« Une encyclopédie internationale de la science unitaire », in Actes du Congrès international de philosophie scientifique (Sorbonne, 1935), Hermann, 1936, vol. II (Unité de la science), p. 54-59.
1936
Par un auteur majeur quoique méconnu du Cercle de Vienne (rationalisme et empirisme logique), un programme théorique d’unification de la science, proposé lors d’un colloque à la Sorbonne en 1935.
Le polymathe autrichien Otto Neurath (1882-1945) a eu une pensée multiforme et éclairante. Il a proposé l’idée du Musée économique et social de Vienne, qu’il a fondé en 1924 et dirigé pendant 10 ans. Sa rencontre avec l’illustrateur Gerd Arntz (1900-1988) a permis la création du langage des pictogrammes ISOTYPE, appliquant là la forte pensée de Neurath : « Les mots séparent, les images rapprochent » (Worte trennen, Bilder verbinden). Sa carrière s’est faite à la fois dans la pratique et dans la théorie : même s’il n’a jamais eu de carrière académique (à cause de sa participation aux Conseils révolutionnaires de Munich, 1919), il était sociologue (sa formation initiale), théoricien de l’économie de guerre, économiste de la planification. Surtout, il a été philosophe de la connaissance, membre important du Cercle de Vienne quoiqu’oublié de nos jours (par exemple par rapport à Carnap), et dans ce cadre promoteur de la connaissance rationnelle et de l’empirisme logique.
C’est à cette activité de Neurath que se rapporte l’article de 1936 et son analyse : féru de diffusion de la connaissance (qu’il pratiquait), Neurath propose là, avec une forte dimension théorique, un projet d’encyclopédie expressément conçue dans le but de contribuer à l'unification de la science.
A.M.
Né en 1944, ancien élève de l'ENS de Saint Cloud (1963-68), agrégé de philosophie (1967), Docteur de 3ème cycle (1980, Paris1), Habilitation à diriger des recherches (1997, Paris 4), Michel Bourdeau a été chercheur au CNRS, au CAMS (Centre d’Analyse et de Mathématique Sociale, EHESS-CNRS-Paris4), avant d’être à l’IHPST. À partir de 1998, il travaille sur la philosophie d’Auguste Comte, dont il est un des spécialistes mondiaux. Auteur de nombreux ouvrages, il est directeur de recherche émérite au CNRS (page IHPST).
La place unique qu’Otto Neurath (Vienne 1882-Oxford 1945) occupe dans le Cercle de Vienne tient pour une bonne part à ce que, sa participation à la République des Conseils de Munich (1918-1919) lui ayant barré toute carrière universitaire, il a été contraint de mener en quelque sorte une double vie. D’où une œuvre très dispersée, dans ses publications comme dans ses thématiques. Les conditions de travail requises pour écrire des livres lui étant interdites, il a multiplié les textes courts, comme celui-ci, publiés dans toute sorte de revues. Ces deux faits, avec quelques autres, aident à comprendre qu’on ait tant tardé à prendre la mesure de l’importance de ses contributions. On retient le plus souvent son débat avec Schlick sur les énoncés protocolaires et son refus du tournant sémantique, qui l’a mis à l’écart du devenir ultérieur de l’empirisme logique ; mais, sociologue de formation, théoricien de l’économie de guerre et partisan de la planification, il a été l’une des cibles préférées des critiques de Hayek ; enfin, il est sans doute l’un des rares philosophes dont l’œuvre intéresse aussi les historiens de l’art.
Figure 1 : Otto Neurath (1882-1945), vers la fin de sa vie.
La présentation qui suit se contentera de signaler les thèmes récurrents, et d’ôter au texte son caractère elliptique en précisant les allusions les plus importantes. Une fois rappelées les circonstances dans lesquelles il a été écrit, et dégagée l'idée principale, deux parties traiteront de l'unité de la science, puis de l'encyclopédie ; enfin il conviendra de décrire en quelques mots le devenir ultérieur du projet, dont le dernier volume ne fut publié qu'en 1962.
Un écrit de circonstance ?
Publié en 1936 dans les Actes du Congrès international de philosophie scientifique qui s'est tenu à Paris en septembre 1935, « Une Encyclopédie internationale de la science unitaire » ne répond qu’imparfaitement au modèle classique des communications scientifiques. L’auteur vise un but avant tout pratique. S'il s'adresse aux congressistes, c'est pour faire avancer un projet éditorial, de façon à pouvoir se prévaloir de leur soutien, — soutien que la note de la première page s'empresse de signaler —, et à commencer à recruter des collaborateurs.
Le texte n'en possède pas moins une forte dimension théorique, puisque l'encyclopédie est expressément conçue dans le but de contribuer à l'unification de la science. L'originalité du propos est précisément de relier des tâches qui relèvent d'ordres différents. Les deux termes qui figurent dans le titre sont en effet indépendants l'un de l'autre : en soi, il n'y a aucune raison de relier un projet éditorial comme la publication d'une encyclopédie et cette tâche théorique qu'est l'unification du savoir scientifique. D’ailleurs, le texte n'accorde pas du tout le même poids à chacun de ces deux thèmes. L'accent est mis sur l'encyclopédie, dont Neurath indique les buts, la structure, l'esprit, le contenu. Si la question de l'unité de la science est là, c'est en tant qu'elle fournit la raison d'être de l'encyclopédie mais, ce but une fois assigné, ce qui importe est de décrire le moyen choisi pour y arriver.
Quant au plan du texte, la progression d'ensemble est claire : une fois justifiée la mise en chantier d'une nouvelle encyclopédie, Neurath en expose les principes fondamentaux, avant de considérer les modalités concrètes d'exécution. À y regarder de plus près, toutefois, les mêmes thèmes réapparaissent à chacun de ces moments, et la composition procède plutôt de manière concentrique, par reprise et approfondissement.
L'unité de la science (Einheitswissenschaft)
Plaidoyer pour l'unité. Bien qu’elle occupe moins de place, c'est de la question de la science unitaire (ou plutôt de l'unité de la science, expression que nous utiliserons désormais), qu’il convient de partir. Si, à partir de 1934, le terme sert à fédérer les différents groupes actifs depuis les années 1920 et en cours de dispersion, la thématique, elle, était présente depuis le début. Dans le cas de Carnap, par exemple, on peut la faire remonter à son ouvrage de 1928, Die Logische Aufbau der Welt, qui proposait en effet d'unifier l'ensemble du savoir en le ramenant, par une série de réductions, à une unique base qui lui aurait servi de fondement. Il semblerait toutefois que, dans cette insistance sur l'unité de la science, le rôle de Neurath ait été déterminant. Pour légitimer son choix, celui-ci invoquait deux arguments. Tout d'abord, si, comme l'affirme le Tractatus[1], il n'y a pas d'énoncé philosophique, que devient la philosophie ? Reconnaître que seuls les énoncés scientifiques sont doués de sens ne signifie pas que l'activité philosophique soit condamnée à disparaître. Il suffit de la redéfinir comme la coordination de ce dernier type d'énoncés. Désormais, philosopher consistera donc à travailler à l'unification de la science. D’un tout autre point de vue, partant cette fois des applications qui sont faites des sciences, on constate que celles-ci y sont sans cesse sollicitées conjointement. La balistique traite d’un boulet parfaitement sphérique, d’une poudre qui brûle de façon homogène, d’un canon dont l’âme est parfaitement lisse. L’artilleur, s’il veut atteindre sa cible, ne peut donc se contenter d’étudier la balistique, il doit être également chimiste, métallurgiste, de sorte qu’il est indispensable de penser les sciences dans leur interaction.
Figure 2 : Rudolf Carnap, philosophe allemand (1891-1970) naturalisé américain (1941) (photo Carnap project, Arizona State University)
La voie de l'unification
Pour ce faire, plusieurs voies ont été proposées. Chez Comte, par exemple, une des fonctions de la classification des sciences est de nous permettre de penser celles-ci comme autant de chaînons d'une même chaîne[2]. Pour les néopositivistes, la solution est à chercher du côté du langage : il s'agit de construire le langage de la science unifiée. Sous l'influence de Mach et de Russell, Carnap, en 1928, avait adopté une base phénoménaliste : dans la perspective fondationnaliste qui était alors la sienne, le point de départ ne pouvait se trouver que dans la sensation, en tant que seule donnée indubitable.
Neurath ne devait cependant pas tarder à le convaincre d'abandonner une position inséparable du solipsisme, au profit d'une base physicaliste ; d'opter, en d'autres termes, pour un langage physicaliste, c'est-à-dire qui décrit les objets physiques intersubjectifs et leurs propriétés observables. En psychologie, cela signifie l'adoption du behaviorisme – et Neurath avait, dit-on, entrepris de traduire les textes de Freud en termes comportementaux. Chez Comte, la classification des sciences permet de les penser d'un même mouvement, tout en faisant droit à une diversité donnée comme irréductible. Ce n'est pas le cas ici : le langage de la physique est tenu pour suffisant en droit pour décrire le monde, et le programme de Neurath s'accompagne d'un réductionnisme qui tend à nier l'existence de phénomènes émergents.
Comme le texte le mentionne à plusieurs reprises, l'adoption d'une terminologie commune contribue aussi à l'unité de la science. C'est ainsi qu'à l'ordre du jour du congrès de 1935 figurait l'uniformisation du symbolisme utilisé en logique, aucune entente ne régnant sur ce point entre les auteurs ou les écoles. La difficulté à trouver une terminologie commune est bien illustrée par le désaccord des deux co-organisateurs du congrès de 1935 sur le nom à donner à l'événement. Faut-il parler d'empirisme scientifique, d'empirisme logique, de positivisme logique, de néopositivisme ? Dans son texte, Neurath passe sans crier gare du premier terme au second et il s'est expliqué ailleurs sur les raisons qui l'avaient conduit à rejeter positivisme. Mais cela ne suffit pas à régler la question et aujourd’hui encore l'usage n'est toujours pas fixé. Le texte évoque encore la question des termes qu'il y aurait lieu d'éviter ; il mentionne à ce propos ceux qui sont propres aux sciences spéciales, mais la mesure vise tout particulièrement le vocabulaire métaphysique, Neurath ayant envisagé de créer un Index verborum prohibitorum.
Une position originale et isolée
Sur la question du langage de la science unifiée, Neurath en arrivera à défendre une position extrêmement minoritaire. Contre le formalisme des logiciens, il prend la défense du langage ordinaire : le langage physicaliste n'est rien d'autre qu’une sorte de jargon universel, de lingua franca de la science, qui devrait en principe être intelligible même par un chauffeur de taxi. Il s'était très tôt déclaré hostile au tournant sémantique consécutif à l'adoption par Carnap de la théorie tarskienne de la vérité ; d'où une distanciation croissante d'avec celui dont il avait été jusqu'alors très proche. Il en était même venu à proposer de « laisser tomber le terme de vérité ». Pour un énoncé, être vrai, ce n'est rien d'autre que d'appartenir au langage de la science unifiée. Il est impossible de vérifier isolément un énoncé et, contre « l'absolutisme de la vérité », il faut admettre qu'il n'existe pas d'énoncé « incorrigible », pas même les énoncés d'observation.
Les prémices d'une telle position se trouvent dans un texte de 1913, Les voyageurs égarés de Descartes et le motif auxiliaire, dont on a souligné le caractère fondateur pour l'ensemble de la pensée de l'auteur. Neurath y dénonçait l'idée d'un fondement radical et y ébauchait son holisme qui trouvera son expression canonique dans l'image du bateau : nous ne pouvons pas atteindre la terre ferme et nous sommes condamnés à réparer les avaries en pleine mer.
L'encyclopédie contre le système
Si Neurath a puissamment contribué à faire de l'unité de la science l'axe directeur autour duquel regrouper les efforts des partisans d'une philosophie scientifique, il ne pouvait pas en dire, comme il le fera de l'encyclopédie, « c'est mon projet ». L'idée remonte aux années de formation du jeune Viennois et, dès l'immédiate après-guerre, avec son beau-frère, le mathématicien Hans Hahn, il avait conçu le projet d'une série d'une centaine de petits volumes traitant des sujets les plus divers, projet pour lequel Einstein avait manifesté un très vif intérêt. Étymologiquement, en-cyclo-pédie désigne le cycle des études que doit parcourir l'enfant. Cette dimension pédagogique s'accordait parfaitement avec les activités de celui qui, à Vienne, fonda et dirigea longtemps le Musée économique et social. En contribuant à la diffusion, auprès des classes populaires, de ce que le Manifeste du Cercle de Vienne allait appeler la conception scientifique du monde, il s'agissait de poursuivre l'idéal des Lumières et de former une opinion publique éclairée. L'exposé de 1935 correspond à une nouvelle étape du projet. Pour convaincre ses auditeurs de son utilité, Neurath prend soin de comparer sa proposition avec les encyclopédies existantes, de façon à en montrer l'originalité et la fécondité.
Figure 3 : Le musée économique et social à Vienne (photo WikiCommons Hjanko). O. Neurath fonda ce musée avec la Ville en 1924 et le dirigea jusqu’en 1934.
Parmi les traits caractéristiques de la nouvelle encyclopédie, le plus remarquable est sans conteste sa non-systématicité, annoncée dès la première phrase du texte :
Ce n'est pas la notion de 'système', mais celle d'encyclopédie, qui nous offre le véritable modèle de la science prise dans son ensemble. [54]
Par ce biais, c'est la question de l'unité de la science qui refait surface. Il y a en effet deux façons de concevoir l'unité : l'unité systématique, l'unité encyclopédique. Rejetant la première, celle à laquelle on pense le plus volontiers, Neurath opte pour la seconde. Le système est clos, achevé, composé de synthèses rétrospectives, alors que l'encyclopédie est ouverte et
devra montrer dans quelle direction s'ouvrent des voies nouvelles. [55]
De ce que certains corps de savoir peuvent être systématisés, on conclut à tort que tout savoir en cours de constitution est destiné à finir en système. Cette erreur repose sur une conception erronée de l'axiomatisation. Celle-ci ne fait jamais que « pousser quelques pointes en avant » (ibid.), laissant subsister ailleurs lacunes et même contradictions. Cette volonté de faire système à tout prix est une nouvelle expression de ce que le texte de 1913 cité plus haut appelait « pseudo rationalisme ». Pour entreprendre des synthèses prétendument systématiques, il faut être convaincu qu'elles reposent sur des bases indubitables. L'image du bateau est là pour nous rappeler que nous opérons à partir de prémisses douteuses et que les résultats que nous obtenons sont sans cesse révisables. Cette conscience aigüe du caractère contingent du savoir, qui conduit à l'histoire et à la sociologie des sciences, s'applique à l'encyclopédie elle-même : c'est « une formation historique donnée, à laquelle aucun ‘‘idéal extra historique’’ n'est opposable ».
On ne se méprendra pas sur cette critique, qui n’atteint qu’une forme, la plus fréquente il est vrai, de systématicité. Le programme de Neurath comprend en réalité deux volets : « pas de système par en haut, mais une systématisation partant d'en bas ». Comme le disait Philippe Frank, dans la discussion qui suivit en 1935 l’exposé de Neurath, il s'agit de « coordonner les sciences particulières directement, en montrant leurs relations concrètes, et non indirectement en les rapportant toutes à un système abstrait commun, mais peu net[3] ».
@@@@@@@
L'encyclopédie devait encore se signaler par l'attention toute particulière accordée aux représentations graphiques, en tant qu'elles font partie intégrante du langage scientifique. Ici, Neurath pouvait s'appuyer sur des résultats déjà obtenus et qui avaient abouti à la création d’ISOTYPE (International System Of Typographical Pictorial Education).
Figure 4 : Logo de l’ISOTYPE.
Le travail initial s'était développé pour les expositions organisées dans le cadre du Musée économique et social. Ce qui s'appelait alors méthode viennoise de statistique, commençait par opposer les mots et les images : les mots séparent, les images rapprochent (Worte trennen, Bilder verbinden), pour ensuite entreprendre de constituer un authentique langage visuel, avec son lexique et sa grammaire (voir les illustrations ci-après).
Pour ce faire, Neurath avait su s'assurer le concours d'une équipe tout à fait exceptionnelle, qui a laissé, dans ce domaine, une contribution aujourd'hui reconnue comme majeure mais qui, jusqu'à présent, a intéressé d'avantage les historiens de l'art ou les graphistes que les philosophes. Il est vrai que cet aspect a vite disparu de l'encyclopédie et, si Neurath continuera dans cette voie jusqu'à sa mort, ce sera de façon indépendante (cf. encadré ci-dessous).
Parmi les principales caractéristiques de l'encyclopédie, mentionnons enfin celle qui a trait au mode de travail qui sera demandé à ses collaborateurs. Pour fixer une terminologie commune ou pour jeter des ponts entre les disciplines, des contacts réguliers sont indispensables. Les auteurs seront donc invités à discuter entre eux et à coopérer de façon suivie. Le caractère international de l'encyclopédie signalé dans le titre ne fait que souligner cette dimension collective et Neurath a un temps prévu d'inclure un index trilingue, incorporant la terminologie commune qui aurait été établie.
Le devenir de l'encyclopédie
La dernière partie du texte donne quelques indications sur ce à quoi devait ressembler le résultat. Une certaine distance sépare toujours la conception de l'exécution mais cette fois l'écart apparaît colossal. Grâce aux bons offices de Charles Morris, dont Neurath s'était assuré le concours depuis longtemps, un contrat fut signé en 1937 avec les presses de l'Université de Chicago. Quand la guerre a éclaté, il était prévu de diviser l'encyclopédie en trois ou quatre sections. La première, Fondations de l'unité de la science, devait former deux volumes, comportant chacun dix monographies, dont certaines étaient déjà parues. Une deuxième section, de six volumes, devait alors traiter des problèmes de méthode, en mettant l'accent sur les divergences de point de vue. Les huit volumes de la section trois auraient ensuite décrit l'état d'unification des différentes sciences, ainsi que leurs interrelations.
Figure 6 : couverture du volume I, art. n°6-10, de l’Encyclopédie unitaire (The University of Chicago Press, 1938, édité par O. Neurath, R. Carnap, C. Morris).
Neurath aurait souhaité ajouter une quatrième section, de dix volumes, accompagné chacun de son thésaurus visuel, où méthodes et résultats décrits précédemment auraient été appliqués à l'éducation, l'ingénierie, le droit ou la médecine ; mais ses coéditeurs, Carnap et Morris, ne partageaient pas ce point de vue, qui aurait doublé la taille de l'ensemble. De fait la troisième section en était restée aux déclarations de principes les plus générales et déjà pour la deuxième section, si les trois hommes étaient tombés d'accord sur ce qui devait en être les grandes lignes, avec l'espoir de la terminer pour 1944, ils n'avaient pas réussi à s'entendre sur la forme précise à lui donner.
Figure 7 : L’autobiographie visuelle, publication posthume à laquelle Neurath travaillait de 1943 à sa mort. L’ouvrage est paru chez Hyphenpress (Londres, 2011), édité par Matthew Eve & Christopher Burke.
La guerre allait de toute façon interrompre brutalement l'entreprise. Même si, ensuite, Carnap et Morris continueront le travail, Neurath, qui en avait été l'instigateur et le maître d'œuvre n'était plus là pour s'en occuper. C'est ainsi qu'il fallut attendre 1962 pour que la première section soit achevée, avec la parution de La structure des révolutions scientifiques de Kuhn.
Dans cet échec, car il faut bien parler d'échec, les circonstances ont joué un grand rôle. Que se serait-il passé si la guerre n'avait pas éclaté ? Si Neurath n'était pas mort en 1945 ? Nous ne le saurons jamais. Il y a toutefois de bonnes raisons de penser que, même alors, l'entreprise se serait heurtée à des difficultés quasi insurmontables. À partir de 1937, avec l’exil des intellectuels européens, le travail de l'encyclopédie s'est effectué avant tout aux USA, où la vie académique a été peu perturbée par la guerre. La lenteur rencontrée dans l'avancement des travaux tient donc pour une bonne part à des causes endogènes et on peut se demander si en concevant un projet aussi ambitieux, Neurath avait bien pris la mesure des forces dont il disposait pour le réaliser. Il aimait à se réclamer de Diderot mais, dans sa conviction que le progrès des Lumières passait, au vingtième siècle, par une nouvelle encyclopédie, ne ressemblerait-il pas plutôt à cet Alejandro Glencoe dont parle Borges dans El congreso et qui avait conçu « une entreprise si vaste qu'elle finit par se confondre avec le cosmos et avec la somme des jours ».
(janvier 2016)
[1]. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 1921.
[2]. Voir M. Bourdeau, analyse de « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants » (A. Comte, 1825), BibNum, juin 2015.
[3]. Cette citation de Neurath, ainsi que les deux précédentes, sont empruntées à l’article « L’encyclopédie comme "modèle" », Revue de synthèse, XII-1936, respectivement p. 200, 196 et 191.
Autour de Neurath
|
|
|
|
Site
|
Sur l'Isotype
|
|
|