Figure 1 : Portrait de Louis-Joseph Gay-Lussac (collection Bibliothèque École polytechnique).
Dans cet article, Gay-Lussac, sur la base de ses observations, énonce sa loi selon laquelle les gaz se combinent en volume dans des proportions simples (par exemple, deux volumes d’hydrogène et un volume d’oxygène se combinent en deux volumes de vapeur d'eau).
Cette loi est le fondement expérimental de base sur lequel s'appuieront pendant plus de cinquante ans tous ceux qui développeront par la suite la théorie atomique.
Ainsi déjà deux ans et demi plus tard, Amedeo Avogadro
(1) partira des travaux de Gay-Lussac pour donner un début d’explication théorique à cette loi de combinaison des volumes.
Gay-Lussac se consacre à un programme expérimental de grande ampleur
(2) allant de la physique à la chimie. Il sera aussi actif et inventif en chimie appliquée.
Un des premiers professionnels de la recherche scientifique
Louis Joseph Gay-Lussac (1778-1850), à la fois chimiste et physicien, a été sans aucun doute un des savants français les plus remarquables du XIXe siècle. Il fut, comme l'écrivit son biographe anglais Maurice Crosland, un des premiers professionnels de la recherche scientifique
(3).
On peut en gros distinguer deux périodes dans sa vie. La première, jusque vers 1810, correspond à ses années de formation et à ses premières grandes découvertes. En 1806, à moins de trente ans, il est élu membre de la Première classe de l'Institut (nom donné alors à l'Académie des sciences) dans la section de physique. Il se marie en 1809. En 1810, il est nommé professeur à l'École polytechnique. Ses travaux durant cette période relèvent autant de la physique que de la chimie. Il est tourné surtout vers la recherche fondamentale. Lors de la seconde période, ses travaux scientifiques sont particulièrement orientés vers la chimie et une part croissante de son activité est consacrée aux recherches appliquées. Il prend de plus en plus de fonctions et de responsabilités, souhaitant également assurer à sa famille une vie aisée. Il convient cependant d'ajouter qu'il a toujours su accomplir les tâches qui lui incombaient avec une grande conscience professionnelle, introduisant partout sa méthode scientifique, sa rigueur et sa grande ingéniosité.
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Gay-Lussac naît à Saint-Léonard-de-Noblat, à une quinzaine de kilomètres à l'Est de Limoges, le 6 décembre 1778. Son enfance se déroule pendant l'Ancien régime ; son adolescence et ses années de formation pendant la période révolutionnaire, le Directoire et le Consulat. Son père était avocat et procureur du Roi à Saint-Léonard. En 1793, considéré comme suspect, il est arrêté et assigné à résidence chez lui; après la chute de Robespierre en 1794, libre à nouveau, il doit exercer un autre métier. Le jeune Louis Joseph paraissant doué, son père l'envoie en novembre 1794 à Paris pour poursuivre ses études.
D'une école privée à une autre, Gay-Lussac remplace l'étude du latin par celle des mathématiques et prépare le concours d'entrée à la toute jeune École polytechnique, fondée en 1794; il est reçu au concours d'octobre 1797. Il bénéficie d'une bourse d'État et acquiert là cette rigueur qu'il conservera toute sa vie. Au début de 1800, il choisit comme école d'application celle des Ponts et Chaussées. Cependant cette année-là, l'éminent chimiste Claude Louis Berthollet (1748-1822), revenu l'année précédente d'Égypte, où il avait accompagné le général Bonaparte, demande qu'un élève de Polytechnique – où il enseigne - l'aide dans les travaux de laboratoire à l'École. Gay-Lussac est choisi. Berthollet deviendra pour lui un maître, un exemple et un ami. D'origine savoyarde, ce dernier avait inventé l'eau de Javel et avait collaboré avec Antoine Laurent de Lavoisier (1743-1794) à la révolution de la chimie.
Un lien fort avec Berthollet & la Société d’Arcueil
Berthollet accueillera le jeune Gay-Lussac chez lui, rue d'Enfer. L'estime sera mutuelle. Berthollet (qui deviendra comte d'Empire) acquiert en 1801 une maison à Arcueil au Sud de Paris et y installe un laboratoire de chimie. Gay-Lussac y résidera une partie de l'année et y mènera ses recherches en alternance avec le laboratoire de l'École polytechnique. En 1802, le jeune savant réalise son premier grand travail : l'étude de la dilatation des gaz (que certains alors appellent encore "fluides élastiques") en fonction de la température. Cette loi est à l'origine de la définition de la température absolue. Avec soin, rigueur et précision, Gay-Lussac montre que, à la même pression, le coefficient de dilatation est le même pour tous les gaz
(4) : "Tous les gaz et les vapeurs ont la même dilatation à la même température." Il avait pris soin dans ses expériences de purifier les gaz étudiés en éliminant la vapeur d'eau qu'ils contenaient.
L'année 1804 voit une aventure audacieuse de Gay-Lussac : Berthollet s'intéressait à la composition de l'air en fonction de l'altitude, son collègue et ami, l'astronome et mathématicien Pierre Simon de Laplace (1749-1827) voulait vérifier la réfraction de la lumière. Dans ces conditions Gay-Lussac et Jean Baptiste Biot (1774-1862) élève de Laplace, font en août une ascension en ballon jusqu'à 4000 mètres d'altitude ; trois semaines plus tard, Gay-Lussac recommence, seul cette fois, et atteint l'altitude-record de 7016 mètres. Il a mal à la tête, mais l'attribue aux insomnies de la nuit précédente.
Figure 2 : Gay-Lussac (à g.) et Biot (à dr.) en aérostat. Dans le jardin du Conservatoire des arts et métiers, le 20 août 1804, fut lancé un aérostat dans lequel avaient pris place les deux savants. Cette ascension scientifique les mena jusqu’à 4000m d’altitude et leur permit de faire plusieurs expériences de physique.
Ce double exploit lui vaut l'admiration générale. En 1804 aussi, il est nommé répétiteur à l'École polytechnique, son premier emploi rémunéré. Il s'est lié d'amitié avec le naturaliste Alexandre von Humboldt (1769-1859), et entreprend avec lui, de mars 1805 à avril 1806, un voyage d'étude à travers l'Europe ; ils mesurent le champ magnétique terrestre et analysent des minéraux; Gay-Lussac apprend l'allemand et l'italien. Comme nous l'avons dit, à la fin de 1806, le jeune savant est élu à la Première classe de l'Institut.
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Cette même année 1806, Laplace décide d'acheter à Arcueil une propriété voisine de celle de Berthollet. Les deux savants ont des sujets communs; tous deux s'intéressent à l'affinité chimique (forces chimiques de courte portée); Laplace estime que l'affinité chimique est une forme de l'attraction gravitationnelle universelle. Dans ce voisinage va naître la "Société d'Arcueil" que Berthollet réunit régulièrement chez lui dans les années qui suivent. On peut se rendre à pied de Paris à Arcueil. La Société est un groupe actif de discussion, d'une sorte de société savante à petit nombre de participants avant la lettre. Elle a un rôle majeur dans le développement de la science en France. En juin 1809, participent régulièrement à ses réunions outre le chimiste Claude Louis Berthollet et l'astronome, mathématicien et physicien Pierre-Simon de Laplace, le physicien Jean-Baptiste Biot, Louis-Joseph Gay-Lussac, le naturaliste et explorateur Alexandre von Humboldt, le chimiste Louis Jacques Thenard, le botaniste Augustin Pyrame de Candolle, le chimiste et minéralogiste Hippolyte-Victor Collet-Descostils, le fils de Berthollet le chimiste Amédée Berthollet, et le physicien Étienne Louis Malus. Par la suite ils seront rejoints par l’astronome et physicien François Arago, les chimistes Jean-Antoine Chaptal et Pierre-Louis Dulong, ainsi que par le mathématicien Denis Poisson. Leurs recherches et résultats sont publiés dans trois volumes successifs des "Mémoires de physique et de chimie de la Société d'Arcueil".
Le fonctionnement de la Société d'Arcueil
Berthollet expose ainsi le 9 juillet 1807, dans son préambule au tome 1 des Mémoires de physique et de chimie de la Société d’Arcueil comment elle fonctionne :
"… Une société de quelques personnes qui cultivent les différentes branches de la physique et de la chimie, s'est formée dans la vue d'accroître les forces individuelles par une réunion fondée sur une estime réciproque et sur des rapports de goûts et d'études, mais en évitant les inconvénients d'une association trop nombreuse. Voici son régime : Elle se réunit tous les 15 jours à Arcueil ; le jour de réunion est consacré à répéter les expériences nouvelles qui paraissent le mériter par leur éclat ou qui exigent d'être constatées, et à faire celles qui sont indiquées par quelque membre de la Société, surtout lorsqu'elles demandent des appareils particuliers, ou que l'auteur désire d'avoir des aides, des témoins ou des conseils. Tous les mémoires qui doivent entrer dans le recueil de la Société sont soumis à une discussion ; mais l'auteur reste libre de ses opinions, et en répond seul. Chacun se charge de la lecture d'un ou de plusieurs journaux et des ouvrages qui sont mis au jour, et qui concernent la science qu'il cultive particulièrement. Le rapport en est fait dans la réunion. La Société voit avec orgueil le nom de M. Laplace inscrit sur sa liste…."
Gay-Lussac avait un grand respect pour les conceptions nouvelles de Lavoisier en chimie. Ce dernier pensait que les acides comportaient nécessairement de l’oxygène ; toutefois, au cours de ses recherches, Gay-Lussac montrera que certains acides ne contiennent pas d’oxygène, mais sont formés avec de l’hydrogène (il les appellera "hydracides"). Il s’efforça chaque fois de déterminer exactement la quantité d’acide nécessaire pour neutraliser une base. Le jeune chimiste avait également une très grande estime pour Berthollet, estime qu’il rappellera tout au long de sa vie ; cependant, il sera parfois aussi en désaccord avec son maître, un désaccord qu’il manifestera toujours avec une grande – certains diront trop grande – prudence. Ce qui l’intéressait le plus était la mise en évidence des lois générales de la chimie. Il découvrit également des éléments chimiques et des composés nouveaux et les étudia avec beaucoup de soin.
Emulation et rivalité avec les chimistes anglais Davy et Dalton
Dans la découverte des nouveaux éléments, le concurrent, rival le plus actif de Gay-Lussac, est, pendant plusieurs années, le grand chimiste anglais Humphry Davy (1778-1829); tous deux cherchent à savoir chaque fois ce que fait l’autre au même moment. Pourtant, à travers diverses péripéties, ils conserveront de l’estime l’un pour l’autre. D’un caractère opposé à celui de Gay-Lussac, mais doté comme lui d’un fort esprit de découverte, Davy est audacieux – jusqu'à commettre des imprudences –, hautain, homme du monde. Grâce à la pile de Volta, Davy étudie les effets de l’électricité sur les substances chimiques. À l’aide de l’électrolyse, il découvre ainsi, en octobre 1807, le potassium à partir de la potasse, et le sodium à partir de la soude; de la même manière, il découvre en 1808 le calcium, le strontium et le baryum.
La première controverse surgit en 1808 et concerne la découverte du bore. Utilisant comme réactif du potassium préparé par une autre méthode que celle de Davy, Gay-Lussac et son ami le chimiste Louis-Jacques Thenard (1777-1857) parviennent à décomposer à chaud l'acide borique (appelé alors acide boracique); le radical est un nouvel élément auquel ils donnent le nom de bore. Ils publient cette découverte dans
Le Moniteur (5) en novembre 1808, un mois avant que Davy ne la revendique à son tour devant la Royal Society ; Davy affirme qu'il avait fait cette découverte l'année précédente, mais on n'a trouvé aucune trace écrite de cette antériorité.
En décembre 1808, à la suite d'une longue série d'expériences, Gay-Lussac découvre sa fameuse loi sur les combinaisons des substances gazeuses en volume. Nous analysons un peu plus loin le contenu de son mémoire, lu le 31 décembre à la Société philomathique de Paris ; il deviendra la référence expérimentale de base des travaux ultérieurs ayant conduit à la connaissance de l'atome et de la molécule, depuis Avogadro, Ampère et Prout jusqu'à ceux de Cannizzaro cinquante ans plus tard. Maurice Crosland écrit :
"En étudiant ces réactions [chimiques] dans un seul état (l'état gazeux), Gay-Lussac détectait une régularité jusque-là insoupçonnée, et pour trouver la clef d'une telle régularité il fallait appliquer l'approche quantitative aux volumes plutôt qu'aux masses."
Il est remarquable que Gay-Lussac ne se soit jamais rallié complètement à la représentation (introduite par John Dalton) d'atomes propres à chaque élément. Il pensait que beaucoup de faits parlaient en leur faveur, mais qu'ils n'avaient pas le même degré de certitude que les volumes, que l'on pouvait mesurer et combiner. Et pourtant les uns étaient proportionnels aux autres, comme le proposa Amadeo Avogadro en 1811
(6), mais il fallut attendre Josef Loschmidt en 1866 et Jean Perrin en 1909 pour que cette relation devienne quantitative.
La Société philomathique de Paris
La Société philomathique de Paris s'est réunie pour la première fois en décembre 1788. Sous l'impulsion de l'agronome Augustin François de Silvestre et du minéralogiste Alexandre Brongniart, elle veut être une société scientifique et philosophique pluridisciplinaire à nombre limité de membres ; elle prend pour devise "Étude et Amitié". Elle se développe rapidement à partir de la fin de 1789. Au départ six jeunes membres fondateurs, ils seront 18 membres et 18 correspondants en 1791. Vauquelin, Lavoisier, Lamarck, Monge et Laplace vont en faire partie. La Société organise des cours publics. En 1793, la Convention supprime les Académies, puis les Universités, les Facultés et les collèges. Les cours d'enseignement supérieur de la Société philomathique vont accueillir jusqu'à 2000 auditeurs par séance. Plusieurs membres de l'Académie des sciences viennent grossir ses rangs. Le nombre de membres est de 70 en 1797. Les Académies sont rouvertes, sous le nom d'Institut de France, en novembre 1795. La Société poursuit son activité et nombreux seront les savants qui présenteront certaines de leurs découvertes à la Société philomathique (7) ; celle-ci existe toujours. C'est ainsi que Gay-Lussac lit son mémoire sur les combinaisons en volume des substances gazeuses à la Société le 31 décembre 1808.
Au début de 1809, Gay-Lussac et Thenard étudient ce que l'on appelle alors l'acide "muriatique" (aujourd'hui, l'acide chlorhydrique
(8)) et puisque, selon Lavoisier, tous les acides devaient contenir de l'oxygène, le gaz "muriatique oxygéné". À la suite d'une importante série d'expériences de chimie, les deux chimistes sont perplexes et concluent ainsi leur mémoire, lu à l’Institut le 27 février 1809, ("De la nature et des propriétés de l’acide muriatique et de l’acide muriatique oxigéné"):
Le gaz muriatique oxigéné n’est pas, en effet, décomposé par le charbon, et on pourrait, d’après ce fait et ceux qui sont rapportés dans ce Mémoire, supposer que ce gaz est un corps simple. Les phénomènes qu’il présente s’expliquent assez bien dans cette hypothèse ; nous ne chercherons point cependant à la défendre, parce qu’il nous semble qu’ils s’expliquent encore mieux en regardant l’acide muriatique oxigéné comme un corps composé.
Ils avaient la veille soumis leur travail à une réunion à Arcueil, et Berthollet les avait alors incités à la plus grande prudence quant à leurs conclusions. Il appartiendra à Davy de montrer, un an plus tard, qu'il s'agissait bien d'un corps simple, d'un nouvel élément, auquel il proposera de donner le nom de "chlore".
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En mai 1809, Gay-Lussac se marie. Son père avait souhaité lui faire épouser une riche héritière du Limousin, mais le jeune savant rencontre dans une boutique une jeune vendeuse sans fortune, Geneviève Rojot, qui lisait sous le comptoir un livre de chimie. Ils auront cinq enfants.
Le mois de leur mariage, Gay-Lussac est nommé professeur de chimie à la Faculté des sciences. Au mois de février de l'année suivante, il est également nommé professeur de chimie à l'École polytechnique, succédant à Antoine François Fourcroy. Avec Thenard, il étudie alors et analyse différents composés organiques.
Nouvelles découvertes. Nouveaux Sujets d'intérêt.
Le fabricant de salpêtre Bernard Courtois observe en 1811 que le varech traité par l'acide sulfurique dégage une vapeur violette qui, en se condensant, forme des cristaux noirs. Trop occupé par ailleurs, Courtois confie ses cristaux noirs à un jeune chimiste de ses amis, Nicolas Clément, qui, à son tour, en donne un peu à André Marie Ampère. L'histoire à ce stade se dédouble: d'un côté, Clément et son beau-père, Charles Bernard Desormes présentent à l'Institut une note analysant ces cristaux; l'Institut nomme deux rapporteurs, dont Gay-Lussac qui, conformément à son rôle, étudie les cristaux pour vérifier les conclusions de Clément qu'il estime erronées. Au même moment, H. Davy se trouve en visite à Paris et Ampère lui montre les cristaux noirs ; aussitôt Davy a recours à son matériel de chimie de voyage et entreprend également l'analyse de cette substance. Les deux concurrents parviennent en même temps aux mêmes résultats : les cristaux correspondent à un nouvel élément, l'iode (issu du varech), analogue au chlore, qui avec l'hydrogène forme un "acide iodhydrique". Le 6 décembre Gay-Lussac lit une communication sur ce sujet devant la Première classe de l'Institut, communication publiée dans Le Moniteur du dimanche 12 décembre. Davy envoie une note à l'Institut, reçue le lundi 13 décembre. La controverse franco-britannique est vive. On pourra dire que l'iode a été découvert par Courtois, Gay-Lussac et Davy. Par la suite Gay-Lussac mènera une étude très détaillée de l'iode et de ses composés.
En 1815, Gay-Lussac découvre le cyanogène, écrit aujourd'hui C2N2, et montre qu'il se comporte comme un radical, comme un élément, dans les composés chimiques qu'il permet de former. Ses expériences ne sont pas sans danger, par suite des vapeurs dégagées ou des risques d'explosion. À l'aide de sa loi des combinaisons des gaz en volume et de ses mesures des densités de vapeur, Gay-Lussac est capable de déterminer les compositions d'un grand nombre de composés en chimie minérale et en chimie organique, attribuant des densités de vapeur à des éléments qui ne se trouvent pas d'ordinaire sous forme de gaz ou de vapeurs, comme l'iode, le carbone ou le mercure.
Parmi les élèves et disciples de Gay-Lussac, on peut remarquer Théophile Jules Pelouze, Edmond Frémy, et surtout Justus Liebig (1803-1873) qui travaille tout jeune avec le chimiste français et jouera par la suite un rôle très important dans le développement de la chimie organique en Allemagne. Gay-Lussac diversifie ses sujets d’intérêt : par exemple, les problèmes de la chaleur, la production du froid par évaporation d’un liquide ou par la décompression d’un gaz sous pression, ou encore la mesure de la vitesse du son (1822). Il travaille sur le titrage de la potasse et sur celui de la soude (1818-1820). À partir de 1816, il est co-éditeur et rédacteur en chef des Annales de chimie et de physique, responsable pour la chimie, tandis que François Arago (1786-1853) est responsable pour la physique. Les tâches et devoirs s’accumulent. En 1832, il est élu professeur de chimie au Muséum d’histoire naturelle et renonce à sa chaire à la Faculté des sciences (où lui succédera Jean-Baptiste Dumas), ce qui lui donne une plus grande liberté. En 1840, il démissionnera de son poste de professeur à l'École polytechnique.
Vers les applications de la chimie
Comme nous l’avons dit en préambule, à partir de 1810 et surtout de 1816 – nous sommes alors à l’époque de la Restauration –, Gay-Lussac va se tourner de plus en plus vers la recherche appliquée. Il met alors tout son talent au service d’organismes d’État et de sociétés industrielles. Un comité consultatif de la Direction des poudres et salpêtres est mis en place auprès de l'Artillerie en 1818 pour superviser la fabrication de la poudre et en contrôler la qualité. L'Académie des sciences (la Première classe de l'Institut avait repris son ancien nom) désigne Gay-Lussac pour en faire partie en tant que consultant scientifique. Celui-ci élabore alors une méthode pour vérifier la pureté du salpêtre et prépare un manuel ou "Instruction" pour la fabrication de la poudre ; par la suite il sera aussi sollicité sur la composition des alliages utilisés dans la fabrication des canons.
L'administration demande en 1821 à l'Académie et à Gay-Lussac d'examiner la détermination de la teneur en alcool des vins et spiritueux de manière à les taxer équitablement. Une nouvelle loi dans ce sens sera promulguée en 1824. Le chimiste étudie ainsi la relation entre densité et teneur en alcool et imagine un alcoomètre permettant des mesures simples et précises ; il crée même une petite fabrique pour construire ces appareils (1822). En 1829 le savant est nommé directeur du Bureau de garantie de la Monnaie, un poste qu'il souhaitait obtenir et qui est le plus rémunérateur de ceux qu'il occupe. Lors de l'essayage de l'argent, des inexactitudes dans le titrage étaient apparues. Gay-Lussac remplace la méthode de la "coupellation" héritée des temps passés par une nouvelle méthode, scientifique et plus précise, qui, de plus, allait faire gagner plusieurs millions de francs à l'État, après la refonte de toutes les pièces en circulation. Il rédige en 1830, avec le directeur de l'Essayage, une Instruction exposant la nouvelle manière de procéder; il élabore une seconde Instruction sur l'essai des matières d'argent en 1832.
Gay-Lussac propose dans un mémoire en 1821 une méthode pour l'ignifugation par imprégnation des tissus de coton ou de lin. Avec Michel-Eugène Chevreul, il dépose un brevet pour une bougie stéarique (1825) représentant un progrès substantiel de l'éclairage traditionnel. Dès 1804 et 1807, il s'était intéressé à l'électricité atmosphérique, et, comme, en 1822, de nombreuses églises sont frappées par la foudre, c'est tout naturellement lui qui est chargé en 1823 du rapport sur les paratonnerres demandé par le ministre de l'Intérieur à l'Académie. Nous disposons ainsi de sa fameuse Instruction sur les paratonnerres, adoptée par l'Académie Royale des Sciences et publiée par ordre du ministre de l'Intérieur (Paris, 1824). Le blanchiment par le chlore était connu avant même que l'élément chimique n'ait été identifié. Berthollet s'était intéressé à la question. Cependant la qualité de la "poudre à blanchir" (chlorure de chaux) laissait à désirer. Gay-Lussac s'attaque à plusieurs reprises à ce problème d'une poudre de lessive stable (Instruction sur l'essai du chlorure de chaux, 1824; Nouvelle instruction sur la chlorométrie, 1835).
La compagnie de Saint-Gobain avait été créée pendant le règne de Louis XIV pour produire du verre de qualité, aussi bien des glaces que du verre plat. Au début du XIXème siècle, la compagnie se lança dans la fabrication de la soude, puis dans celle d'autres produits chimiques, comme l'acide sulfurique et la poudre à blanchir. En 1830, elle devint une société par actions. Gay-Lussac est élu en 1832 "censeur", membre du conseil d'administration de la société. Il examine de près la fabrication de l'acide sulfurique et se rend compte qu'on laisse échapper dans l'atmosphère des oxydes d'azote polluants qui pourraient être très utiles. Il imagine alors un dispositif, appelé tour Gay-Lussac, permettant de récupérer ces oxydes en utilisant l'acide sulfurique lui-même; après plusieurs années d'expérimentation montrant qu'une économie substantielle est ainsi réalisée, il dépose un brevet correspondant en 1842. En 1843, le savant est élu président de Saint-Gobain. Un de ses derniers travaux scientifiques, concernant la physiologie, est une étude de la formation du gaz carbonique (dioxyde de carbone) rejeté dans la respiration (1844).
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Gay-Lussac joue également un rôle politique. Il est élu député de la Haute-Vienne, sa région natale, en 1831 et est réélu à deux reprises. Il est nommé membre de la Chambre des Pairs en 1839. Ses interventions sont consacrées essentiellement aux domaines qu'il juge de sa compétence, l'enseignement supérieur, les sciences et techniques, l'industrie; ses vues sont plutôt conservatrices.
On critiquera beaucoup le système des cumuls, dont Gay-Lussac fournit un des premiers exemples. Il convient cependant de noter que le savant, très consciencieux et travailleur, a toujours pris ses différentes fonctions avec beaucoup de sérieux, apportant chaque fois des éléments nouveaux et utiles, propres à son génie scientifique.
Le mémoire sur la Loi de combinaison des substances gazeuses
Le mémoire de Gay-Lussac "Sur la combinaison des substances gazeuses les unes avec les autres" est daté du 31 décembre 1808 et publié dans le tome 2 des Mémoires de la Société de physique et de chimie de la Société d'Arcueil, en 1809. Dans son introduction, l'auteur développe plusieurs considérations et idées remarquables. Il distingue d'abord les gaz, susceptibles d'obéir à des "lois régulières", des solides et des liquides. Il en veut pour preuve leur comportement lors d'une compression ou d'une dilatation due à la chaleur, conduisant à des lois "égales et indépendantes de la nature de chaque gaz". La raison en est l'éloignement des molécules les unes par rapport aux autres, encore que cette manière de voir ne soit pas utilisée (elle le sera bien plus tard par les thermodynamiciens), car pour Gay-Lussac, il ne faut employer que des images reposant sur des observations directes. Il résume ensuite en une phrase le résultat essentiel de ses expériences.
L'attraction des molécules dans les solides et les liquides est donc la cause qui modifie leurs propriétés particulières, et il paroît que ce n'est que lorsqu'elle est entièrement détruite, comme dans les gaz, que les corps se trouvant placés dans des circonstances semblables, présentent des lois simples et régulières. Je vais du moins faire connoître des propriétés nouvelles dans les gaz, dont les effets sont réguliers, en prouvant que ces substances se combinent entre elles dans des rapports très-simples, et que la contraction de volume qu'elles éprouvent par la combinaison suit aussi une loi régulière.
L'auteur évoque ensuite la vive discussion qui oppose son maître Claude Berthollet au chimiste Joseph Louis Proust (1754-1826) qui travaillait alors à Madrid et à Ségovie; celui-ci après avoir étudié divers oxydes métalliques avait énoncé la loi des proportions définies, alors que
Berthollet pense au contraire, d'après des considérations générales et des expériences qui lui appartiennent, que les combinaisons se font toujours dans des proportions très-variables, à moins qu'elles ne soient déterminées par des causes particulières, telles que la cristallisation, l'insolubilité, ou l'élasticité
La théorie atomique de John Dalton se rapproche de celle de Proust. Gay-Lussac ne veut pas se trouver en opposition directe avec les idées de Berthollet
(9) mais les exceptions admises par ce dernier lui permettent d'avancer ses propres conclusions : les gaz se combinent dans des proportions définies.
Gay-Lussac expose alors un nombre impressionnant d'expériences et de mesures rigoureuses qu'il a réalisées Il prend grand soin de travailler avec des gaz secs (exempts de vapeur d'eau).
Les expériences de Gay-Lussac à l’appui de sa loi
Comme à son habitude, Gay-Lussac étaie ses conclusions avec de nombreux exemples expérimentaux. - "Soupçonnant, d'après le rapport exact de 100 de gaz oxigène à 200 de gaz hydrogène que nous avions déterminé, M. Humboldt et moi, pour les proportions de l'eau, que les autres gaz pouvaient aussi se combiner dans des rapports simples, j'ai fait les expériences suivantes… " La référence aux proportions de l’eau se traduit à présent par la réaction chimique : 2H2 + O2 → 2H2O. - "100 parties de gaz muriatique saturent précisément 100 parties de ce dernier gaz [gaz ammoniacal], et le sel qui en résulte est parfaitement neutre " Le gaz ammoniacal est le gaz ammoniac (NH3), l'acide muriatique est l'acide chlorhydrique. Cette phrase se traduit à présent par la réaction de deux gaz en solution aqueuse formant un précipité de sel de chlorure d’ammonium : HCl + NH3 → NH4Cl
La première partie du mémoire se conclut par l’énoncé de la loi de Gay-Lussac sur les combinaisons des substances gazeuses :
Ainsi il me paroît évident que tous les gaz en agissant les uns sur les autres, se combinent toujours dans les rapports les plus simples; et nous avons vu, en effet, dans tous les exemples précédens, que le rapport de combinaison est de 1 à 1, de 1 à 2, ou de 1 à 3. Il est bien important d'observer que, lorsqu'on considère les poids, il n'y a aucun rapport simple et fini entre les élémens d'une première combinaison : ce n'est que lorsqu'il y en a une seconde entre ces mêmes élémens, que la nouvelle proportion de celui qui a été ajouté est un multiple de la première
(10). Les gaz, au contraire, dans telles proportions qu'ils puissent se combiner, donnent toujours lieu à des composés dont les élémens, en volume, sont des multiples les uns des autres. Non-seulement les gaz se combinent dans des proportions très-simples, comme on vient de le voir, mais encore la contraction apparente de volume qu'ils éprouvent par la combinaison, a aussi un rapport simple avec le volume des gaz, ou plutôt avec celui de l'un d'eux.
Après avoir examiné les composés du carbone et de l'oxygène, Gay-Lussac étudie ceux du soufre; la composition du gaz sulfureux (SO2) lui paraît bien établie, mais celles des acides laisse encore à désirer, comme il l'indique dans une note de bas de page en annonçant de nouvelles expériences. Il discute les résultats obtenus dans son étude des diverses combinaisons de l'azote et de l'oxygène.
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À la fin de son mémoire, Gay-Lussac reprend ses efforts de conciliation entre les vues des uns et des autres :
Je terminerai ce Mémoire par examiner si les combinaisons se font dans des proportions constantes ou variables; les expériences que je viens de rapporter me conduisent à la discussion de ces deux opinions. D'après l'idée ingénieuse de M. Dalton, que les combinaisons se font d'atôme à atôme, les divers composés que deux corps peuvent former seroient produits par la réunion d'une molécule de l'un avec une molécule de l'autre, ou avec deux ou avec un plus grand nombre, mais toujours sans intermédiaires. MM. Thomson et Wollaston rapportent, en effet, des expériences qui semblent confirmer cette théorie. […] Les résultats nombreux que j'ai fait connoître dans ce Mémoire, sont aussi très-favorables à cette théorie. Mais M. Berthollet qui pense que les combinaisons se font de manière continue, cite pour preuve de son opinion les sulfates acides, le verre, les alliages et les mélanges de divers liquides, composés tous très-variables dans leurs proportions, et il insiste principalement sur l'identité de la force qui produit les combinaisons chimiques et les dissolutions. Ces deux opinions ont donc chacune en leur faveur un très-grand nombre de faits; mais quoique entièrement opposées en apparence, il est aisé de les concilier. […]
Le tableau qui suit le mémoire fait apparaître comment Gay-Lussac détermine la composition chimique d'une substance, en partant d'une combinaison simple pour aller à une combinaison plus complexe.
Les tableaux de mesures en fin du mémoire
Comme souvent, les auteurs donnaient en fin d’article des tableaux de mesures auxquels ils se référaient dans l’article. Il a paru intéressant d’examiner ces données à la lumière de nos connaissances d’aujourd’hui.
Retrouvons ainsi les mesures expérimentales de Gay-Lussac, sur la base de notre connaissance actuelle des poids atomiques. - L’air atmosphérique sert d’étalon (1/5 O2, 4/5 N2, soit 32*1/5 + 28*4/5 = 28,8. - Pour l’oxygène, on calcule 32/28,8 = 1,111 (proche de 1,103 indiqué par Gay-Lussac) ; pour l’azote, 28/28,8 = 0,972 (proche de 0,969) ; pour l’hydrogène, 2/28,8 = 0,0694 (proche de 0,0732) ; pour la vapeur d’eau H2O, 18/28,8 = 0,625 (égal à la valeur donnée en 2° colonne) - Pour l’ammoniac (NH3), on calcule 17/28,8 = 0,590 (proche de 0,596 indiqué par Gay-Lussac) ; pour le gaz muriatique (HCl), 36,5/28,8 = 1,267 (proche de 1,278) ; pour le gaz nitreux (NO), 28/28,8 = 1,042 (proche de 1,039) ; pour le gaz oxyde de carbone (CO), 28/28,8 = 0,972 (proche de 0,959) ; pour le gaz sulfureux (SO2), 64/28,8 = 2,22 (proche de 2,26).
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Le jeune savant conclut ainsi :
J'ai fait voir dans ce Mémoire que les combinaisons des substances gazeuses, les unes avec les autres, se font toujours dans les rapports les plus simples, et tels qu'en représentant l'un des termes par l'unité, l'autre est 1 ou 2 ou au plus 3. Ces rapports de volume ne s'observent point dans les substances solides et liquides, ou lorsqu'on considère les poids, et ils sont une nouvelle preuve que ce n'est effectivement qu'à l'état gazeux que les corps sont placés dans les mêmes circonstances et qu'ils présentent des lois régulières. Il est remarquable de voir que le gaz ammoniacal neutralise exactement un volume semblable au sien des acides gazeux, et il est probable que si les acides et les alcalis étoient à l'état élastique
(11), ils se combineraient tous, à volume égal pour produire des sels neutres. La capacité de saturation des acides et des alcalis, mesurée par les volumes seroit donc la même, et ce seroit peut-être la vraie manière de l'évaluer. Les contractions apparentes de volume qu'éprouvent les gaz en se combinant, ont aussi des rapports simples avec le volume de l'un d'eux, et cette propriété est encore particulière aux substances gazeuses.
Les résultats exposés dans ce mémoire et la loi générale ainsi découverte par Gay-Lussac constitueront la base expérimentale solide sur laquelle s'appuieront les études ultérieures de la structure atomique et moléculaire de la matière. Berthollet acceptera et soutiendra les conclusions de Gay-Lussac.
Les mesures systématiques de poids atomiques, effectuées par le chimiste suédois Jöns Jacob Berzelius à partir de 1818, montreront la validité générale de la loi de Proust des proportions définies dans les combinaisons chimiques.
Figure 3 :
« Calcul du volume de vapeur que donne l’eau », carnets manuscrits de Gay-Lussac (site NUMIX
http://numix.sabix.org, Fonds de la Bibliothèque de l’École polytechnique).
(1) Voici comment Avogadro cite ce texte : « M. Gay-Lussac a fait voir dans un Mémoire intéressant (…) que les combinaisons des gaz entre eux se font toujours selon des rapports très simples en volume, et que lorsque le résultat de la combinaison est gazeux, son volume est aussi en rapport très simple avec celui de ses composants ». Pour le texte d’Avogadro et son analyse, voir
http://www.bibnum.education.fr/chimie/theorie-chimique/les-deux-hypotheses-d-avogadro-en-1811
(2) Programme que Gay-Lussac annonce ainsi : « On pourra soumettre au calcul la plupart des phénomènes chimiques ».
(3) On pourra consulter, à titre d’illustration, les carnets de recherche de Gay-Lussac sur le site
http://numix.sabix.org (voir Onglet « Pour en savoir plus »).
(4) Le chimiste anglais John Dalton (1766-1844) était en compétition avec lui sur ce sujet. On donne parfois le nom de Charles à la première loi découverte par Gay-Lussac, car ce dernier citait ses expériences antérieures dans son mémoire.
(5) Le Moniteur était alors le journal officiel; il comportait une rubrique scientifique.
(6) On ne distinguait pas encore atomes et molécules (terme préféré par Gay-Lussac).
(7) On écrit « philomathique » ou « philomatique ». Pour un autre exposé à la Société philomathique de Paris commenté sur BibNum, voir le texte de Coriolis lors de la séance du 20 juillet 1833, « Sur le bruit du tonnerre »,
http://www.bibnum.education.fr/physique/sur-le-bruit-du-tonnerre
(8) Le terme d’époque, « muriatique », venait du latin muria, « saumure ».
(9) Gay-Lussac n'hésitera cependant jamais à signaler clairement un désaccord expérimental avec Berthollet. Ce dernier restera très réticent face à la loi des proportions définies. À la suite de nos connaissances plus récentes en physique des cristaux et des céramiques, on a pu isoler des situations où certains corps solides (tels le rutile, un oxyde de titane) sont composés de manière non stoechiométrique : le nom de « berthollides » a été donné à ces composés.
(10) Gay-Lussac veut dire qu'il n'y a pas de rapport simple entre les
poids des éléments constituant une combinaison chimique gazeuse. Si par contre on considère deux combinaisons différentes formées des mêmes éléments (par exemple l'azote et l'oxygène) on retrouve des rapports simples entre leurs poids respectifs, comme on peut le constater dans le deuxième tableau de mesures (p.253 du mémoire).
(11) Ceci signifie « à l’état gazeux ».