En 1861 paraît, dans le Bulletin de la Société d’Anthropologie de Paris, sous la plume de Paul Broca (1824-1880), une petite note de quatre pages qui va révolutionner le monde des neurosciences (Texte n°1). Paul Broca n’est pas un inconnu. A Paris, un hôpital porte son nom ; il y a aussi sa rue, dans le XIIIème arrondissement, ainsi qu'à Bordeaux, Reims, Mantes-la-Jolie et sans doute ailleurs en France, et sa place à Sainte-Foy-la-Grande (Dordogne) où il est né.
Naissance de l'anthropologie
Nous sommes en 1861 et le Bulletin de la Société d’Anthropologie de Paris, qui publie cette notule, édite son tome 2. Le monde scientifique est alors en pleine ébullition. Charles Darwin vient de publier son livre iconoclaste (De l’origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie, 1859). Paul Broca partage ces idées transformistes dont le Français Jean-Baptiste de Monet, chevalier de Lamarck (1744-1829), dans sa Philosophie zoologique (1809), s’était fait le héraut un demi-siècle plus tôt. Il crée en 1859, avec des collègues qui ont comme lui une forte culture naturaliste, la Société d’Anthropologie de Paris.
Le terme anthropology apparaît en 1655 dans un ouvrage anglais anonyme. En 1735, le Suédois Karl Linné (1707-1778) fait entrer l’homme dans la classification zoologique et le range avec les singes dans l’ordre des Primates. En 1749 Georges Louis Leclerc, comte de Buffon, publie son Histoire naturelle de l’homme. Ce sont les Allemands Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840) en 1795 puis Emmanuel Kant (1724-1804) en 1798 qui introduisent le terme « anthropologie » avec son acception actuelle. En 1827 Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent (1778-1846) publie son Essai zoologique sur le genre humain. En 1855 est créée à Paris, pour Armand de Quatrefages (1810-1892), la chaire d’Anthropologie. La Société d’Anthropologie, que fonde Paul Broca en 1859, fait suite à la Société des Observateurs de l’Homme, créée en 1800, puis à la Société d’Ethnologie de Paris, fondée en 1839 par le Français William Edwards (1777-1842). Ces deux sociétés s’en tenaient essentiellement aux aspects ethnologique (races) et éthologique (comportements) des populations humaines et négligeaient l’anthropologie physique chère à Paul Broca. Ce dernier fonde aussi, en 1868, le Laboratoire d’Anthropologie de l’École des Hautes Études, en 1872 la Revue d’Anthropologie et en 1875 l’École d’Anthropologie.
Cette société veut mettre l’homme à la place qui lui revient dans l’échelle des êtres vivants et l’étudier en utilisant les méthodes scientifiques classiques de la zoologie et de l’anatomie comparée – que le Français Georges Cuvier (1769-1832) avait créée – rejetant les considérations morales, religieuses ou philosophiques qui prévalaient alors. Les membres de cette Société vont entreprendre, pour la première fois en anatomie, une étude quantitative et statistique de l’être humain, comme celle qui se rapporte à la taille de l'encéphale, ou encéphalisation.
L’encéphalisation, ou étude de la taille de l'encéphale
Les deux documents sur l’aphasie sont un épiphénomène dans les travaux de Paul Broca. Une autre de ses activités, directement liée à la création de la Société d’Anthropologie, montre le souci qu’il avait d’appliquer les méthodes scientifiques à l’étude de l’homme. Un des problèmes cruciaux consistait alors à lier l’intelligence, animale ou humaine, au volume encéphalique. Georges Cuvier (1769-1832), dans ses leçons d’Anatomie Comparée (1802), avait étudié ce problème et montré que le rapport de la masse encéphalique à la masse du corps, qui favorisait les animaux de petite taille, n’était pas une bonne méthode pour mesurer l’intelligence. La découverte de l’homme fossile en 1838 par Jacques Boucher de Crèvecœur de Perthes (1788-1868), puis en 1861 par Édouard Lartet (1801-1871) déclenche une série de travaux sur l’homme. Citons par exemple les Américains Samuel George Morton (1799-1851, il mesure le volume intracrânien qu’il assimile à la capacité intellectuelle en 1839) et Othniel Charles Marsh (1832-1899, il montre la progression des volumes intracrâniens chez les Mammifères de l’ère tertiaire en 1874). A la suite des travaux de modernisation de la ville de Paris, effectués sous le Second Empire sous la direction du baron Georges Haussmann (1809-1891), travaux qui entraînent la destruction d’un certain nombre de cimetières, on étudie les crânes et autres ossements des diverses époques historiques du vieux Paris avant de les entreposer dans les Catacombes. Bon nombre d’anthropologues des années 1860 s’intéressent à ces problèmes. Citons, à côté de Paul Broca (Entre autres : Sur le volume et la forme du cerveau suivant les individus et suivant les races, BSAP 1861, 2 : 139-204 & 301-321 - Sur la capacité des crânes parisiens des diverses époques, BSAP 1862, 3 : 102-116), Léonce Manouvrier (1850-1927) qui a écrit des centaines de pages sur ces mesures (Sur l’interprétation de la quantité dans l’encéphale et dans le cerveau en particulier, BSAP 1885, 2 : 137-326 - Mémoires) ou Louis Lapicque (1866-1952) qui y consacre plus de vingt articles de 1898 à 1941. C’est le Russe Alexander von Brandt (1844-1932) qui fournira, en 1867, les bases du traitement moderne de l’encéphalisation en proposant de comparer le volume encéphalique non plus au volume du corps, mais à sa surface (Sur le rapport du poids du cerveau à celui du corps chez différents animaux, Bulletin de la Société Impériale des Naturalistes de Moscou, 40 : 525-543, article écrit en français) (1).
Latéralisation des fonctions contre symétrie parfaite
Revenons à la note de 1861, où l'on trouve les circonstances qui ont conduit Paul Broca, à la suite de l’autopsie du fameux Tan-tan, à faire l’hypothèse de la localisation d’un centre du langage dans une circonvolution du lobe frontal gauche.
M. Broca, à l'occasion du procès-verbal, présente le cerveau d'un homme qui est mort dans son service à l'hôpital de Bicêtre, et qui avait perdu depuis vingt et un ans l'usage de la parole (…) il ne pouvait plus prononcer qu'une seule syllabe, qu'il répétait ordinairement deux fois de suite ; quelle que fût la question qu'on lui adressât, il répondait toujours tan, tan, en y joignant des gestes expressifs très variés. (…) mais il suffit de jeter un coup d'œil sur la pièce pour reconnaître que le foyer principal et le siège primitif du ramollissement est la partie moyenne du lobe frontal de l'hémisphère gauche ; c'est là qu'on trouve les lésions les plus étendues, les plus avancées et les plus anciennes (…) Tout permet donc de croire que, dans le cas actuel, la lésion du lobe frontal a été la cause de la perte de la parole.
Il est remarquable que Broca soit arrivé à cette conclusion tant à cette époque la compréhension de la structure de l’encéphale est encore dans les limbes. Il faudra en effet attendre 1875 pour que l’Italien Camillo Golgi (1843-1926) mette au point la coloration cellulaire par imprégnation métallique, si utile pour l’étude des cellules nerveuses et de leurs longs prolongements, et 1899 pour que l’Espagnol Santiago Ramon y Cajal (1852-1934), utilisant cette méthode de Golgi, publie les premières images de la structure cellulaire du tissu nerveux.
L'imprégnation métallique
Cette méthode, appelée réaction noire par Golgi et qui utilise le nitrate d’argent, est fondée sur la précipitation de l’argent au contact du cytoplasme cellulaire.
Figure 1 : Coupe du cortex frontal humain. Image obtenue par Ramon y Cajal par la méthode d'imprégnation métallique de Golgi. On remarque la forme des neurones, de A à K. (image Institut Ramon y Cajal)
Pour des raisons qui ne sont pas bien comprises, seul un petit nombre de neurones sont envahis par le sel d’argent, ce qui a deux avantages. Premier avantage : quand un neurone est envahi, il l’est dans toute l’étendue de son cytoplasme, l’argent colorant ainsi non seulement la zone péricaryale (qui entoure le noyau de la cellule), mais aussi les divers prolongements dendritiques ou axonique de ce neurone. Second avantage, un nombre très faible de neurones étant ainsi colorés, on peut suivre, sur le fond non coloré de la substance gris cérébrale, le parcours des divers dendrites et de l’axone. On peut remplacer l’argent par l’or ou l’osmium. Golgi et Ramon y Cajal partageront, en 1906, le prix Nobel de médecine et de physiologie, le Comité d’attribution ayant été incapable de trancher, pour récompenser cette avancée dans la connaissance du cerveau, entre les mérites de l’inventeur de la coloration histologique et ceux de son utilisateur.
En 1861, quand Broca émet son hypothèse, on ne connaît guère de l’organisation de l’encéphale que les divers tractus, afférents ou efférents
(2) (substance blanche), faisceaux de fibres qui conduisent l’influx nerveux, et l’on considère le reste de l’encéphale (substance grise) comme une masse informe de tissu qui intervient, dans chacune de ses activités, comme un tout indifférencié (opinion défendue par Marie Jean Pierre Flourens, 1794-1867, père de l’anesthésie). Certes on s’était essayé, depuis Albert-le-Grand, en fait Albrecht von Bollstädt (vers 1200-1280), à localiser les diverses fonctions cérébrales, mais sur des bases purement spéculatives. La phrénologie de Franz Josef Gall (1758-1828) et de Johann Gaspar Spurzheim (1776-1832), qui proposait, en fonction des bosses crâniennes, d’autres localisations aventureuses, (ce à quoi s’opposait le même Flourens) sera rapidement abandonnée, non sans avoir donné naissance au
bertillonnage (3). Il est resté de la phrénologie des expressions classiques du genre : « Nicolas Bourbaki a la bosse des maths ». Bref, il faut attendre Broca pour avoir une localisation attestée expérimentalement d’une des fonctions cérébrales, le langage, et c’est Broca le vrai père des
localisations cérébrales.
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Là ne s’arrête pas son mérite. Il localise en effet son centre du langage dans le lobe frontal gauche, le lobe frontal droit paraissant normal à l’autopsie de Tan-tan. De la même façon, en 1874, l’Allemand Carl Wernicke (1848-1905) localise, dans le gyrus temporal gauche, un centre de neurones, proche de l’aire auditive et lié par un faisceau de fibres nerveuses à l’aire de Broca ; sa lésion provoque une autre forme d’aphasie, dite de Wernicke. Elle entraîne chez le patient, non pas une impossibilité d’articuler les mots, mais une forme de jargon sans signification intelligible.
Figure 2 : Le lobe temporal supérieur, crucial pour la compréhension du langage, comprend notamment le cortex auditif primaire (C Aud) qui reçoit les informations de l'oreille, et l'aire de Wernicke dans sa partie postérieure. La région frontale inférieure (aire de Broca) est impliquée chez l'adulte dans la production verbale. (image Direction des sciences de la vie – CEA)
Or, en 1860, l’encéphale est censé être parfaitement symétrique. On sait que chacun des hémisphères cérébraux reçoit les informations sensorielles de la moitié opposée du corps et lui envoie ses ordres moteurs. La localisation du centre langagier dans un seul hémisphère a donc de quoi surprendre. Quel est donc le rôle de l’aire symétrique, dans le lobe frontal droit, qui n’avait pas cette fonction langagière puisqu’elle semblait être tout à fait normale lors de l’autopsie de Tan-tan et n’avait pas compensé la destruction de l’aire symétrique. Broca a parfaitement conscience d’une telle incongruité. Il reviendra d’ailleurs à plusieurs reprises sur cette localisation unilatérale du centre du langage, publiant onze notes sur ce sujet entre 1861 et 1866. Nous citons (Texte n°2) l’article plus structuré qu’il a donné en 1863 et dans lequel il fait état d’autres cas d’aphasie, constatés par lui-même ou par ses collègues, dus à la destruction d’une circonvolution du lobe frontal gauche. On note dans ce document la discussion qui oppose alors médecins et anthropologues. Certains, comme Louis Pierre Gratiolet (1815-1865), né comme Broca à Sainte-Foy-la-Grande, n’admettaient pas que l’absence de parole pût coexister avec une intelligence par ailleurs intacte, comme on le constate normalement chez les aphasiques qui comprennent parfaitement ce qu’on leur dit mais n’ont plus les outils pour répondre par la parole.
M. Linas. M. Broca distinguerait donc la possibilité d'articuler des mots de la faculté du langage. M. Broca. Cette distinction est évidente. Un des malades dont j'ai parlé avait conservé la possibilité de prononcer cinq mots. La plupart des aphémiques ont un vocabulaire restreint, mais dont ils usent de façon à prouver que l'articulation des mots reste possible, tandis que la faculté du langage est éteinte. M. Gratiolet. Ces observations soulèvent une grande difficulté philosophique. Comment comprendre la conservation de l'intelligence coïncidant avec la perte du langage ?
Par « langage articulé » il faut comprendre, dans cet intéressant débat, langage intelligible. Le malade aphasique, même s’il laisse l’impression d’avoir perdu toute possibilité de se faire entendre, n’a perdu ni le vocabulaire, ni la grammaire, ni la syntaxe nécessaires à une bonne communication avec autrui. Seul fait défaut le contrôle moteur qu’assuraient les neurones de l’aire de Broca et qui met en jeu les divers muscles (pharynx, langue, lèvres, cordes vocales) intervenant dans l’articulation du langage parlé.
Figure 3 : Représentation stylisée (dite de Penfield) de l'homoncule moteur humain, dans la frontale ascendante du cortex cérébral. Si on stimule électriquement un point de cette surface, cela produit un mouvement dans la partie du corps correspondante. On constate la taille relativement importante de la zone correspondant aux muscles buccopharyngiens (qui interviennent dans l'articulation du langage).
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En 1863 Gustave Dax dépose à l’Académie de Médecine deux mémoires, un que Marc Dax, son père, aurait écrit en 1836 et qu’il vient de découvrir dans un tiroir, et un de son cru qui affirme que « l’organe cérébral de la parole est trouvé ». Pour lui cet organe est situé à gauche. Marc Dax (1770-1837) s’appuyait sur le fait que les aphasiques qu’il avait rencontrés étaient tous plus ou moins paralysés du côté droit, ce qui laissait supposer que le centre du langage était situé dans l’hémisphère gauche. D’après son fils, ce mémoire aurait été lu au Congrès de Montpellier en 1836, mais il n’en reste nulle trace. Le plus curieux est que Gustave, le fils, qui ne cite jamais Broca dans son mémoire, n’appuie son argumentation que sur un nombre très important de ces cas de paralysie motrice liée à l’aphasie sans avoir fait la moindre autopsie. Paul Broca n’a jamais mis en doute les travaux de Marc Dax, qu’il a certainement ignorés, mais n’en reste pas moins le premier qui ait fourni à cette localisation des preuves tangibles.
Il faut donc considérer Broca comme étant également le père des latéralisations cérébrales. On entérinera cette paternité en baptisant cette zone corticale du lobe frontal gauche l’aire de Broca et la perte de parole due à la destruction de cette aire, qu’elle soit consécutive à une atteinte syphilitique ou plus souvent à un accident vasculaire cérébral, l’aphasie de Broca. Ce dernier terme (du grec a privatif et phasis, parole) créé en 1864 par le neurologue Armand Trousseau (1801-1867), a remplacé le terme d’aphémie (du grec a privatif et phèmi, je parle) qu’avait utilisé Broca. On qualifie actuellement d’aphémie un autre trouble de la parole, généralement transitoire, qu’entrainent certaines opérations chirurgicales. L’aire de Broca, centre nerveux permettant l’articulation du langage, est une partie de la circonvolution frontale ascendante gauche qui assure la motricité de la moitié droite du corps ; elle se trouve sous l’influence de l’aire de Wernicke où s’organisent l’intelligence et la structure du discours. Lorsque l’accident vasculaire atteint la circonvolution frontale ascendante gauche dans sa totalité, il provoque l’aphasie de Broca mais aussi la paralysie de la moitié droite du corps, notamment celle du bras droit, ce qui empêche le malade, s’il est droitier, d’utiliser l’écriture pour communiquer avec autrui.
Le principe des localisations cérébrales est parfois malmené de nos jours au nom de la plasticité cérébrale. On constate en effet, par exemple chez des patients qui ont perdu un doigt par suite d’un accident, une respécialisation des neurones cérébraux (qui étaient en connexion nerveuse avec ce doigt) vers les doigts restés valides, mais cette plasticité est limitée et ceux qui sont devenus aphasiques à la suite d’un accident vasculaire cérébral savent hélas que les neurones voisins viennent rarement suppléer la défaillance de l’aire de Broca.
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Il a fallu attendre un siècle pour savoir quelle est la fonction de la région corticale du lobe frontal droit symétrique de l’aire de Broca. Deux canadiens, le neurochirurgien Wilder Graves Penfield (1891-1976) et le neurologue Herbert Henri Jasper (1906-1999), ont donné la réponse. Spécialisés dans le traitement chirurgical des épilepsies, ils profitent de ces trépanations pour affiner la localisation des fonctions cérébrales. Le patient, sous anesthésie légère, précise la localisation des diverses aires sensorielles ou motrices grâce à des excitations électriques du cortex cérébral dont il identifie les aires somatiques (corporelles) correspondantes.
Chez les malades dont les crises épileptiques sont les plus sévères, Penfield pratique la section du corps calleux, commissure de fibres nerveuses qui assurent la connexion entre les deux hémisphères cérébraux. Une telle pratique empêche que la crise motrice, due à un foyer épileptogène situé dans un des deux hémisphères cérébraux, s’étende à l’autre hémisphère et de là au corps tout entier. On qualifie les malades ainsi opérés de « split brains » ou cerveaux fendus. L’étude de ces malades est fort intéressante et, à la suite des travaux pionniers de Michael Gazzaniga (né en 1939) et de Roger Wolcott Sperry (1913-1994), on s’aperçoit que chaque hémisphère, ainsi séparé de son symétrique, a en quelque sorte sa personnalité propre. Les expériences effectuées sur ces split brains, notamment dans le domaine visuel, chaque hémisphère ne recevant que les images du champ visuel opposé, montrent que l’hémisphère gauche sait parler (aires de Broca et de Wernicke), mais est incapable de reconnaître les paysages ou les visages, même ceux des proches, alors que l’hémisphère droit, qui ne parle pas, manifeste par signes qu’il a bien identifié, au milieu de plusieurs photographies de visages d’inconnus, ceux de son entourage affectif.
Cette découverte a conduit à la pratique, courante aujourd’hui, des portraits-robots. Le lobe frontal gauche n’est pas capable de décrire le visage d’un individu au point de permettre de le reconnaître, sauf si ce visage a des particularités aberrantes, mais le lobe frontal droit sait, quand le portrait-robot est ressemblant, identifier à coup sûr (on fera abstraction du cas des jumeaux ou des sosies) l’individu dont on présente le portrait.
L’asymétrie cérébrale dans les centres langagiers n’a rien à voir avec les performances motrices latéralisées qui ont longtemps fait passer les gauchers pour intellectuellement défavorisés. On estime à 10-12% le nombre de gauchers dans nos sociétés occidentales et il est symptomatique que l’adjectif gauche soit encore aujourd’hui synonyme de maladroit. Il n’en est rien, bien entendu, et les gauchers peuvent faire remarquer que cette particularité motrice, qui est sans effet sur les performances intellectuelles, a aussi ses avantages (les meilleurs joueurs de tennis ne sont-ils pas souvent gauchers ?). L’asymétrie cérébrale liée aux fonctions comme le langage ou la lecture est indépendante de cette asymétrie motrice et ne concerne qu’environ 2% des individus. Chez ces derniers c’est le lobe frontal droit qui est le siège de la parole et le gauche qui identifie et reconnaît visages et paysages.
Recherches actuelles sur la latéralisation
La latéralisation des fonctions cérébrales concerne essentiellement des fonctions intellectuelles ; des travaux récents semblent montrer qu’elle s’installe peu à peu chez le jeune enfant, notamment dans le processus de lecture, qui est lui aussi latéralisé (Maryanne Wolf :
Proust and the squid : the story and science of the reading brain, 2007). De telles latéralisations permettent d’éviter que notre cerveau ait une trop grosse taille – les fonctions intellectuelles ne nécessitant pas d’être doublées –, mais avec le risque que tout accident, notamment vasculaire, puisse avoir des conséquences dommageables. On a montré, à la suite des travaux de Penfield – en recourant à une méthode expérimentale qui permet de travailler avec des individus normaux
(4) et non plus seulement avec des
split brains – une localisation latérale plus ou moins marquée d’activités comme la géométrie dans l’espace ou l’analyse des mélodies (généralement dévolues à l’hémisphère droit).
Ces résultats ont souvent conduit à une exagération abusive des conséquences de ces latéralisations. D’après des études récentes (mais qui sont parfois controversées), l’aphasie, suite à un accident vasculaire cérébral, est plus fréquente et plus accusée, en moyenne, chez les hommes que chez les femmes. On peut chercher l’origine de cette différence dans le développement embryonnaire. On sait que la différenciation sexuelle, chez les Mammifères, est soumise à l’action de l’hormone mâle. A l’origine, quel que soit son sexe génétique définitif, l’embryon est « neutre ». En l’absence d’hormone sexuelle mâle, il développe des organes femelles. C’est l’action de la testostérone qui induit la différenciation des organes dans le sens mâle. Or cette action retentit aussi sur le développement de l’encéphale. La latéralisation cérébrale, sous cette action hormonale, serait plus accusée chez l’homme que chez la femme, ce qui expliquerait une récupération de la parole plus difficile ou impossible chez lui. Les féministes ont aussitôt crié au charron, surtout lorsque certains ont voulu voir, dans cette masculinisation cérébrale, une explication du nombre peu important de femmes parmi les grands mathématiciens, orateurs ou philosophes, arguant avec juste raison que doivent intervenir également des différences culturelles, lesquelles sont heureusement en voie de disparition dans nos sociétés occidentales.
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C’est tout naturellement, aussi, qu’on utilise la latéralisation du centre langagier pour rechercher, chez les ancêtres fossiles de l’homme, la trace d’une asymétrie crânienne qui serait la conséquence d’une différence de volume ou de forme des lobes frontaux entre les deux hémisphères cérébraux, et fournirait ainsi un indice de l’apparition d’un langage articulé. Une telle asymétrie est attestée chez les ancêtres de l’homme (voir encadré ci-dessous), dès le niveau des Australopithèques, mais l’acquisition d’un langage articulé est liée non seulement à la configuration du larynx, caractère difficile sinon impossible à appréhender chez les fossiles, mais aussi très vraisemblablement au volume du cerveau. Pour certains anthropologues actuels, la parole a pu apparaître dès le stade Homo ergaster alors que pour d’autres seul Homo sapiens a acquis cette spécialisation. L’étude des chimpanzés et des bonobos montre, chez ces animaux, des capacités de communication non vocalisées qui imposent d’être très prudent dans ce domaine (Pascal Picq et al. La plus belle histoire du langage, Seuil, 2008).
En 1891 le Hollandais Eugène Dubois (1858-1940), très ouvert aux bouleversements provoqués par le livre de Charles Darwin et par les travaux des anthropologues (Paul Broca et ses collègues), cherche à identifier le fameux « chaînon manquant » cher aux détracteurs de Darwin qui se refusaient à voir dans un singe l’ancêtre de l’homme. Il décrit, sous le nom de Pithecanthropus erectus, les restes fossiles d’un Hominidé qu’il a mis au jour à Trinil (Ile de Java, alors colonie hollandaise). Il n’a pas choisi ce terme au hasard : Pithecanthropus, qui réunit deux mots empruntés au grec ancien, signifie « singe-homme » et erectus, emprunté au latin, « qui marche debout ». C’est bien le chaînon manquant qu’il pense avoir découvert. On range aujourd’hui, dans le genre Homo et l’espèce Homo erectus, cet « homme de Java » ainsi que l’homme de Pékin, découvert en 1923 par Black Davidson à Chou K’hou Tien (Chine) et décrit sous le nom de Sinanthropus pekinensis. Parmi les autres Hominidés fossiles le plus célèbre est Lucy (Australopithecus afarensis), mis au jour en 1974 à Hadar (Ethiopie) par Donald Johanson et Maurice Taieb et décrit par Yves Coppens. Homo ergaster, découvert en 1975, près du lac Turkana au Kénya, par Colin Groves et Vratislav Mazak, puis en 1984 par Richard Leakey et Alan Walker, est considéré comme l’ancêtre d’Homo erectus, lui même prédécesseur de l’homme de Néanderthal (Homo neanderthalensis) et de l’homme moderne (Homo sapiens).
Les mérites de Paul Broca ne se limitent pas à la découverte fortuite, mais fondamentale, de l’aire de l’articulation du langage ni à ses travaux d’anthropologue. Il fut chirurgien, anatomiste, neurologue, biologiste mais aussi homme politique, écrivain et libre penseur.
De fait, pendant longtemps les progrès scientifiques ont été le fait d’amateurs éclairés ou de scientifiques très éclectiques. Le statut de chercheur professionnel est de création récente et pose illico le problème de la rentabilité. Une société peut-elle se permettre de financer des recherches sans assurance de succès ? L’opposition entre recherche fondamentale et recherche appliquée (research and development en anglais) traduit ce dilemme. L’ennui c’est que les grandes découvertes ont plus souvent été le fait du hasard que le résultat de recherches ciblées. Paul Broca a ouvert un pan important dans les connaissances du système nerveux parce qu’il a fait, par routine je suppose, l’autopsie d’un de ses patients aphasique. Fixer, comme on le fait souvent de nos jours, des délais précis aux recherches fondamentales, c’est risquer de se priver d’une découverte potentiellement importante.
(1) Pour plus d’information sur l'encéphalisation, voir Roland Bauchot, L’encéphalisation, aperçu historique, Journal de Psychologie normale et pathologique, 1986, 81 : 5-29.
(2) Les voies nerveuses afférentes sont celles qui viennent des organes vers la moelle épinière ou l'encéphale (ici la partie de référence) ; les voies nerveuses efférentes sont celles qui partent de la moelle épinière ou de l'encéphale vers les organes.
(3) Alphonse Bertillon (1853-1914) prétendait identifier les criminels à la configuration de leur crâne. Il est aussi connu pour ses expertises graphologiques à charge dans l'Affaire Dreyfus.
(4) La présentation d’images dans un seul des champs visuels, si elle est suffisamment brève, empêche son transfert à travers le corps calleux. On a pu ainsi généraliser à tous les « cobayes » les premiers résultats qu’on avait obtenus des seuls « split-brains ».