Figure 1 : Alfred Wegener (1880-1930), ca. 1912
La connaissance actuelle de la structure physique et de la dynamique géologique de notre planète est indissociable de la puissante théorie dite de « tectonique des plaques ». Selon celle-ci, rien n’est fixe dans la croûte terrestre, chaque composant changeant en permanence : les continents et les océans se forment et disparaissent ; les plaques constituant les planchers océaniques ou continentaux se déplacent et se heurtent, provoquant la formation des montagnes, les tremblements de terre ou le volcanisme. La tectonique des plaques permet une compréhension cohérente de l’histoire géologique de la surface de la Terre et est confirmée par de nombreuses disciplines des sciences de la Terre comme la géologie, la géophysique, la paléontologie, la climatologie, la géodésie. De plus, les satellites fournissent des preuves effectives des mouvements continentaux ; ainsi nous pouvons affirmer que la tectonique des plaques, théorie formulée dans les années 1960, a permis de prouver avec certitude la dérive des continents – notion introduite par Wegener en 1912.
L’article présenté ici fut la première communication écrite de Wegener sur le sujet. C’était un compte-rendu provisoire, publié pendant qu’il rédigeait un document plus long et détaillé ; mais en tout état de cause, il comprend les principaux arguments en faveur de l’idée révolutionnaire de la dérive des continents. Cet article sur « Les origines des continents » est justement « l’origine » de notre vision actuelle de la Terre.
Les premiers écrits de Wegener sur la dérive des continents
Le 6 janvier 1912, Wegener présente son hypothèse de la dérive des continents à l’assemblée générale de l’Union Géologique allemande à Francfort. Dans les mois suivants, il publie deux articles dont le contenu est très similaire : l’un dans les
Petermann’s Mitteilungen, une revue de géographie, et l’autre dans le
Geologische Rundschau, revue officielle de l’Union Géologique. En convalescence d’une blessure de guerre, en 1915, il termine et publie un livre de 94 pages et 20 images intitulé
Die Entstehung der Kontinente und Ozeane (La genèse des continents et des océans). Ce livre connut quatre éditions du vivant de Wegener et fut traduit en plusieurs langues
(1).
Dans une lettre du 6 décembre 1911 à son mentor Wladimir Köppen, Wegener explique qu’il a rassemblé nombre d’arguments permettant de soutenir l’idée d’une réunion primitive de l’Afrique et de l’Amérique du Sud. Il considérait comme injustifiée, d’un point de vue physique, l’hypothèse d’un continent englouti entre elles deux et proposait à la place l’idée « révolutionnaire » d’une ancienne masse continentale unique (la Pangée) par la suite éclatée.
Figure 2 : Reconstruction moderne de la Pangée. Ce continent, datant d’il y a environ 225 millions d’années, tire son nom du grec (« toutes les terres » : pan- = tout, et gaïa- = la Terre) (image © Paleomap Project, C. Scotese)
L’article Die Entstehung der Kontinente présente en détail cette hypothèse et introduit la notion de Kontinentalverschiebungen (déplacements continentaux) d’une manière qui suscita un large débat – d’abord en Allemagne puis, après la Guerre, dans le reste du monde. Ç’allait être l’article originel le plus important en géologie jusqu’au développement de la tectonique des plaques dans les années 1960.
Wegener, quelques éléments biographiques
Wegener n’était pas géologue. Il était docteur en astronomie (1904) et s’intéressait beaucoup à la météorologie. Il faisait des recherches dans cette discipline au moyen de vols en ballon atmosphérique ; en 1906, il connaît une certaine notoriété en établissant le record du monde de durée ininterrompue de vol, avec 52 heures. En tant que météorologiste, il participe à une expédition danoise au Groenland (1906-1908) et publie un important manuel Thermodynamik der Atmosphäre (1911). Sa curiosité à l’égard des structures tectoniques de la Terre (continents, océans et chaînes de montagnes) se manifeste en 1910 alors qu’il observe les côtes atlantiques de l’Afrique et de l’Amérique du Sud. Il se demande si elles avaient pu être auparavant unies et nourrit cette hypothèse par la lecture intensive de littérature scientifique en paléontologie, glaciologie, orogénie et géophysique.
Figure 3 : Wladimir Köppen (1846-1940), beau-père, mentor et collaborateur de Wegener.
Indépendamment de son implication dans la dérive continentale, son domaine de recherches principal reste la météorologie. Après avoir servi dans l’armée pendant la Première Guerre mondiale, il remplace en 1919 son beau-père Köppen comme directeur du département météorologique de l’Observatoire marin de Hambourg. Ensemble ils contribuent à l’émergence de la paléoclimatologie en tant que discipline (Die Klimate der geologischen Vorzeit, 1924 : Les Climats de la préhistoire géologique). Il fut appelé en 1926 à l’université de Graz (Autriche) comme professeur de météorologie et de géophysique. Il meurt prématurément en 1930 pendant sa troisième expédition à Groenland.
Priorité
L’idée même de mouvements continentaux à travers les océans paraissait hérétique avant Wegener (et même après), et cependant une certain nombre de savants avaient proposé cette hypothèse avant lui. Lui-même partit par la suite à la recherche des « précurseurs » et en présenta une liste de plus en plus documentée
(2).
La raison pour laquelle Wegener admettait explicitement que d’autres savants avant lui avaient déjà envisagé une forme de mobilité continentale est claire : il était convaincu de la supériorité de sa propre vision. Il n’est pas aisé pour l’historien de juger sereinement pareille revendication, mais de notre point de vue privilégié, avec le recul de l’histoire de la géologie au XXe siècle, nous pouvons affirmer qu’il avait raison. Son hypothèse était fondée et argumentée ; à l’inverse des précédentes, elle attira l’attention, suscita débats et nouvelles recherches, et transforma la tectonique en une discipline affermie.
Dans l’introduction de l’article présenté ici, Wegener mentionne déjà deux personnes ayant envisagé les migrations continentales : l’astronome William Henry Pickering (1858-1938) et le géologue Frank Bursley Taylor (1860-1938), tous deux Américains
(3).
Il élimine facilement la vision de Pickering du déplacement des continents comme étant fondée sur l’hypothèse erronée d’une Lune autrefois intégrée à la Terre. Selon Pickering (1907), la séparation de la Lune d’avec notre planète avait produit la fracture de la croûte terrestre et disloqué les continents vers leur position actuelle et définitive. Autrement dit, Pickering pensait que les continents avaient dérivé dans le passé et étaient à présent immobiles, alors que la théorie de Wegener supposait clairement la dérive continentale comme étant toujours à l’œuvre.
Wegener reconnaît la contribution de Taylor comme nettement plus importante, tout d’abord parce que celui-ci avait introduit la dérive continentale comme un composant essentiel de la dynamique de l’écorce terrestre, et non comme un simple épisode. Selon Taylor, seule la dérive continentale pouvait expliquer l’orogénie des immenses chaînes de montagnes, des Alpes à l’Himalaya, pendant l’ère Tertiaire (il y a environ 50 millions d’années).
Depuis la première moitié du XIXe siècle, l’orogénie était plus ou moins expliquée par ce qui s’appelait « la théorie de la contraction ». On admettait qu’après sa formation à partir de matière chaude et fondue, la Terre avait entamé un processus de solidification et de refroidissement qui s’était traduit par un rétrécissement progressif et par l’adaptation correspondante de la croûte terrestre par pliage et chiffonnage – les chaînes de montagnes. La théorie de la contraction fut développée plus avant pour expliquer les deux caractéristiques majeures de la croûte terrestre – les continents et les océans – leur permanence à travers les ères géologiques, et la stabilité de leurs positions relatives.
Figure 4 :
Une illustration de la théorie de la contraction, encore enseignée en 1925 dans le secondaire. Selon cette théorie maintenant obsolète, la Terre se serait refroidie, et sa surface se serait plissée, créant chaînes de montagnes et dépressions océaniques (extrait de Livre de Géologie de classe de 4ème, V. Boulet, 1925)
(4)
L’idée de dérive comme explication de l’orogénie chez Taylor était une attaque dévastatrice non seulement contre la permanence, mais aussi contre la contraction. Wegener en était conscient : c’est pourquoi il décrit le travail de Taylor comme réellement important. Sa critique portait sur le fait que le géologue américain n’avait pas perçu la portée de son hypothèse à fins de réponse à diverses questions posées par d’autres disciplines en relation avec la géologie.
Les déplacements continentaux
Au début de son article, Wegener introduit la dérive des continents comme remettant en cause la notion de « liens continentaux » entre masses continentales séparées par des océans. Comme induit par l’idée de permanence, les scientifiques considéraient la séparation actuelle des continents et océans comme inchangée et inchangeable à travers les âges. Il existait néanmoins une évidence d’anciennes connexions entre terres éloignées, et les « liens continentaux » – que ce soient des « continents engloutis » ou des « ponts terrestres » – furent introduits pour l’expliquer. Si l’idée paraissait acceptable par exemple pour le détroit de Béring (85 km de largeur et 50 mètres de profondeur), elle l’était nettement moins pour la distance de 2500 km séparant le Sénégal du Brésil.
Figure 5 : Le détroit de Béring, séparant l’Alaska de la Russie. Il doit son nom au navigateur danois Vitus Béring (1681-1741), qui l’a traversé durant l’été 1728.
La stratégie argumentative de Wegener dans son article est de mettre en lumière ce décalage aux yeux des géologues et de montrer qu’il était bien plus important qualitativement et quantitativement que ce qu’ils voulaient bien admettre. La dérive des continents peut être bénéfique à la géologie, dit-il, parce qu’elle permet « des corrélations et des simplifications surprenantes » au profit de faits inexpliqués ou même inattendus. Elle constitue une Arbeitshypothese (hypothèse de travail) de valeur dont le caractère « hérétique » – mobilité contre fixité – est cependant bien plus plausible que l’hypothèse des « continents engloutis » qui se trouve par ailleurs contredire l’idée de positions géographiques inchangées.
Les arguments géophysiques
De manière quelque peu surprenante, le premier sujet qu’évoque Wegener n’est pas l’évidence d’anciennes connexions entre continents mais la géophysique, i.e. la connaissance physique et chimique de la croûte terrestre. Il se réfère à la courbe hypsographique (cf. encadré ci-dessous) comme preuve de l’existence de deux matériaux différents constitutifs de l’écorce terrestre : l’un, moins dense, constituant les plaques continentales, et l’autre, plus dense, constituant les plaques océaniques. Une telle évidence « irréfutable » est au fondement de la recherche récente en géophysique, dit Wegener, qui à la fois défie la théorie de la contraction comme explication de l’orogenèse et jette des doutes sur la théorie de la permanence. Selon Wegener, la science manque d’une interprétation globale satisfaisante des caractéristiques de l’écorce terrestre ; c’est la raison pour laquelle il fait confiance à l’hypothèse des « rifts continentaux et déplacements latéraux ».
Croûte continentale et croûte océanique
Une courbe hypsographique indique la répartition du pourcentage des surfaces existant aux diverses altitudes.
Figure 6 : Courbe hypsographique de la surface terrestre, introduite par Wegener dans son ouvrage (ici dans sa traduction française de 1924)
La courbe de la surface terrestre fait apparaître deux maxima : à +100m, celui de l’altitude la plupart des plateaux continentaux ; à -4700m, celui de l’altitude des fonds abyssaux. Cette observation va à l’encontre de la théorie de la contraction : une surface uniforme qui se serait contractée ferait apparaître un seul maximum gaussien, correspondant à l’altitude moyenne après contraction. Wegener y voit l’idée non pas d’un mais de deux niveaux initiaux constituant la croûte terrestre. De nos jours, on peut en effet dire avec Wegener qu’elle est faite de deux constituants : - la croûte continentale, d’épaisseur moyenne 30 km, de densité environ 2,7 g/cm3, faite de roches granitiques anciennes (2 milliards d’années en moyenne) ; - la croûte océanique, d’épaisseur moyenne 7 km, de densité environ 2,9 g/cm3, faite de roches basaltiques plus récentes (200 millions d’années en moyenne).
Figure 7 : Schéma simplifié de la croûte terrestre (WikiCommons). 1 : croûte continentale ; 2 (sous le bleu): croûte océanique ; 3 : manteau supérieur.
Les questions géophysiques les plus importantes sont la composition chimique et le comportement physique des plaques continentales et océaniques. Wegener accepte le distinguo de Suess entre sial (silicium et aluminium) et sima (silicium et magnésium), et établit leur correspondance respective avec les continents et les océans (cf. ci-dessus). Plus fondamentalement, il suppose que ces deux niveaux sont de nature plastique : par application prolongée de la pression énorme de leur propre poids, ils s’écoulent comme un liquide. La conclusion de Wegener est :
Du point de vue physique, il n’y a aucune raison de réfuter la possibilité, pour les continents, de déplacement horizontaux extraordinairement lents et pourtant significatifs.
Malheureusement, son hypothèse manque encore des forces et des mécanismes adéquats pour expliquer ces déplacements. Wegener fait référence à la marée lunaire comme cause possible, mais il semble rester sceptique et prudent à ce propos. Il imagine aussi des courants sous la croûte terrestre, mais il admet sincèrement que de telles spéculations sont trop précoces. Cependant, avec le temps, actualisant son livre sur la dérive continentale, il ne résiste pas à la pratique de la spéculation. Toujours convaincu que « le temps n’est pas encore mûr », comme il l’avait écrit dans son article, il était néanmoins conscient que son hypothèse nécessitait des causes plausibles.
On doit remarquer que la question des forces sous-jacentes est restée sans réponse pendant la vie de Wegener : c’était d’ailleurs l’un des plus forts arguments à l’encontre de la dérive des continents. Il apparaissait clairement que cette hypothèse permettait d’intégrer les faits à un modèle théorique cohérent ; mais la mobilité présente des continents était encore perçue comme impossible.
Figure 8 :
L’influent (5) géologue autrichien Eduard Suess (1831-1914). On lui doit l’hypothèse de l’existence du supercontinent du Gondwana. Il a été partisan de la théorie de la contraction, par la suite invalidée par celle de la dérive des continents.
Arguments géologiques
C’est la partie la plus solide et la plus impressionnante de l’article. Wegener rassemble et corrèle des informations qui sont généralement éparses, considérées marginales ou ignorées par ses collègues scientifiques. Il propose une explication exhaustive des rifts et des dépressions tectoniques de l’écorce terrestre.
Figure 9 : Le grand rift est-africain. Un rift est un amincissement de l’écorce terrestre. Le rift est-africain (en pointillés) coupe en deux la corne de l’Afrique, depuis le sud de la Mer Rouge (au nord) jusqu'à la Zambie (au sud). La plaque tectonique somalienne (à l’est) s’éloigne de la plaque africaine (à l’ouest), de manière plus prononcée au nord du rift. L’ensemble du rift est le siège d’une intense activité volcanique, des volcans éthiopiens au nord jusqu’au Kilimandjaro et au Mont Kénya au sud (image WikiCommons cc-by-sa auteur Sémhur)
Il commente de manière convaincante des informations géologiques portant sur des similarités frappantes de la structure stratigraphique des deux côtés de l’Atlantique : du Groenland jusqu’à l’Amérique du Sud, et de la Scandinavie jusqu’à l’Afrique. Il mentionne des spécialistes de biogéographie qui ont postulé l’existence de liens continentaux entre ces deux côtes et « un échange de formes de vie » entre le Brésil et l’Afrique (lors de l’ère mésozoïque, - 250 à - 60 Ma) et entre l’Europe et l’Amérique du Nord (lors du premier Tertiaire, juste après le mésozoïque). Tout ceci peut être plus facilement compris et plus précisément reconstitué par la théorie de dérive des continents, qui finalement clarifie « l’intégralité du phénomène des âges de glace » dans l’hémisphère Nord.
Ce qui impressionne, dans ces pages, est le type de faits proposé par Wegener : ils ne sont jamais de première main – pour une personne isolée, il serait impossible de réunir sur le terrain tant d’exemples différents. Cependant, il n’est pas seulement possible mais nécessaire de les rassembler à travers une littérature scientifique disparate. Wegener introduit une nouvelle vision de la géologie comme entreprise collective – les sciences de la Terre –, pour laquelle des disciplines différentes en viennent à établir une nouvelle vision du monde. C’est une rupture – et c’est toujours celle qui caractérise aujourd’hui la tectonique des plaques.
Wegener est conscient de la difficulté de cette démarche. C’est pourquoi il propose cette vision révolutionnaire en avançant divers types de preuves. Il montre comment la dérive continentale peut expliquer l’orogenèse des Andes, en invoquant le frottement de l’Amérique du Sud, dans sa dérive vers l’Ouest, contre le plancher océanique du Pacifique. Le fameux et étrange supercontinent du Gondwana – introduit par l’influent géologue autrichien Eduard Suess (1831-1914) et sujet à de sérieuses discussions en géologie dans les années 1880 – est réétudié à la lumière de la dérive des continents. Un nombre impressionnant de faits, de la géologie à la paléontologie, mettent en évidence le fait que l’Amérique du Sud, l’Afrique, l’Inde, l’Australie et l’Antarctique étaient connectés de l’ère paléozoïque à l’ère mésozoïque. Ce qui était, dans la théorie de la permanence, un puzzle impossible qui nécessitait des ponts continentaux à la fois énormes et inimaginables, devient un exemple frappant en faveur de la dérive des continents. Par ailleurs, la migration de l’Inde vers le Nord et son choc avec l’Asie explique l’orogenèse de l’Himalaya pendant le Tertiaire.
Figure 10 : Le Gondwana du Mésozoïque. La Pangée (figure 2) se fracture au Trias (période de l’ère Mésozoïque) à partir du rift séparant l’Afrique de l’Amérique du Nord. Elle se transforme en deux supercontinents, Gondwana et Laurasie. Dans le Gondwana, on reconnaît les continents actuels listés ci-dessus. La Laurasie, quant à elle, regroupe Amérique du Nord et Eurasie.
Une explication similaire, aussi élégante que simple, est donnée pour l’âge de glace permien (- 300 à - 250 Ma), une période de rude climat dans les continents formant le Gondwana. Si les ponts terrestres pouvaient expliquer la présence d’organismes vivants similaires sur des continents distants, ils ne pouvaient expliquer les preuves de la glaciation sur des terres équatoriales ou tropicales comme l’Inde ou l’Australie du nord. Wegener est limpide à ce propos : sans les déplacements continentaux, l’âge de glace permien est « un problème insoluble ».
Figure 11 :
Traces glaciaires de l’ère permo-carbonifère. Elles tendent à montrer que certaines zones (comme les zones marquées de l’Afrique du Sud et de l’Amérique du Sud) se jouxtaient (image extraite de l’ouvrage de Wegener, 1922).
11 bis, ci-dessous : Reconstitution moderne d’éléments fossiles communs à plusieurs continents (image United States Geological Survey,
en ligne).
La dérive des continents est ainsi présentée par Wegener comme la seule théorie valable expliquant une longue série de phénomènes et de découvertes, qui allaient à l’encontre d’une géologie unifiée et exhaustive à l’orée du XXe siècle. Pourquoi le plancher océanique de l’Atlantique est-il plus récent que celui du Pacifique ? Que peut dire la géologie à propos de la variation de l’inclinaison de l’axe des pôles à travers les ères géologiques, dite « errance polaire » ? Telles étaient les questions posées à la géologie ; il n’était pas facile d’y répondre sans la dérive des continents. L’océan Atlantique est plus jeune que le Pacifique parce qu’il s’est formé bien après, lorsque pendant le Crétacé (- 145 à - 65 Ma) l’Amérique du Sud commença à se scinder de l’Afrique et dériva vers l’Ouest. Même la variation de l’axe polaire était cohérente avec les déplacements continentaux : en changeant de position, les continents modifiaient poids et équilibre sur les différentes régions de la planète ; la restauration de l’équilibre nécessitait un déplacement de l’axe des pôles.
Figure 12 : Déplacement de l’axe polaire depuis -75 Ma, jusqu’à la position actuelle. Cette « errance polaire » a plusieurs causes, liées au noyau magnétique terrestre notamment. Les déplacements continentaux en sont une des causes (image University of California at Davis).
Les déplacements continentaux actuels
L’article de Wegener n’introduit pas à une histoire générale du mouvement des continents. Celle-ci apparut plus tard, dans son livre sur la dérive des continents, et fut illustrée par la fameuse carte qui suit (cf. figure 13).
Dans son premier article, Wegener semble attaché à délivrer un message : la dérive des continents est une hypothèse puissante, évolutive et englobante. Elle est caractérisée par une forme épistémologique dont manquent la contraction, la permanence ou les liens continentaux : elle est démontrable. Comme les déplacements horizontaux des continents sont une conséquence normale de la dynamique de l’écorce terrestre, ils ne constituent pas un reliquat du passé, comme les ponts terrestres. C’est la raison pour laquelle encore à présent le mouvement continental devrait être détectable et mesurable.
Figure 13 : Reconstitution par Wegener de la dérive des continents (dans l’édition de 1922 de son ouvrage). À -300 Ma (en haut); à -60 Ma (au centre); à -2Ma (en bas). On trouvera en figure 15 à la fin une telle reconstitution réactualisée.
La dernière partie de son article est alors dédiée à la présentation des mouvements du Groenland et de l’Amérique du Nord en direction de l’Ouest. Les mesures faites au XIXe siècle semblaient confirmer ces déplacements, mais l’incertitude est trop grande, et Wegener préfère attendre des données nouvelles et meilleures. De fait, à la fin des années 1920 la quantification géodésique de la dérive des continents était encore une interrogation, et à nouveau les projections de Wegener ne suffisaient pas à convaincre ses opposants.
Figure 14 : Mouvements mesurés par satellite GPS de la dérive des plaques océaniques et continentales (source NASA). Cette carte confirme de nos jours la dérive du Groenland et de l’Amérique du Nord vers l’Ouest, et celle de l’Europe vers l’Est.
Méthodologie
Il y eut différentes sortes de réactions à l’idée de Wegener, du refus catégorique à l’acceptation enthousiaste. En un mot, une controverse apparut – qui dura de nombreuses décennies et disparut avec l’arrivée de la tectonique des plaques dans les années 1960
(6). L’article ici présenté, avec celui de la même année et le livre de 1915, ouvrirent la discussion et initièrent une nouvelle forme de recherche qui aboutit à la tectonique des plaques
(7).
Comme déjà indiqué, Wegener n’a pas été le premier à faire cette hypothèse. La raison pour laquelle il fut le seul en mesure de combattre la théorie de la permanence – et de supporter la controverse – ne réside pas seulement dans le nombre des preuves qu’il produisit, mais aussi dans son approche méthodologique.
Les toutes premières lignes de l’article doivent être soulignées : elles promettent une interprétation « génétique » des grandes structures de l’écorce terrestre en accord avec le principe global de mobilité des plaques continentales. Cet accent sur la nature unificatrice du principe de mobilité dénote un point de méthode très important. Il y a un siècle, les scientifiques admettaient les anciennes connections entre continents à présent séparés par la mer ; en conséquence ils spéculaient sur les continents engloutis et sur les ponts terrestres, même si aucun mécanisme physique ne les expliquait. Wegener fit remarquer que la simple notion de « connections terrestres » était une hypothèse ad hoc typique – utile dans certains cas spécifiques, mais pas comme principe généralisateur. Comment expliquer d’anciens climats communs ou des structures stratigraphiques communes sur des continents séparés par des océans et situés à des latitudes différentes ? La dérive des continents était la solution unique à des problèmes fort disparates.
La contribution déterminante de Wegener à la géologie fut plus qu’une hypothèse inspirée : il soutint l’idée d’une science de la Terre nécessitant à la fois une approche multidisciplinaire et une théorie générale capable d’expliquer les faits provenant de terrains fort différents. Il incita la géologie à partager les méthodes et les critères de la physique. La prédictibilité est une caractéristique de la physique – très lointaine de ce qu’est la géologie historique. Wegener l’introduit néanmoins dans son article : il prédit l’émergence du magma depuis le niveau sous-crustal à travers la dorsale médio-atlantique (vérifiée dans les années 1950) ; il prédit aussi la mobilité actuelle des continents (vérifiée dans les années 1970). L’idée surprenante de dérive des continents est totalement nouvelle en géologie, non seulement sur le fond mais aussi sur la forme : elle peut être effectivement confirmée ou infirmée.
Prendre en compte l’importance de la méthodologie dans l’approche de Wegener permet de comprendre pourquoi ses deux articles commencent par la géophysique, même s’il admet ne pas pouvoir proposer de mécanisme convaincant pour expliquer la dérive des continents. Contre des collègues comme Bailey Willis (1857-1949), qui en 1910 affirmait avec emphase que la recherche actuelle en paléogéographie « semble placer la fixité des bassins océaniques hors de la catégorie des questions décidables
(8), il souligne que la géophysique ne soutient plus la théorie de la contraction ou de la permanence, et cite la remarque de Böse sur le manque de théorie alternative (p. 277). La théorie de dérive des continents est cette alternative attendue : la puissante et exhaustive Arbeitshypothese dont les solides fondations sont à la fois les faits et une saine méthodologie.
Novembre 2012
Figure 15 :
Reconstitution contemporaine de la dérive des continents jusqu’à nos jours (source:
This Dynamic Earth: The Story of Plate Tectonics. Reston, Virgina, USA: United States Geological Survey,
en ligne)
(1) Die Entstehung der Kontinente, "Geologische Rundschau", 3, 1912, p. 276-292. Die Entstehung der Kontinente, "Petermann’s Mitteilungen", 58, 1912 pp. 185-195; 253-256; 305-309. Die Entstehung der Kontinente und Ozeane, Braunschweig, Vieweg, 1915; IIe éd., 1920 ; IIIe éd., 1922; IVe éd., 1929. Les traductions russe 1923), anglaise (1924), française (1924) et espagnole (1924) se fondent sur la troisième édition (1922).
(2) Voir l’ “Introduction historique” à Die Entstehung der Kontinente und Ozeane, 1929.
(3) Pickering, The Place of Origin of the Moon - The Volcanic Problem, "Journal of Geology", 15, 1907, p. 23-38. Taylor, Bearing of the tertiary Mountain Belt on the Origin of the Earth's Plan, "Bulletin Geological Society of America", 21, 1910, p. 179-226
(4) Cité par V. Deparis et P. Thomas, « La dérive des continents de Wegener », site Planet’Terre (ENS Lyon), mai 2011 (en ligne).
(5) Ainsi Suess est-il le préfacier de l’ouvrage du sismologue français Fernand Montessus de Ballore en 1907, La science séismologique : les tremblements de terre (voir analyse BibNum par H. & M. Le Ferrrand, oct. 2012).
(6) Sur la controverse, voir : H. E. Le Grand, Drifting Continents and Shifting Theories, Cambridge, Cambridge University Press, 1988; M. Segala, La favola della terra mobile, Bologna, Il Mulino, 1990; N. Oreskes, The Rejection of Continental Drift: Theory and Method in American Earth Science, Oxford, Oxford University Press, 1999.
(7) Sur l’apparition de la tectonique des plaques, voir H. Frankel, The Continental Drift Controversy, vol. II: Paleomagnetism and Confirmation of Drift, vol. III: Introduction of Seafloor Spreading, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
(8) B. Willis, Principles fo paleogeography, “Science”, N. S., 31, n. 790, 1910, p. 245.