Lettre du 16 avril 1955 de J. Perret, professeur à l’université de Paris, à C. de Waldner, président d’IBM France. Archives IBM France.
1955
C’est un professeur à la Sorbonne qui, consulté par IBM France au moment de la mise en production en France de ses premières machines, propose le terme « ordinateur » pour les désigner.
« Cher monsieur,
Que diriez-vous d'ordinateur ? c'est un mot correctement formé, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l'ordre dans le monde. Un mot de ce genre a l'avantage de donner aisément un verbe ordiner, un nom d'action ordination. L'inconvénient est que ordination désigne une cérémonie religieuse ; mais les deux champs de signification (religion et comptabilité) sont si éloignés et la cérémonie d'ordination connue, je crois, de si peu de personnes que l'inconvénient est peut-être mineur. D'ailleurs, votre machine serait ordinateur (et non ordination) et ce mot est tout à fait sorti de l'usage théologique. » (lettre de J. Perret à la direction d’IBM France)
Une coopération (gratuite) à noter entre université et entreprise, dès 1955.
Et le mot français « ordinateur » n’a jamais été autant d’actualité, isnt’it ?
A.M.
BibNum
Loïc Depecker est professeur en sciences du langage à Paris III-Sorbonne, et directeur de recherches. Il est membre du Conseil national des universités, et président de la Société française de terminologie. Il a été nommé en 2015 Délégué général à la langue française et aux langues de France, et Préfigurateur de l’Agence de la langue française.
Certains termes font l’objet de réclamation en paternité et suscitent des débats, souvent violents. C’est le cas actuellement de courriel, équivalent français retenu pour e-mail (Journal officiel de la République française du 20 juin 2003).
Figure 1 : Fac-similé JORF n°141 du 20 juin 2003 page 10403
texte n° 144 (image Légifrance). Le mot courriel est proposé comme substantif d’abréviation de courrier électronique. Le terme « Mél. » (qu’on peut considérer équivalent à l’anglais « mail to », ou par analogie au français « Tél. ») est une abréviation (en témoigne le point, en abréviation de messagerie électronique) : il est précisé qu’il ne doit pas être utilisé comme substantif.
Il est cependant un terme célèbre, dont on a bien conservé trace de l’inventeur. La création du terme ordinateur est minutieusement commentée dans une lettre de Jacques Perret (1906-1992), professeur de littérature latine à l’Université de la Sorbonne. La direction d’IBM France avait en effet eu l’astucieuse idée de se tourner vers lui pour trouver un équivalent français au terme computer, de façon à montrer sa bonne intégration en France à une époque d’antiaméricanisme latent.
Le professeur Jacques Perret écrit à son correspondant d’IBM France[1] la lettre autographe suivante.
On ne peut qu’admirer la démarche, de la part d’IBM, et de la part du philologue Jacques Perret, qui développe une analyse qui est un véritable modèle d’argumentation néologique.
La lettre commence par une proposition qui parait affermie, celle d’ordinateur. Suit la justification étymologique, puisée dans le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré (1863-1877), référence essentielle pour l’histoire de la langue française. Ordinateur, comme adjectif se rapportant à « Dieu qui met de l’ordre dans le monde ». Il n’est guère étonnant, étant donné les idées qui couraient à l’époque sur la toute-puissance de ces machines, de la rapprocher des pouvoirs attribuables à Dieu. Cette proposition est appuyée sur les possibilités de dérivation d’ordinateur. Sur ordinateur peuvent en effet se créer facilement un verbe, ordiner ; et un nom d’action, ordination. Avec ordination, on bascule un peu plus du côté de la théologie, ordination désignant le plus souvent la cérémonie qui consacre l’entrée dans un ordre religieux. Jacques Perret note au passage l’existence d’un sens comptable d’ordination (« action de mettre en ordre, de composer des séries »). Pour lui, les deux sens, religieux et mathématique, appartenant à des domaines distincts, il n’y a pas lieu d’être troublé par le rapprochement que peut produire ordination, d’autant que c’est ordinateur qui est en cause pour désigner la machine, non ordination.
En bon dialecticien, Jacques Perret avance d’autres propositions. Les calculateurs s’organisant en systèmes, grand mot des années 1950, on pourrait penser à systémateur et à un dérivé possible, systémation. Mais on est arrêté ici par la difficulté de se représenter l’usage du verbe systémer. Bel exemple d’essai de création d’un mot à partir de ses possibilités de fonctionnement dans l’usage réel : test qui doit être la clé de toute tentative de création néologique.
Autre suggestion avancée par Jacques Perret : combinateur. Mais ce sont ici les connotations qui viennent interférer, avec combine, mot familier qui renvoie à des stratagèmes pas toujours honnêtes (absent d’ailleurs du Littré…). Jacques Perret ajoute que combiner, verbe « usuel », est « peu capable de devenir technique ». Ce qui est cependant hasardé. Car c’est l’une des dynamiques des vocabulaires spécialisés de puiser des acceptions techniques dans les mots de tous les jours. Si l’on complète la série, la proximité de combination et de combinaison risque d’en paralyser l’emploi. Même si l’existence de combinats industriels semble permettre de sortir combinateur du champ sémantique de combine.
Pour ce qui est des possibles congesteur ou digesteur, c’est de même la proximité avec d’autres mots, tels congestion et digestion, qui les rendent inutilisables. Autre critère invoqué pour refuser d’autres propositions : celui de la vétusté. Pour synthétiseur, c’est l’impression ancienne du mot qui le refuse à désigner un objet nouveau. Belle intuition que de vouloir faire en néologie du neuf avec du neuf !
Figure 2 : En 1954, IBM France s’était adressée à J. Perret en vue de la livraison en France de sa première machine commerciale, l’IBM 650. En haut : Un IBM 650 à l’université du Texas A&M" (image Cushing Memorial Library and Archives, Texas A&M) ; à droite de la photo, le lecteur de cartes perforées IBM 533. En bas : détail de la console avant de l’IBM 650 (photo WikiCommons, auteur Maksim).
Et voici le clou de la démonstration. Revenant sur sa proposition initiale, Jacques Perret fait remarquer que les machines construites et vendues par IBM sont parfois désignées par des noms d'agent féminins (trieuse, tabulatrice). Il serait alors possible de penser, non pas à ordinateur, mais à ordinatrice. Beau réflexe, qui fait séparer nettement, par l’usage d’un féminin, le domaine des machines à compter, du domaine de la théologie.
Jacques Perret tente ensuite la possibilité de créer un composé, tels, sur ordinatrice, ordinatrice d'éléments complexes ; ou sur ordinateur, sélecto-systémateur et sélecto-ordinateur. Ce dernier ayant cependant l'inconvénient de la rencontre des deux « o » en hiatus, comme l’aurait également électro-ordinatrice.
Et voici le coup de théâtre : « Il me semble que je pencherais pour ordinatrice électronique ». Ainsi, après avoir proposé en début de démonstration ordinateur, le néologue Jacques Perret opte au final pour ordinatrice électronique ! Au rebours d’une idée reçue, il faut donc conclure que Jacques Perret est bien l’inventeur du mot ordinateur, mais que sa préférence allait à ordinatrice électronique…
Hommage enfin doit être rendu à la recommandation contenue dans la dernière phrase de cette lettre : que ces suggestions orientent les « propres facultés d'invention ». Celles de son destinataire et sans doute de l’entreprise IBM.
Cette lettre offre donc une magistrale démonstration de philologue : parti d’une proposition initiale, – ordinateur –, pour parcourir un ensemble de propositions, – systémateur, combinateur, congesteur, digesteur, synthétiseur –, Jacques Perret finit par mentionner le néologisme vers lequel il penche, –ordinatrice électronique. Pour en confier le choix final à son correspondant. Souveraine modestie !
IBM retiendra la démonstration et choisira ordinateur. Terme qui dut être perçu au sein de l’entreprise comme renvoyant à de plus fortes machines que ne le suggérait l’apparemment frêle féminin ordinatrice électronique. Au fil du temps, la diminution impressionnante de la taille desdites machines donnant finalement raison au néologue…
Cette lettre de 1955, longtemps oubliée et inaccessible, a dû avoir un grand retentissement dans les années 1960. Quelle n’est pas la surprise de retrouver, à la lecture de certains dictionnaires de l’époque, dont Le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française en 7 volumes publié par Paul Robert (1974), les éléments de la lettre de Jacques Perret ! Les auteurs du dictionnaire s’y réfèrent à l’article ordinateur et indiquent sous ordination : […] « 2° (Repris au sens premier d’ordinatio). Math. Action d’ordonner. –Technol. Ensemble d’opérations effectuées par un ordinateur (on emploie aussi, dans ce sens, un verbe ordiner) ».
Ce qui montre à l’évidence combien le terme ordinateur était déjà tout à fait installé, moins de 20 ans après sa création.
J’ai pour ma part retrouvé cette lettre de Jacques Perret à la fin des années 1980 dans les archives de la première commission ministérielle de terminologie de l’informatique, lorsque je préparais ma première thèse d’université[2]. La découverte de cette lettre de Jacques Perret fut un choc. Ce qui m’a incité à la publier in extenso dans Les Échos, une des revues dans laquelle j’étais à l’époque chroniqueur de langue. Titre de l’article, en hommage appuyé au grand néologue et philologue : « Le mot ordinateur a trente-cinq ans » (Les Échos, lundi 23 avril 1990).
(juillet 2015
[1]. Sollicité par la direction de l'usine IBM de Corbeil-Essonnes, François Girard, responsable du service " Promotion Générale Publicité " chez le constructeur, décida de consulter Jacques Perret, l'un de ses anciens professeurs, et écrit une lettre à la signature de C. de Waldner, président d'IBM France. C’est à celui-ci que s’adresse la réponse de J. Perret.
[2]. Cette thèse est parue sous le titre L’Invention de la langue, le choix des mots nouveaux, Larousse, Paris, 2001, 619 p.)
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