Augustin Fresnel, né à Broglie (Eure) en 1788 et mort à Ville-d’Avray (actuellement dans les Hauts-de-Seine) en 1827, entre à l’Ecole Polytechnique à l’âge de 16 ans, puis devient cinq ans plus tard ingénieur du Corps des ponts et chaussées. Élu à l’unanimité membre de l’Académie des Sciences en 1823, il a accompli, durant sa courte vie, des travaux de premier ordre sur la lumière, mettant en évidence son caractère ondulatoire et s’opposant à la théorie corpusculaire vivement défendue par Isaac Newton (1643-1727) puis, entre autres, par Jean-Baptiste Biot (1774-1862) et Siméon Denis Poisson (17811840). Concomitamment aux travaux de Thomas Young (1773-1829), Fresnel réalise des expériences de diffraction de la lumière qui ne pouvaient être expliquées que par la théorie ondulatoire. Il parvient ensuite à appliquer sa théorie aux phénomènes de polarisation et à les formuler mathématiquement.
Membre de la Commission des Phares et Balises à partir de 1819, il met au point un nouveau système d’éclairage des phares basé sur les lentilles à échelons et les systèmes catadioptriques et qui équipent encore aujourd’hui les phares du monde entier
(1). Fresnel avait une santé très fragile ; avant sa mort – il décède de la tuberculose – il est honoré pour l’ensemble de ses travaux par la médaille Rumford de la
Royal Society of London dont il est membre depuis 1825. Il reçoit ainsi la reconnaissance qu’il a longtemps réclamée auprès des britanniques qui tendaient à ignorer son apport dans le domaine de la diffraction de la lumière.
Le Mémoire sur « La double réfraction que les rayons lumineux éprouvent en traversant les aiguilles de cristal de roche suivant les directions parallèles à l’axe », présenté à l’Académie des Sciences le 9 décembre 1822, est un jalon important dans le cours des nombreuses découvertes effectuées au XIXème siècle, à propos de certains corps solides, liquides ou gazeux doués de pouvoir rotatoire. La théorie de la double réfraction de Fresnel dans de tels systèmes, couramment appelée par les chimistes « biréfringence circulaire » permet d’expliquer l’interaction entre une lumière dite polarisée et un milieu doué d’activité optique.
L’histoire du pouvoir rotatoire commence probablement avec le danois Erasmus Bartholin (1625-1698) qui découvre la double réfraction du spath d’Islande (appelé aussi spath calcaire) en 1669. Cet étrange dédoublement des images transmises par le cristal permit à Christiaan Huygens (1629-1695) d’étayer sa théorie ondulatoire de la lumière. C’est cependant Étienne-Louis Malus (1775-1812), plus d’un siècle plus tard (1808), qui complètera la découverte par une observation qui se révèlera capitale : la lumière réfléchie par une surface vitreuse possède une polarisation, dont la direction peut être déterminée grâce à la double réfraction d’un cristal de spath d’Islande.
De la biréfringence à la polarisation
La biréfringence (ou double réfraction) est un phénomène dont on observe tôt les effets (Bartholin 1669), mais qui était difficile à analyser puisqu’on ne découvrit le phénomène de polarisation de la lumière que plus d’une siècle après (Malus 1808).
Figure 1 : Double réfraction à travers un cristal de spath d’Islande (calcite CaCO3). L’image des lettres à travers le cristal, déjà décalée par rapport à l’image ne traversant pas le cristal (effet de réfraction), est par surcroît dédoublée (effet de double réfraction).
Cette propriété de biréfringence est maximale lorsque le rayon lumineux est perpendiculaire à « l’axe optique » du cristal, nulle quand il est parallèle. Ce que Fresnel rappelle (p.732) : « on remarque deux positions du rhomboïde dans lesquelles un des deux faisceaux s’évanouit entièrement et la lumière incidente n’éprouve plus qu’un seul mode de réfraction en traversant le cristal ».
Fresnel rappelle cette histoire dans son mémoire (introduction, p.731) :
Avant les belles découvertes de Malus, on avait remarqué depuis longtemps que les deux faisceaux dans lesquels la lumière se divise en traversant un rhomboïde de Spath calcaire y reçoivent cette modification singulière à laquelle il a été donné le nom de polarisation, d’après les idées de Newton sur la cause physique du phénomène. Ainsi Malus, à proprement parler, n’a pas découvert la polarisation de la lumière ; mais il a montré qu’on pouvait imprimer aux rayons, par la simple réflexion sur un corps transparent sous une incidence convenable, ou par leur passage oblique au travers d’une suite de lames diaphanes, la même modification qu’ils reçoivent quand ils sont divisés en deux faisceaux distincts par les cristaux doués de la double réfraction.
La polarisation de la lumière
La lumière naturelle n’est pas polarisée mais elle le devient après réflexion (c’est justement ce que décèle Malus). Le plan de polarisation est perpendiculaire à la direction de propagation de la lumière : ce plan porte les champs électrique E et magnétique B de l’onde électromagnétique lumineuse.
Figure 2 : Polarisation d’une corde vibrante (image e-scio.net). On peut ainsi se représenter, par analogie, la polarisation : à gauche, le « bonhomme de Malus » imprime un mouvement horizontal, l’onde de propagation est polarisée horizontalement ; à droite, il imprime un mouvement vertical, l’onde de propagation est polarisée verticalement. Dans les deux cas, la direction de propagation de l’onde est la même, face au bonhomme.
La polarisation peut être rectiligne (schémas ci-dessus, E orienté dans une direction fixe dans le plan de polarisation) ou circulaire (E décrit un cercle dans ce plan) ; elle peut aussi être elliptique, combinaison de lumière polarisée rectiligne et de lumière polarisée circulaire.
La lumière polarisée ainsi mise en évidence par Malus a rapidement été un objet d’étude pour les physiciens. En 1811, François Arago (1786-1853) observe que des lames de quartz convenablement taillées, disposées sur le parcours d’un rayon de lumière polarisé par réflexion, provoquent une rotation du plan de polarisation par rapport à son orientation initiale
(2) : les cristaux de quartz possèdent un pouvoir rotatoire. Peu après, en 1812, le physicien Biot complète l’observation d’Arago en montrant que certains quartz dévient le plan de polarisation vers la droite (ils sont dits
dextrogyres), d’autres vers la gauche (lévogyres)
(3). En 1815, Biot montre que le pouvoir rotatoire n’est pas l’apanage des corps cristallisés, mais s’observe également sur des solutions liquides de substances organiques naturelles, telles que le camphre, l’essence de térébenthine, le sucre, et l’acide tartrique. Cette propriété existe aussi à l’état gazeux, comme il l’a montré par une expérience mémorable (1817) mettant en évidence le pouvoir rotatoire de la vapeur d’essence de térébenthine. Fervent défenseur de la théorie newtonienne sur la nature corpusculaire de la lumière, Biot ne parvient pas à expliquer ses observations expérimentales et c’est finalement Fresnel qui applique sa formulation mathématique de la lumière polarisée. Ainsi, il met au point un dispositif expérimental qui permet de fabriquer de la lumière polarisée circulairement, le rhomboèdre de Fresnel (§2, texte p. 733) :
Dans un mémoire que j’ai eu l’honneur de lire à l’Académie, vers la fin de 1817
(4), j’ai fait connaître une nouvelle modification de la lumière, aussi générale ou pour mieux dire aussi uniforme que la polarisation elle-même, en ce que les rayons de diverses couleurs qui composent la lumière blanche la reçoivent tous à la fois et au même degré, comme cela a lieu pour la polarisation ordinaire. Voici en quoi ce procédé consiste : après avoir polarisé préalablement le faisceau lumineux, soit par son passage au travers d’un rhomboïde de spath calcaire, soit par sa réflexion sur une glace non étamée inclinée de 35°, on l’introduit dans un parallélipipède [sic] de verre, où il éprouve successivement, sur les deux faces opposées, deux réflexions intérieures et complètes, sous l’incidence de 50° environ, et suivant un plan incliné de 45° relativement au plan primitif de polarisation. L’angle des faces d’entrée et de sortie du parallélipipède avec les deux faces réfléchissantes doit être tel que celles-là se trouvent à peu près perpendiculaires aux rayons incidents et émergents, afin qu’elles n’exercent sur eux aucune action polarisante.
Fresnel décrit ici une expérience qui permet de produire de la lumière dite polarisée circulairement à partir d’une lumière polarisée linéairement. Il comprend qu’une lumière polarisée circulairement est la somme de deux ondes linéairement polarisées orthogonales entre elles et déphasées d’un quart d’onde (texte p. 734) :
Ce sont des expériences qui m’ont fait reconnaître que la lumière ainsi modifiée pouvait être considérée comme composée de deux faisceaux qui suivent la même route, mais sont polarisés dans des directions rectangulaires et diffèrent dans leur marche d’un quart d’ondulation.
Fresnel observe que le phénomène de double réfraction n’existe pas seulement dans certains cristaux mais aussi dans certaines substances (§3, texte p.735) :
Ces conséquences, qui semblaient lever toutes les difficultés théoriques de la coloration de l’essence de térébenthine, me conduisaient naturellement à supposer que ce liquide, dans lequel j’avais démontré l’existence de la double réfraction par plusieurs expériences d’interférences, a ses particules constituées de telle sorte que chacune d’elles possède la double réfraction et imprime en outre aux rayons lumineux, à leur entrée et à leur sortie, la même modification qu’ils reçoivent par deux réflexions complètes dans un parallélipipède de verre.
Comme Biot le présupposait à l’époque, on voit apparaître l’idée que le pouvoir rotatoire est une action moléculaire dépendant de leur constitution individuelle, alors que dans les cristaux le pouvoir rotatoire résulte du mode d’agrégation de ses constituants (§3, texte p.735-736) :
Pour achever de représenter fidèlement les phénomènes, il fallait supposer en outre que dans ces particules la double réfraction est très différente pour les rayons de diverses couleurs, et en raison inverse de leur longueur d’ondulation, d’après la loi de M. Biot sur les déviations du plan de polarisation de la lumière totale qui a parcouru un tube rempli d’essence de térébenthine ; car en admettant que la double réfraction de chaque espèce de rayon dans les particules de ce liquide, est en raison inverse de leur longueur d’ondulation, on trouve, par les formules d’interférences que j’ai employées, que la déviation du plan de polarisation du faisceau total de lumière homogène, au sortir du liquide, est en raison inverse du carré de la longueur d’accès ou d’ondulation, comme M. Biot l’avait conclu de ses observations.
Fresnel observe « la dispersion de la double réfraction », qui apparaît beaucoup plus forte pour les rayons rouges que pour les rayons violets (§9, texte p. 744) :
D’après la seule considération des faits, on pourrait donner le nom de polarisation rectiligne à celle qu’on avait observée depuis longtemps dans la double réfraction du spath calcaire, et que Malus a le premier remarquée dans la lumière réfléchie sur les corps transparents, et nommer polarisation circulaire la nouvelle modification dont je viens de décrire les propriétés caractéristiques : elle se divisera naturellement en polarisation circulaire de gauche à droite, et en polarisation circulaire de droite à gauche…. Entre la polarisation rectiligne et la polarisation circulaire, il existe une foule de degrés intermédiaires de polarisations diverses, qui participent des caractères de deux autres, et auxquels on pourrait donner les noms de polarisations elliptiques.
Fresnel montre qu’en décomposant une onde polarisée rectilignement en la somme de deux ondes polarisées circulairement droite et gauche, celles-ci ne se propagent pas à la même vitesse dans un milieu chiral5. On obtient la loi de Fresnel sur la biréfringence circulaire qui relie le pouvoir rotatoire d’une substance chirale à l’indice de réfraction des deux lumières droite et gauche. La loi de Fresnel donne l’expression de l’angle en fonction de la différence (nG – nD), où nG et nD sont respectivement les indices de réfraction pour la lumière polarisée circulairement gauche (notée LPCG) et pour la lumière polarisée circulairement droite (notée LPCD), la longueur de la cuve / et la longueur d’onde étudiée λ. La grandeur (nG – nD) s'appelle la biréfringence circulaire.
(loi de Fresnel)
Fresnel ignore tout du caractère moléculaire du pouvoir rotatoire. Alors que William Herschel (1792-1871) montre en 1820 que le pouvoir rotatoire est lié au sens du cristal hémièdre (appelé à l’époque cristal plagièdre – voir encadré) et qu’il est possible de distinguer le sens des facettes du quartz selon le caractère dextrogyre ou lévogyre, c’est finalement Louis Pasteur (1822-1895) qui introduit en 1848 la dissymétrie moléculaire en suggérant le lien entre l’hémiédrie d’un cristal et son caractère moléculaire. En observant de plus près le sel double de sodium et d’ammonium de l’acide tartrique, Pasteur montre que les cristaux de ce sel sont en fait constitués de deux sortes de cristaux : des cristaux hémièdres droits et des cristaux hémièdres gauches. Il les sépare à la main, et quand il les dissout à nouveau dans de l’alcool, il montre que les solutions de cristaux droits font tourner la lumière dans un sens et les solutions de cristaux gauches dans l’autre sens. Pasteur effectue de cette façon le premier dédoublement spontané ! Mais il faut attendre 1874 pour que Joseph Achille Le Bel (1847-1930) et Jacobus Henricus van't Hoff (1852-1911, premier prix Nobel de chimie en 1901) inventent de façon indépendante la « chimie dans l’espace » et la théorie du carbone asymétrique. La stéréochimie est enfin née ! Le terme « chiral
(6) » est proposé en 1902 par William Thomson (1824-1907), mieux connu sous le nom de Lord Kelvin, lors des conférences de Baltimore : « J’appelle
chiral toute figure géométrique ou tout ensemble de points qui n’est pas superposable à son image dans un miroir. Je parle alors de
chiralité ».
Stéréochimie : la chimie dans l’espace
Le terme stéréochimie est un terme générique utilisé pour décrire la chimie dans l’espace à trois dimensions. En 1874, Le Bel et van’t Hoff découvrirent qu’un carbone possédant quatre substituants différents possédait deux structures différentes dans l’espace, images l’une de l’autre dans un miroir (figure 3, C). On comprit alors que les deux tartrates doubles séparés par Pasteur en 1848 possédaient des structures chimiques tridimensionnelles et images miroir (figure 3, D). Le terme « chiralité » a ensuite été introduit par Lord Kelvin en 1902 pour ce type particulier de stéréochimie. Attention, il existe aussi un troisième type de tartrate, le tartrate dit méso, qui n’est pas chiral (il est superposable à son image dans un miroir). Les cristaux de quartz (A) sont dits hémièdres car ils possèdent des facettes qui sont deux à deux images dans un miroir. Dans le quartz, l’hémiédrie résulte de l’enroulement d’hélices de tétraèdres SiO4, qui peut se faire dans les deux sens, droit et gauche.
Figure 3. Les objets chiraux et leurs images spéculaires. (A) Cristaux hémièdres (ou plagièdres) du quartz. (B) L’image spéculaire d’une main gauche est la main droite. L’’origine du terme « chiral » est le terme grec « kheir », signifiant « main ». (C) Un exemple de molécule (le bromochlorofluorométhane) possédant un carbone asymétrique. Les liaisons C-H et C-Br sont dirigées vers l’arrière ou vers l’avant selon qu’elles sont respectivement en pointillés ou en gras. (D) Le tartrate double chiral de sodium et d’ammonium et son image dans le miroir.
On parle d’énantiomères pour décrire les deux molécules chirales qui sont images l’une de l’autre dans un miroir. Deux énantiomères font tourner la lumière polarisée rectilignement dans des sens opposés.
Et les médicaments ? Au XIXe siècle, on utilisait déjà des principes actifs chiraux comme la morphine extraite du pavot ou la quinine extraite des écorces de quinquina et utilisée comme anti-paludique. La structure chimique et tridimensionnelle de ces molécules n’était cependant pas connue. Malgré les idées énoncées par Pasteur à la fin du XIXe, du temps a été nécessaire aux chimistes pour comprendre que la chiralité avait un grand impact sur les organismes vivants. Il a fallu attendre les années 1960 et le drame de la Thalidomide, médicament qui fut administré aux femmes enceintes comme antivomitif et qui provoqua chez les nouveaux-nés de graves malformations. On connaît aujourd’hui la raison de ce drame : alors qu’un des énantiomères est bien un anti-vomitif, l’autre énantiomère est tératogène ! Beaucoup de médicaments possèdent des propriétés thérapeutiques différentes selon leur forme énantiomère. Les acides carboxyliques aromatiques comme le naproxène ou l’ibuprofène sont connus pour avoir un effet anti-inflammatoire et antipyrétique7 sous une forme énantiomère et sans effet important sous l’autre forme. De même, le propanolol est connu pour avoir un effet ß-bloquant8 sous une forme énantiomère et contraceptif masculin sous l’autre forme. Les goûts et les odeurs ont également à voir avec la chiralité : par exemple, l’asparagine a le goût amer de l’asperge sous une forme énantiomère et possède un goût plutôt sucré sous l’autre forme. La mesure d’énantiomères dans une solution chirale est donc « une information d’importance pour les laboratoires pharmaceutiques, les énantiomères de certaines substances médicamenteuses étant très toxiques ». (article La Recherche n°404 janvier 2007).
Enfin, les sucres et les acides aminés qui sont les éléments constitutifs du monde vivant (animal et végétal) sont chiraux et existent essentiellement sous une seule forme énantiomère ! On dit que le monde vivant est dissymétrique. Le lien entre cette dissymétrie et l’origine de la vie demeure un thème de recherche fascinant !
(2) Arago,
Mémoires de l’Institut des sciences, lettres et arts (Classe des sciences mathématiques et physiques), vol. 12 (1811), p. 93-134.
(3) Biot, «
Expériences sur les plaques de cristal de roche taillées perpendiculairement à l’axe de cristallisation », Mémoires de l’Institut des sciences, lettres et arts (Classe des sciences mathématiques et physiques), vol. 13 (1812), p. 218.
(4) Fresnel, « Mémoire sur les modifications que la réflexion imprime à la lumière polarisée » et « Supplément », N° XVI et XVII.
(5) Voir note page suivante.
(6) Du grec « kheir », main : les mains constituent en effet un système chiral (cette racine grecque a donné des mots comme
chiromancie ou
chirurgie).
(7) Antipyrétique = contre la fièvre (du grec
puretos, fièvre, et
pur, feu).
(8) Substance qui bloque l’action de l’adrénaline, utilisée par exemple dans le traitement de l’hypertension artérielle.