mais sa paternité ne fait aucun doute.
Figure 5 : Logos du CNRS, de 1957 à nos jours (avant 1957 l’organisme n’avait pas de logo)(images Comité d’histoire du CNRS).
« Chacun de nous peut bien mourir, mais nous voulons que notre idéal vive ! »
Les huit missions originelles du CNRS, dont certaines ont traversé les décennies jusqu’à nos jours, renseignent le mieux sur la vocation de l’organisme. Il se doit :
de faciliter les recherches scientifiques par l’octroi d’allocations aux personnes qui consacrent à ces recherches tout ou partie de leur activité, par le recrutement et la rémunération d’aides techniques destinés à assister les chercheurs dans leurs travaux, par l’achat d’appareils et outillages de laboratoire d’étudier la création ou l’extension de certains laboratoires publics ou privés de recherche pure ou de recherche appliquée et, éventuellement, d’y contribuer de provoquer, coordonner et encourager les recherches de science pure ou appliquée poursuivies par les différents services publics et les entreprises privées, et spécialement de faciliter les recherches et travaux scientifiques intéressant la défense nationale et l’économie nationale, en établissant toutes liaisons utiles entre les services de recherches des ministères correspondants, ceux de l’éducation nationale et les organismes privés qualifiés de faire effectuer ou d’effectuer par ses moyens propres les recherches pour lesquelles son concours serait sollicité par les divers départements ministériels, les entreprises privées ou les particuliers et dont l’intérêt aurait été reconnu d’attribuer des subventions pour missions scientifiques, pour fouilles archéologiques ou pour séjours de chercheurs dans des laboratoires et centres de recherches français ou étrangers, pour l’organisation de conférences entre spécialistes sur les problèmes scientifiques à l’ordre du jour ; de contrôler l’emploi de toutes les subventions accordées à cet effet d’assurer soit directement, soit en y contribuant par des subventions ou des souscriptions, la publication des travaux scientifiques dignes d’intérêt d’aider, dans la limite des crédits spécialement ouverts à cet effet, par des allocations, les savants ou leurs familles se trouvant dans une situation difficile
Preuve que le CNRS a été un établissement bâti "pour la science" avant de l’être "pour la guerre", si celle-ci est au cœur des sept premières missions, celle-là n’apparaît qu’avec la dernière, le Centre se devant également
de préparer, dans les conditions prévues par l’article 58 de la loi du 11 juillet 1938, la mobilisation scientifique et d’assurer la coordination de l’ensemble des recherches et travaux scientifiques.
Reste l’organisation de l’établissement
(24). Elle est évidemment souple : pour l’heure, le CNRS ne regroupe encore qu’une quarantaine de laboratoires et à peine plus d’un millier de personnels. Deux directeurs se voient confier la responsabilité du Centre : l’un assume la conduite de l’ensemble, avec l’assistance du conseil d’administration de l’organisme, et de la section de « la recherche pure » – cette fonction est confiée à Henri Laugier, chef du Service central créé en 1936 et fondu dans le CNRS le 19 octobre 1939 – , l’autre celle de la section de « la recherche appliquée » – un poste, bien sûr sensible dans le contexte militaire, confié au minéralogiste Henri Longchambon, qui y déploiera une activité tous azimuts. Cette direction bicéphale peut s’entourer des secrétaires, conseillers et attachés scientifiques dont elle estime avoir besoin – Henri Longchambon fait ainsi appel au jeune Louis Néel, futur prix Nobel de physique, pour l’examen des projets susceptibles d’intéresser les Armées. Elle bénéficie également des conseils d’un « haut comité des recherches scientifiques » réuni par le ministre de l’Éducation nationale, mais qui n’aura guère le temps d’assurer la tâche qui lui est confiée avant la défaite de la France en mai-juin 1940.
Figures 6 : à g. Henri Laugier (1888-1973) (image CNRS) ; à dr. Henri Longchambon (1896-1969) (image Sénat)
L’invasion, la débâcle, l’armistice et l’installation d’un nouveau pouvoir à Vichy ont en effet très vite menacé le CNRS, cette "créature du Front populaire", non dans son existence même, mais dans l’esprit que lui avaient insufflé ses pères fondateurs, et notamment Jean Perrin
(25). Le physicien, dans un discours radiodiffusé, avait annoncé la création du CNRS avec une éloquence que la suite des événements s’est chargée de rendre dramatique, autant que prophétique : « Il n’est pas de science possible où la pensée n’est pas libre, et la pensée ne peut pas être libre sans que la conscience soit également libre. On ne peut pas imposer à la chimie d’être marxiste, et en même temps favoriser le développement des grands chimistes ; on ne peut pas imposer à la physique d’être cent pour cent aryenne et garder sur son territoire le plus grand des physiciens… Chacun de nous peut bien mourir, mais nous voulons que notre idéal vive ! » Décédé en 1942 aux États-Unis, Jean Perrin n’a pas pu assister à la renaissance de cet idéal, rendue possible avec la Libération.
Guère plus d’ailleurs que Jean Zay qui, apprenant la mort du savant du fond de cette geôle de Riom dont il ne sera tiré que pour être lâchement assassiné, est revenu en quelques mots sur la grandeur du projet qui les a unis, autant que sur les difficultés qu’ils ont rencontrées :
Quand les hommes sont habitués à travailler à l'écart les uns des autres, il est malaisé de les rapprocher ; leur collaboration loyale suppose de petits sacrifices d'amour-propre, des concessions mutuelles, une confiance réciproque, qui ne naissent point naturellement. Mais la tâche est désormais en cours ; elle est acquise ; elle suivra son impulsion, qui la grandira d'année en année. L'institution est fondée ; on s'étonnera plus tard qu'il ait fallu l'attendre si longtemps. Avant de mourir, tragiquement isolé, éloigné de ses amis, privé de la ferveur nationale qui se fût penchée à son chevet, Jean Perrin aura eu du moins cette certitude […] Dans les laboratoires de France, c'est vers une chambre d'hôpital de New York que toutes les pensées ont dû se tourner le 18 avril, une chambre anonyme où venait de s'éteindre une grande pensée, de cesser de battre un grand cœur
(26).
Novembre 2013
(1) La « taxe Borel », appelée également « sou du laboratoire » parce qu’elle avait été fixée initialement à cinq centimes, a été préconisée par le mathématicien Émile Borel (1871-1956), alors député du Cartel des Gauches. Elle consistait en une contribution obligatoire prélevée sur la taxe d’apprentissage, c’est-à-dire sur les industriels.
(2) Pour plus de précisions, on peut se reporter à l’excellent ouvrage de Michel Pinault, La Science au Parlement. Les débuts d’une politique des recherches scientifiques en France, Paris, CNRS Éditions, 2006, pour une approche générale, ainsi qu’au premier chapitre de Denis Guthleben, Histoire du CNRS de 1939 à nos jours. Une Ambition nationale pour la science, Paris, Armand Colin, 2009 ou à Denis Guthleben, Rêves de Savants, Paris, Armand Colin, 2011, pour une histoire de l’Office national des recherches scientifiques, industrielles et des inventions (ONRSI).
(3) Louis Pasteur, Quelques réflexions sur la science, Paris, Gauthier-Villars, 1871, reproduit dans les Œuvres de Pasteur, tome 7, Paris, Masson, 1939, p. 201.
(4) Maurice Barrès, Pour la haute Intelligence française, Paris, Plon, 1925, p. 64.
(5) Pour une réflexion très stimulante autour de ces enjeux, on se reportera notamment à Harry W. Paul, From Knowledge to Power The Rise of the Science Empire in France (1860-1939), Cambridge University Press, 1985.
(6) Voir Michel Morange, « L’Institut de biologie physico-chimique de sa fondation à son entrée dans l’ère moléculaire », La revue pour l’histoire du CNRS, Paris, CNRS Éditions, n° 7, novembre 2002, p. 32-40.
(7) Ibid., p. 32.
(8) La rue Pierre-Curie du cinquième arrondissement parisien ne deviendra rue Pierre-et-Marie-Curie qu’en 1967.
(9) « Hommage national à Jean Perrin pour le XXe anniversaire de sa mort », brochure du CNRS, 1962.
(10) Jean Zay, Souvenirs et solitude, Paris, Belin, 2011, p. 312.
(11) Cité par Pascal Ory, La Belle Illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, Paris, Plon, 1994, p. 479.
(12) « Pétition au ministre de l’Éducation nationale pour la recherche scientifique », mars 1933, Archives nationales F17/17463. Les huit prix Nobel signataires sont Henri Bergson (littérature, 1927), Louis de Broglie (physique, 1929), Marie Curie (physique, 1903 ; chimie, 1911), Victor Grignard (chimie, 1912), Charles Nicolle (médecine, 1928), Charles Richet (médecine, 1913) et Paul Sabatier (chimie, 1912).
(13) « Décret instituant le Conseil supérieur de la recherche scientifique », 7 avril 1933, Journal officiel de la République française du 8 avril 1933.
(14) Jean Zay, op. cit., p. 312.
(15) Ibid., p. 312-313.
(16) Ibid., p. 313-314.
(17) Pour une liste plus complète, on se reportera à Denis Guthleben, Histoire du CNRS de 1939 à nos jours, op. cit., « Prologue : pourquoi le CNRS ? », p. 13-40.
(18) « Décret créant le Service central de la recherche scientifique », 28 avril 1937, Journal officiel de la République française, 2 mai 1937.
(19) Jean Perrin, L’Organisation de la recherche scientifique en France, Paris, Hermann, 1938, p. 50.
(20) Lettre de Jean Zay aux membres du Conseil supérieur de la recherche scientifique, 4 février 1938, archives de l’Académie des Sciences, fonds Charles Jacob, CNRS 1-dossier 24.
(21) Discours de Jean Zay devant le Conseil supérieur de la recherche scientifique, 2 mars 1938, ibid.
(22) Discours de Jean Perrin devant le Conseil supérieur de la recherche scientifique, 2 mars 1938, ibid.
(23) Programmes d’extension des services de la recherche scientifique. Rapport préliminaire d’André Mayer au Conseil supérieur de la recherche scientifique, 2 mars 1938, ibid.
(24) Cette organisation sera précisée avec un nouveau décret qui, le 22 octobre 1939, donne le détail des dispositions administratives et financières en vigueur au sein du CNRS.
(25) Sur le CNRS pendant la débâcle et sous l’Occupation, voir Denis Guthleben, « La nomination de Charles Jacob à la tête du CNRS de Vichy », La Revue pour l’histoire du CNRS, n° 12, mai 2005, p. 80-87.
(26) Jean Zay, op. cit., p. 318.