Magendie élucide les fonctions des deux racines des nerfs rachidiens

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Magendie élucide les fonctions des deux racines des nerfs rachidiens
Auteur : François Magendie (1783-1855) - Médecin et physiologiste français.
Auteur de l'analyse : Paul Mazliak - Professeur de biologie à l’UPMC (Paris VI), historien des sciences
Publication :

Journal de physiologie expérimentale et pathologique – Premier article : « Expériences sur les fonctions des racines des nerfs rachidiens », tome II, n°3 (août 1822), p. 276-279 – Second article : « Expériences sur les fonctions des racines des nerfs qui naissent de la moelle épinière », tome II, n°4 (octobre 1822), p. 366-371.

Année de publication :

1822

Nombre de Pages :
10
Résumé :

Magendie, maître de Claude Bernard, élucide les fonctions des nerfs rachidiens (attachés à la moelle épinière) : racines dorsales (au dos de la colonne) afférentes (information remontante) pour la sensitivité, racines ventrales efférentes pour la motricité. C’est le début de la neurologie, et le fondement d’une école française de physiologie expérimentale.

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
décembre 2012

Magendie précise et rectifie certains résultats de l’Anglais Charles Bell sur les fonctions des racines des nerfs rachidiens (rattachés au rachis, dans la colonne vertébrale). Bell avait bien perçu les fonctions motrices des racines antérieures (en avant de la colonne), tout en les reliant au cervelet. Magendie définit clairement, dans un langage expérimental qui était sa « marque de fabrique », les fonctions sensitives (liées « au sentiment », pour reprendre son expression) des racines postérieures (en arrière de la colonne). Il montre aussi que, contrairement à ce que pensait Bell, le cervelet n’était pas le siège de la motricité (c’est celui de l’équilibre et de la coordination des mouvements, sait-on maintenant). Son analyse des racines des nerfs rachidiens lui permet d’expliquer que ces nerfs sont constitués par une branche d’origine postérieure (sensitive) et par une branche d’origine antérieure (motrice). Jeune médecin, Magendie rejetait déjà les thèses vitalistes de la Faculté (Bichat, Laennec,…) : il était quant à lui persuadé d’expliquer tous les phénomènes physiologiques par la physico-chimie – parfois un peu trop, notamment sur le tard, à propos de la contagiosité de certaines maladies. Savant un peu oublié de nos jours, c’était un expérimentateur précis – ce que sera aussi son élève dans son laboratoire du Collège de France, Claude Bernard : Magendie a posé les fondements d’une école française de physiologie expérimentale.

 


 

Professeur de biologie moléculaire à l’université Pierre et Marie Curie (Paris VI/Jussieu) de 1967 à 1997, Paul Mazliak y a aussi dirigé (1967-1995) le laboratoire de physiologie cellulaire et moléculaire. Docteur honoris causa de l’université de Neuchâtel, il a publié de nombreux articles scientifiques et plusieurs manuels d’enseignement en biologie. Il se consacre depuis 2000 à l’histoire des sciences.

 

 

Paul Mazliak

 

Magendie élucide les fonctions des deux racines des nerfs rachidiens
Paul Mazliak - Professeur de biologie à l’UPMC (Paris VI), historien des sciences

 

 

Figure 1 : François Magendie (1783-1855)

Figure 1 : François Magendie (1783-1855)
J’ai rencontré pour la première fois le nom de François Magendie en préparant une biographie de Claude Bernard. J’ai découvert que ce dernier lui devait beaucoup : Magendie le prit en effet comme assistant dans son laboratoire et en fit son successeur dans la chaire de Médecine expérimentale du Collège de France.
Le jeune médecin Magendie, républicain et libre-penseur, rejetait avec cran et pugnacité toutes les théories vitalistes (1) des grands patrons de la Faculté : Bichat, Récamier, Laennec… Excellent chercheur, il introduisit la méthode expérimentale en physiologie, pratiquant notamment de nombreuses vivisections. On lui doit la distinction entre racines sensitives et motrices des nerfs rachidiens. J’ai pris grand plaisir à lire ses comptes-rendus d’expérience, si précis ! Et j’ai voulu faire partager ce plaisir en en republiant quelques-uns. Magendie fut aussi l’initiateur en France de la pharmacologie. Au Collège de France, il expliquait hardiment « les phénomènes physiques de la vie ».
Magendie est aujourd’hui un savant oublié. J’ai écrit un livre (2) pour tenter de combler cette lacune et de réparer une injustice de l’histoire des sciences et de la médecine. Je me propose ci-dessous de faire connaître et de commenter deux comptes-rendus d’expérience de François Magendie, ceux-là mêmes qui lui permirent d’élucider la fonction particulière de chacune des deux racines des nerfs rachidiens.

 

 

Rappel d’anatomie : le nerf rachidien ou spinal

 

Un nerf rachidien est issu du rachis (c'est-à-dire de la colonne vertébrale) et non du cerveau. Au nombre de trente et un le long de la colonne vertébrale, ils sont responsables de la sensitivité et de la motricité des membres. Formé par la jonction de deux racines issues de la moelle épinière, le nerf sort du canal rachidien, en perforant la dure-mère (3), par un orifice situé au niveau de l’articulation de deux vertèbres.

 

 

Figures 2 et 2bis : Chaque nerf rachidien est formé par la réunion de la racine dorsale (sensitive, fléchée en rouge), en arrière de la colonne vertébrale, et de la racine ventrale (motrice, fléchée en bleu), en avant de la colonne (images extraites de P. Mazliak, op. cit., p. 90-91)

Figures 2 et 2bis : Chaque nerf rachidien est formé par la réunion de la racine dorsale (sensitive, fléchée en rouge), en arrière de la colonne vertébrale, et de la racine ventrale (motrice, fléchée en bleu), en avant de la colonne (images extraites de P. Mazliak, op. cit., p. 90-91)

Figures 2 et 2bis : Chaque nerf rachidien est formé par la réunion de la racine dorsale (sensitive, fléchée en rouge), en arrière de la colonne vertébrale, et de la racine ventrale (motrice, fléchée en bleu), en avant de la colonne (images extraites de P. Mazliak, op. cit., p. 90-91)

On voit en figure 2 (en haut), au niveau dorsal, les fibres afférentes – la sensitivité est une information afférente (qui arrive à la colonne) ; au niveau ventral, les fibres efférentes – la motricité est une information efférente (qui part de la colonne). Après la sortie du canal rachidien (figure 2bis), chaque nerf spinal se divise en deux branches, constituant deux rameaux; le rameau dorsal innerve, comme son nom l’indique, les parties postérieures du corps ou les muscles postérieurs des membres (extenseurs dans le bras pour la motricité) ; le rameau ventral innerve les parties antérieures du corps ou les muscles antérieurs des membres (fléchisseurs dans le bras).

 

 

Les premières propositions de Charles Bell
Sir Charles Bell (1774-1842) était le fils d’un pasteur de l’Église épiscopale d’Écosse. C’était avant tout un anatomiste. Après des études supérieures à l’Université St Andrews d’Édimbourg, il manifesta un grand intérêt pour la peinture du corps humain et, dans le même esprit que Michel-Ange, il s’efforça d’expliquer la figuration des postures corporelles et des expressions du visage par les données rigoureuses de l’anatomie.
Il s’intéressa ensuite au système nerveux. Il réunit ses premières communications scientifiques dans un ouvrage qui eut un grand retentissement : Exposé sur les nerfs du corps humain (4). Il comparait lui-même son étude du système nerveux à la découverte du système circulatoire par son compatriote William Harvey (1578-1657).

 

 

Figure 3 : Charles Bell, KH, FRS, FRSE (1774-1842)

Figure 3 : Charles Bell, KH, FRS, FRSE (1774-1842)
Charles Bell, pour ses premiers travaux, fit surtout des dissections de cadavres d’animaux divers : lapins, ânes et aussi cadavres humains. Sur ces cadavres, il étudia, principalement, les centres nerveux : cerveau, cervelet, moelle épinière, ainsi que les nerfs qui sont rattachés à ces organes. Comme le dit Claude Bernard (5) :
D’après l’anatomie seule, il se forma des idées préconçues sur les relations physiologiques de ces divers centres nerveux et sur les usages des nerfs rachidiens et encéphaliques. Il pensa que les nerfs tiraient leur spécificité de fonction de leur différence d’origine.
Selon Bell, le cerveau (cerebrum) était l’organe de la sensibilité et du mouvement tandis que le cervelet (cerebellum) était le centre nerveux présidant aux fonctions vitales organiques (circulation, nutrition, sécrétion). Ces idées étaient empruntées au physiologiste anglais Thomas Willis (1621-1675), médecin à Londres et à Oxford, qui avait repris à Descartes le concept d’une circulation des « esprits animaux » dans les nerfs.

 

 

Une autre interférence entre Magendie et Bell

 

En 1824, Magendie démontra la fausseté de la théorie de Bell faisant du cervelet le siège des influx moteurs venant de l’encéphale. En effet, ayant supprimé le cervelet d’un canard, il constata que l’animal put survivre une semaine après l’opération et qu’il continuait à nager, mais curieusement seulement en progression arrière et jamais en avant. Il observa également le « mouvement de manège » (sorte de ronde circulaire ininterrompue) exécuté par un lapin auquel il avait coupé les cordons cérébelleux.

 

 

Figure 4 : Le cervelet, en grisé (cerebellum), sous le cerveau (cerebrum), au niveau de la nuque. On voit aussi le départ de la moelle (medulla), les trois éléments (cerveau-cervelet-moelle épinière) constituant le système nerveux central (image extraite de Gray’s Anatomy of the human body,1918, WikiCommons)

Figure 4 : Le cervelet, en grisé (cerebellum), sous le cerveau (cerebrum), au niveau de la nuque. On voit aussi le départ de la moelle (medulla), les trois éléments (cerveau-cervelet-moelle épinière) constituant le système nerveux central (image extraite de Gray’s Anatomy of the human body,1918, WikiCommons)

On sait aujourd’hui que le cervelet est un organe responsable de l’équilibre statique, de la coordination et de l’orientation des mouvements, mais que les corps cellulaires des neurones moteurs se trouvent principalement dans le cerveau.

 

 

En conséquence, d’après les dissections anatomiques qu’il avait effectuées, Charles Bell supposa que la racine antérieure des nerfs rachidiens conduisait des fibres nerveuses prenant leur origine dans le cerveau : ces fibres occupaient toute la colonne antérieure de la moelle épinière. En revanche, la racine postérieure des nerfs rachidiens contenait des fibres qui prenaient naissance dans le cervelet et occupaient la colonne postérieure de la moelle épinière. Charles Bell en déduisait donc que les racines antérieures des nerfs rachidiens avaient pour fonction de porter aux parties du corps, innervées par les nerfs mixtes qu’elles contribuaient à former, les facultés cérébrales, c’est-à-dire la sensibilité et le mouvement, tandis que les racines postérieures avaient pour mission de transmettre les fonctions organiques siégeant dans le cervelet, celles commandant la nutrition, les mouvements du cœur et de l’intestin.

 

 

Les recherches de François Magendie sur les propriétés des deux racines des nerfs rachidiens
Au cours des années 1820-1822, François Magendie faisait des expériences pour élucider les fonctions des nerfs rachidiens sans rien connaître du travail réalisé à Londres par Charles Bell. Le lecteur pourra constater, dès la lecture de la première publication rédigée par le savant en 1822, la précision avec laquelle sont exposées les modalités opératoires, la rigueur des conclusions et l’abstention volontaire de l’auteur vis-à-vis de toute formulation menant à des considérations générales sur la structure du système nerveux.
Dans le Journal de physiologie expérimentale et de pathologie, qu’il avait lui-même créé en 1821, Magendie publia donc un premier article intitulé, « Expériences sur les fonctions des racines des nerfs rachidiens »:
Depuis longtemps je désirais faire une expérience dans laquelle je couperais, sur un animal, les racines postérieures des nerfs qui naissent de la moelle épinière. Je l’avais tentée bien des fois, sans pouvoir y réussir, à cause de la difficulté d’ouvrir le canal vertébral sans léser la moelle, et par suite sans faire périr ou tout au moins blesser grièvement l’animal. Le mois dernier, on apporta dans mon laboratoire, une portée de huit petits chiens, âgés de six semaines ; ces animaux me parurent très propres à tenter de nouveau d’ouvrir le canal vertébral. En effet, je pus à l’aide d’un scalpel bien tranchant, et pour ainsi dire d’un seul coup, mettre à nu la moitié postérieure de la moelle épinière entourée de ses enveloppes. Il ne me restait pour avoir cet organe presqu’à nu, que de couper la dure-mère qui l’entoure : c’est ce que je fis avec facilité ; j’eus alors sous les yeux les racines postérieures des paires lombaires et sacrées, et en les soulevant successivement avec les lames de petits ciseaux, je pus les couper d’un côté, la moelle restant intacte. J’ignorais quel serait le résultat de cette tentative ; je réunis la plaie par une suture de la peau, et j’observai l’animal : je crus d’abord le membre correspondant aux nerfs coupés, entièrement paralysé ; il était insensible aux piqûres et aux pressions les plus fortes, il me paraissait aussi immobile ; mais bientôt, à ma grande surprise, je le vis se mouvoir d’une manière très apparente, bien que la sensibilité y fût toujours tout à fait éteinte. Une seconde, une troisième expérience, me donnèrent exactement le même résultat ; je commençai à regarder comme probable que les racines postérieures des nerfs rachidiens pourraient bien avoir des fonctions différentes des racines antérieures, et qu’elles étaient plus particulièrement destinées à la sensibilité. Il se présentait naturellement à l’esprit de couper les racines antérieures, en laissant intactes les postérieures […] J’avoue que la chose me parut d’abord impossible ; cependant je ne cessai d’y rêver pendant deux jours, et enfin je me décidai à essayer de passer devant les racines postérieures, une espèce de couteau à cataracte dont la lame très étroite, permettrait de couper les racines, en les pressant avec le tranchant de l’instrument, sur la face postérieure du corps des vertèbres […] En faisant ces essais, je m’aperçus qu’en tirant sur la dure-mère vertébrale, on pouvait entrevoir les racines antérieures réunies en faisceaux, au moment où elles vont percer cette membrane. Il ne m’en fallut pas davantage, et en quelques instants, j’eus coupé toutes les paires que je voulais diviser. Comme dans les expériences précédentes, je ne fis la section que d’un seul côté afin d’avoir un terme de comparaison. On conçoit avec quelle curiosité je suivis les effets de cette section : ils ne furent point douteux, le membre était complètement immobile et flasque, tandis qu’il conservait une sensibilité non équivoque. Enfin, pour ne rien négliger, j’ai coupé à la fois les racines antérieures et les postérieures ; il y a eu perte de sensibilité et de mouvement. […] [je peux ainsi] avancer comme positif, que les racines antérieures et les postérieures des nerfs qui naissent de la moelle épinière ont des fonctions différentes, que les postérieures paraissent plus particulièrement destinées à la sensibilité, tandis que les antérieures semblent plus spécialement liées avec le mouvement.
 
 

L’expérimentation animale : une perspective, de Magendie à nos jours

 

De son vivant déjà, les expériences de Magendie soulevèrent aussi bien en France qu’en Grande-Bretagne, une campagne d’indignation contre l’apparente cruauté de l’expérimentateur et plus généralement contre toute vivisection dans les expériences de physiologie. Il est certain que Magendie, dans sa passion de développer la physiologie expérimentale, n’était pas très sensible à la souffrance des animaux vivants. Il refusa même d’utiliser l’éther lorsque ce corps fut proposé comme anesthésique vers 1847, parce que, disait-il, l’endormissement des animaux risquait de masquer leurs réactions normales.

 

 

Figure 5 : Vivisection d’une grenouille, préalablement anesthésiée (photo Wikimedia Commons, auteur Muhammad Mahdi Karim, 2007). Jusque dans les années 1970, des grenouilles étaient ainsi présentées dans les collèges français, en cours de sciences naturelles des classes de 6e ou de 5e.

Figure 5 : Vivisection d’une grenouille, préalablement anesthésiée (photo Wikimedia Commons, auteur Muhammad Mahdi Karim, 2007). Jusque dans les années 1970, des grenouilles étaient ainsi présentées dans les collèges français, en cours de sciences naturelles des classes de 6e ou de 5e.

Sur ce sujet de l’expérimentation animale, on pourra lire aussi le beau livre de la philosophe Elisabeth de Fontenay. Elle proteste contre les expériences de Harvey sur les biches en parlant de « cet obscur médecin ». La philosophe se laisse ici emporter par son indignation : Harvey n’était pas un obscur médecin, mais celui qui a fait l’importante découverte physiologique de la circulation du sang ! S’indignant plus encore de la défense de la vivisection, présentée par Claude Bernard (6) en 1865, elle écrit ces lignes terribles : « [la science] légitime l’obsession du scientifique, sa surdité aux cris et sa cécité au sang : comme si l’état de biologiste consistait en une anesthésie hystérique, endurée et instituée par quelques-uns pour le plus grand bien de tous (7). » Les controverses sur ce sujet sont loin d’être éteintes de nos jours. Dans la plupart des États de la Communauté européenne cependant, des lois encadrent très strictement l’expérimentation sur l’animal.

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Le deuxième article annoncé par Magendie fut publié la même année, dans le même journal, sous le titre, « Expériences sur les fonctions des nerfs qui naissent de la moelle épinière » :
J’ai d’abord voulu m’assurer si on ne pourrait pas couper les racines antérieures ou postérieures des nerfs spinaux sans ouvrir le grand canal de la dure-mère vertébrale ; car, en exposant la moelle épinière à l’air et à une température froide, on affaiblit sensiblement l’action nerveuse, et par suite on obtient d’une manière peu apparente les résultats que l’on cherche. La disposition anatomique des parties ne rendait point la chose impossible ; car chaque faisceau de racine spinale chemine quelque temps dans un canal particulier, avant de se réunir et se confondre avec l’autre faisceau (8). En effet j’ai trouvé qu’à l’aide de ciseaux mousses par la pointe on peut enlever assez des lames et des parties latérales des vertèbres pour mettre à découvert le ganglion de chaque paire lombaire ; et alors avec un petit stylet on sépare sans trop de difficulté le canal qui contient les racines postérieures, et il n’y a plus de difficulté pour faire la section. Cette manière de faire l’expérience m’a donné les mêmes résultats que ceux que j’avais déjà observés ; mais comme l’expérience est beaucoup plus longue et laborieuse qu’en suivant le procédé où l’on ouvre le grand canal de la dure-mère spinale, je ne crois pas qu’on doive suivre cette méthode de faire l’expérience de préférence à la première. J’ai voulu ensuite soumettre à une épreuve particulière les résultats dont j’ai précédemment parlé. Chacun sait que la noix vomique détermine chez l’homme et les animaux des convulsions tétaniques générales très violentes. Il était curieux de savoir si ces convulsions auraient lieu dans un membre dont les nerfs du mouvement seraient coupés, et si elles se montreraient aussi fortes qu’à l’ordinaire, la section des nerfs du sentiment étant faite. Le résultat a été tout à fait d’accord avec les précédents ; c’est-à-dire que sur un animal où les racines postérieures étaient coupées, le tétanos a été complet et aussi intense que si les racines spinales eussent été intactes : au contraire, dans un animal où j’avais coupé les nerfs du mouvement de l’un des membres postérieurs, ce membre est resté souple et immobile dans le moment où, sous l’influence du poison, tous les autres muscles du corps éprouvaient les contractions tétaniques les plus prononcées.
Nous passons sous silence une partie du deuxième article qui concerne la découverte de la « sensibilité récurrente », question très secondaire et d’ailleurs mal élucidée par François Magendie. Ce deuxième article, publié lui aussi en 1822, se termine par la reconnaissance du fait que Charles Bell avait, une dizaine d’années avant Magendie, émis l’idée que les racines antérieures et postérieures des nerfs rachidiens avaient des fonctions différentes et que le savant anglais avait fait quelques expériences pour le prouver :
Avant de terminer cet article, je dois donner quelques éclaircissements sur la nouveauté des résultats que j’ai annoncés. Quand j’ai écrit la note contenue dans le numéro précédent, je croyais être le premier qui eût songé à couper les racines des nerfs spinaux ; mais je fus bientôt détrompé par un petit écrit de M. Schaw [sic], que ce jeune et laborieux médecin eut la complaisance de m’envoyer dès qu’il eut reçu le numéro de mon journal. Il est dit dans cet écrit que M. Ch. Bell avait fait cette section il y a treize ans, et qu’il avait reconnu que la section des racines postérieures n’empêchait pas les mouvements de continuer. M. Schaw ajoute que M. Ch. Bell avait consigné ce résultat dans une petite brochure imprimée seulement pour ses amis, mais non pour la publication. J’ai aussitôt demandé à M. Schaw qu’il voulût bien m’envoyer, s’il était possible, la brochure de M. Ch. Bell, afin que je lui rendisse toute la justice qui lui serait due. Peu de jours après je l’ai reçue de M. Schaw. Cette brochure a pour titre : Idea of a new anatomy of the brain, submitted for the observations of his friends, by Ch. Bell, F.A.S.E. Elle est très curieuse en ce qu’on y remarque le germe des récentes découvertes de l’auteur sur le système nerveux. À la page 22 on trouve le passage indiqué par Schaw ; je le retranscris en entier : “Next considering that the spinal nerves have a double root, and being of the opinion that the properties of the nerves are derived from their connections with the parts of the brain, I thought that I had an opportunity of putting my opinion to the test of experiment, if different endowments were in the same cord, and held by the same sheath. On laying bare the roots of the spinal nerves, I found that I could cut across the fasciculus of nerves, which took its origin from the posterior portion of the spinal marrow, without convulsing the muscles of the back; but on touching the anterior fasciculus with the point of the knife, the muscles of the back were immediately convulsed (9)” On voit par cette citation d’un ouvrage que je ne pouvais connaître, puisqu’il n’a point été publié, que M. Bell, conduit par ses ingénieuses idées sur le système nerveux, a été bien près de découvrir les fonctions des racines spinales ; toutefois le fait que les antérieures sont destinées au mouvement, tandis que les postérieures appartiennent plus particulièrement au sentiment, paraît lui avoir échappé : c’est donc à avoir établi ce fait d’une manière positive que je dois borner mes prétentions.
Les expériences de Magendie, réalisées sur des jeunes chiens, en 1821-1822, sont parfaitement décrites et les conclusions dégagées sont nettes : les racines postérieures renferment des fibres afférentes conduisant les influx sensitifs, les racines antérieures renferment des fibres efférentes conduisant des influx moteurs. L’auteur ne va pas au-delà de ces faits expérimentaux dans ses conclusions.

 

 

Professeur au Collège de France, au troisième essai

 

Une chaire de médecine au Collège de France était devenue vacante en 1822, à la suite du décès de son titulaire Hallé. Les mérites de cinq candidats, dont Laennec (1781-1826) et Magendie, furent discutés au sein de l’Académie des sciences. Après deux ballottages, celle-ci présenta le nom de Magendie au roi Louis XVIII, mais la chaire fut attribuée à Laennec… Ce savant était bien différent de son concurrent, à la fois par son tempérament calme et réservé et par ses opinions royalistes – il avait été le médecin de la duchesse de Berry. À la mort de Laennec, sont en lice Pariset (1770-1847), Récamier (1774-1852) et à nouveau Magendie, plus jeune qu’eux (il avait 43 ans). Récamier était un royaliste fidèle – Magendie était par contre connu pour ses opinions libérales et républicaines et n’avait aucune conviction religieuse. Son obstination à pratiquer en laboratoire de la physiologie expérimentale avait soulevé l’hostilité des médecins les plus conservateurs et créé un certain scepticisme sur la validité des conclusions tirées d’expériences menées sur des animaux vivants.

 

 

Figure 6 : Joseph Récamier.

Figure 6 : Joseph Récamier.

Le ministre des Affaires ecclésiastiques et de l'Instruction publique était en 1826 (sous Villèle) l’abbé Denis Frayssinous (1765-1841). Le roi lui avait donné pour mission de restaurer l’Église romaine à son niveau d’avant la Révolution et de replacer toute l’éducation sous l’influence de l’Église. De fait, c’est Récamier qui fut nommé dans la chaire du Collège de France, alors que l’Académie des sciences ne lui avait donné que 5 voix sur 60 au vote préparatoire. Récamier se proclamait par ailleurs ouvertement vitaliste. Survint alors la Révolution de 1830. Récamier écrivit au doyen de l’Université pour lui dire qu’il refusait de prêter le fameux serment « au roi des Français ». Il fut alors considéré comme démissionnaire : l’Académie des sciences proposa à nouveau Magendie par 46 voix sur 47, et le 4 avril 1831 Louis-Philippe signait sa nomination officielle. Magendie tint cette chaire jusqu’à l’hiver 1851-1852, beaucoup plus longtemps que ses deux prédécesseurs. Il y professa de manière originale une physiologie expérimentale, nourrie par ses recherches en cours. Opposé au vitalisme, on l’a dit, il fut sans doute trop « physico-chimiste » : en s’attachant uniquement aux modifications chimiques et physiques du sang chez les malades infectés du choléra ou de la fièvre jaune, il en vint à nier le caractère contagieux de ces maladies, ce qui était une erreur.

 

 

Bell ou Magendie ? La naissance de la neurologie
La publication des premiers résultats de Magendie, en 1822, est à l’origine de la controverse Bell-Magendie, une des plus longues controverses de l’histoire des sciences. Charles Bell, en effet, réclama vigoureusement et publiquement la priorité de la découverte des fonctions différentes des deux racines des nerfs rachidiens.
On peut encore aujourd’hui débattre sur la priorité de la découverte des fonctions différentes des deux racines des nerfs rachidiens : il paraît incontestable que Charles Bell avait émis, dès 1810, l’idée que les deux racines avaient des fonctions différentes ; incontestable aussi le fait qu’il avait eu le premier l’idée de couper l’une ou l’autre racine sur un animal vivant (mais il n’avait pas précisé sur quel animal il expérimentait) et qu’il avait ainsi trouvé que la racine antérieure des nerfs rachidiens était parcourue par un faisceau de fibres efférentes motrices ; cependant il n’avait pas précisé la fonction des racines postérieures, sinon de façon négative : ces racines ne conduisent pas les influx moteurs. De plus, ses conceptions sur l’origine cérébrale des faisceaux postérieurs ou cérébelleuse des faisceaux antérieurs de la moelle épinière étaient totalement inexactes comme l’ont prouvé les travaux neurologiques des XIXe et XXe siècles. D’ailleurs Magendie a joué un rôle dans la remise en cause de cette hypothèse de Bell, dès 1824 soit deux ans après ses premiers articles ici analysés (cf. encadré ci-dessus).
Pour conclure sur la controverse entre le savant anglais et le savant français, il est intéressant de donner ici l’avis de Claude Bernard, très favorable, comme on s’en doute, à François Magendie :
Si les hommes qui pressentent les choses et émettent sur elles des opinions anticipées sont souvent très utiles, c’est cependant à ceux qui apportent des faits positifs que revient toujours le principal mérite. Ce sont eux qui accomplissent le progrès réel, en ce qu’ils fixent la science et lui fournissent un point d’appui pour aller plus loin et marcher en avant (10).
Les physiologistes contemporains ont tranché la controverse scientifique en appelant « loi de Bell-Magendie » la loi qui attribue une fonction sensitive à la racine postérieure des nerfs rachidiens et une fonction motrice à la racine antérieure. La période d’exploration anatomo-clinique, inaugurée par les travaux de Bell et Magendie, poursuivie par ceux de Paul Broca (11) (1824-1880) ou Karl Wernicke (1848-1905) sur les lésions crâniennes, a donc permis un développement important de la neurologie, avant que les instruments très sophistiqués (IRM, caméra à positrons, etc.) de la neurologie contemporaine ne viennent, au milieu du XXe siècle, prendre le pas sur les examens cliniques simples, les recherches anatomiques par dissection de cadavres ou les expériences de vivisection réalisées en laboratoire sur des animaux servant de cobayes.

 

Décembre 2012

 

 

 

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(1) Le vitalisme était une approche selon laquelle la vie n’est pas réductible aux phénomènes physico-chimiques (conception mécaniste). Elle envisage la vie comme de la matière animée d'un principe ou force vitale, qui s'ajouterait pour les êtres vivants aux lois de la matière. Voir par exemple l’opposition d’Henri Dutrochet (1776-1847, contemporain de Magendie) au vitalisme, analyse BibNum de Jacques Bolard, juin 2012.

(2) P. Mazliak, François Magendie, bouillant créateur de la physiologie expérimentale au XIXe siècle, Hermann/Adapt, Paris, 2012.

(3) La dure-mère est la membrane externe, fibreuse et résistante, entourant le cerveau et la mœlle épinière.

(4) C. Bell, An Exposition of the Natural System of Nerves of the Human Body, Philadelphie, Carey and Lea, 1825.

(5) Claude Bernard, Rapport sur les progrès et la marche de la physiologie générale en France, Paris, Imprimerie Impériale, 1867.

(6) Dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865) – voir des extraits consacrés à ce sujet de l’expérimentation animale, et leur analyse par Hélène Mendes, « Claude Bernard et l’origine de l’expérimentation animale moderne », BibNum, août 2012.

(7) Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, la philosophie à l'épreuve de l'animalité, Fayard, 1998 (p. 554).

(8) C’est précisément ce qu’on voit en figure 2bis.

(9) « Ensuite, considérant que les nerfs spinaux [rachidiens] ont une double racine ; étant d’opinion que les propriétés des nerfs dérivent des connexions qu’ils établissent avec les différentes parties de l’encéphale ; j’ai pensé que j’avais là l’opportunité de soumettre mon opinion à l’épreuve de l’expérience et de prouver, dans le même temps, que des nerfs ayant différentes capacités étaient présents dans un même cordon et maintenus ensemble par la même enveloppe. En mettant à nu les racines des nerfs rachidiens°, j’ai trouvé que je pouvais couper le cordon postérieur des nerfs, celui qui prenait son origine dans la partie postérieure de la moelle épinière sans provoquer de convulsions des muscles du dos ; en revanche, en touchant le cordon antérieur avec la pointe d’un couteau, les muscles du dos entraient immédiatement en convulsion ». L’animal soumis à l’expérience n’est pas précisé.

(10) C. Bernard, Leçons sur la physiologie et la pathologie du système nerveux, Baillière, 1858, tome I, p. 2.

(11) Voir par exemple l’analyse de textes de Broca, R. Bauchot, « L’aphasie de Broca », BibNum, septembre 2009.

 

LIVRES (SOURCES)

 

 

Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (Baillière 1865), réédition Champs Flammarion.
Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (Baillière 1865), réédition Champs Flammarion.

 

 

 

 

LIVRES (ANALYSES HISTORIQUES ET SCIENTIFIQUES)

 

 

Paul Mazliak, François Magendie, bouillant créateur de la physiologie expérimentale au XIXe siècle, Hermann, 2012.
Paul Mazliak, François Magendie, bouillant créateur de la physiologie expérimentale au XIXe siècle, Hermann, 2012.

 

 

Paul Mazliak, Les fondements de la biologie Le XIXe siècle de Darwin, Pasteur et Claude Bernard, Vuibert/ Adapt/ SNES, 2002.
Paul Mazliak, Les fondements de la biologie Le XIXe siècle de Darwin, Pasteur et Claude Bernard, Vuibert/ Adapt/ SNES, 2002.

 

 

 

SUR INTERNET

 

 

Sur Internet Vial F., Rullière R., « François Magendie », communication à la séance du 19 novembre 1983 de la Société française d'histoire de la médecine (PDF BIUSanté)

 

 

Claude Bernard, Fr. Magendie : leçon d'ouverture du cours de médecine du Collège de France (29 février 1856), J.-B. Baillière (Paris), 1856, 36 p., Gallica

 

 

Sur InternetFrédéric Dubois d'Amiens, Éloge de M. Magendie, Paris, impr. L. Martinet, 1855 (circa), BIUSanté