L’œuvre scientifique
La carrière d’Henri Bouasse (1866-1953) coïncide presque avec la durée de la troisième République. Ses premières recherches portent sur des phénomènes irréversibles liés au frottement, à la viscosité, à l’hystérésis et aux déformations permanentes.
Figure 1 : Henri Bouasse (en toge de professeur d’université)
Entre 1911 et 1932, Bouasse rédige les quarante-cinq volumes de sa Bibliothèque scientifique de l’ingénieur et du physicien ; il y aborde, la relativité mise à part, tous les domaines de la physique. On y trouve deux ouvrages de mathématiques, la mécanique rationnelle et expérimentale, l’étude des solides et des fluides, la thermodynamique, le magnétisme et l’électricité, l’optique, l’étude des symétries et l’optique cristalline, l’étude des oscillations électriques et des ondes hertziennes, la propagation et l’émission de la lumière, l’acoustique, l’astronomie théorique et pratique et une Géographie mathématique. Ajoutons que ces ouvrages font une large place aux nouvelles techniques et à la physique moderne : principes de fonctionnement des télégraphes et des téléphones, étude du vol des avions, interprétation de la distribution spectrale d’énergie du corps noir avec les quanta de Planck et des spectres de raies avec les hypothèses de Planck-Bohr de 1913. Pour ce faire, Bouasse présente la “vieille” théorie des quanta dans des termes proches de ceux que l’on trouve dans la Thermodynamique et dans l’Optique de Bruhat, termes que Kastler conservera dans les premières rééditions de l'après-guerre.
Dans les années 1920, les recherches de Bouasse portent sur l’acoustique (plus particulièrement sur les instruments à vent) : six volumes de la Bibliothèque scientifique traitent de cette discipline. A partir de 1932, Bouasse s’attache à une science qu’il n’avait qu’effleurée : la mécanique des fluides, « un édifice si mal bâti qu’on peut travailler à son aise sans crainte qu’on vous devance ». « Il est curieux, écrivait-il, à quel point, les phénomènes les plus classiques que l’on croyait définitivement résolus sont incomplètement étudiés : il faut les reprendre de temps en temps. On veut que les phénomènes soient tels ou tels : en conséquence on oublie de les regarder. Sur les sujets traités par les mathématiciens, les physiciens ferment systématiquement les yeux. Souvent ces phénomènes réservent des surprises et sont exactement le contraire de ce qu’on pourrait raisonnablement prévoir. Toutes les expériences demandent de la patience, de l’habileté sans idée préconçue. J’étudie des phénomènes classiques et je constate que mes prédécesseurs n’en ont pas vu la moitié, médusés qu’ils étaient par le désir de vérifier des théories : les schémas donnés par la théorie classique des fluides parfaits n’ont aucun rapport avec les résultats des expériences. On s’aperçoit bien vite de l’incertitude des explications qui semblent de tout repos ».
Un regard sur l’enseignement
Bouasse manifesta une véritable vocation pour l’enseignement, d’où un vif engagement dans les projets de réforme de l’enseignement secondaire, pour une nécessaire réorganisation de l’enseignement supérieur et l’ouverture des facultés des sciences aux sciences appliquées. En publiant sa Bibliothèque scientifique, Bouasse a contribué plus que tout autre à l’ouverture de l’enseignement des facultés des sciences aux techniques de l’ingénieur ; dans Mécanique rationnelle et expérimentale et Mécanique physique, il a clairement défini les rapports des sciences théoriques et des sciences appliquées. Aussi a-t-il violemment combattu tout ce qui pouvait s’opposer à ce projet ; d’où sa dénonciation du rôle des mathématiciens dans l’enseignement :
Ils ont perverti les enseignements fondamentaux. Celui de la Mécanique n’existe plus en France, parce que les professeurs de Mécanique ne sont que des mathématiciens camouflés, connaissant peut-être les équations de la Mécanique, mais ignorants comme des carpes des phénomènes qu’elles représentent. Nulle part en France la Théorie de l’Elasticité n’est exposée d’une façon raisonnable, parce que les mathématiciens qui s’en chargent ignorent ses relations avec la Théorie de la Résistance des Matériaux. L’Hydrostatique, l’Hydrodynamique deviennent prétexte à développements mathématiques n’ayant avec le réel pas le moindre rapport. Bref, toutes les sciences qui sont à la base de l’art de l’Ingénieur sont en France des repaires à équations, des antres à théorèmes, des formes vides, des caricatures du bon sens.
On comprend que, par ses écarts de langage, Bouasse se soit attiré de nombreuses inimitiés dans le milieu scientifique.
En un temps où la physique engrange une abondante moisson de faits nouveaux, Bouasse constate que ceux-ci reçoivent de multiples interprétations, aussi caduques que précipitées, lesquelles semblent épisodiquement mettre en péril les théories les plus pérennes. Aussi Bouasse redoute-t-il par dessus tout le désintérêt des étudiants pour l’enseignement d’une physique dont les vérités leur sembleraient éphémères. Ainsi, en s’arrêtant au plaidoyer de Bouasse pour l’enseignement et la recherche en physique classique et à sa critique de la relativité, l’opinion universitaire du temps feignit de croire qu’il était ennemi de la physique moderne et qu’il était réfractaire à tout progrès technique ; d’où une méconnaissance consternante de son œuvre par des physiciens et des historiens de bonne foi, qui ont cru un peu vite à quelques formules ramassées ici ou là. Pourtant, on trouve, sous la plume de Pierre-Gilles de Gennes et de ses collaborateurs :
L’ouvrage français classique sur la capillarité est celui d'Henri Bouasse [Capillarité-Phénomènes superficiels, 1924]. Ce Toulousain était célèbre parmi nous, non seulement pour ses textes, mais aussi pour ses préfaces vengeresses, dans lesquelles il pourfendait certains collègues […] intéressés par des sujets ésotériques comme la (naissante) physique quantique. Bouasse n'a pas compris la révolution physique du XXe siècle, mais il a construit, avec enthousiasme, des mises au point durables sur la physique classique, et en particulier ce livre sur les phénomènes de surface.
Commentaire de « L’esprit taupin »
Cette préface résume les sévères critiques que Bouasse a émises au fil du temps sur l’enseignement des sciences. D’entrée, Bouasse se moque de la marotte des politiciens et des pédagogues, la valeur éducatrice de la science, puisque la volonté et la moralité « n’ont rien de commun avec la loi de Mariotte ou la résolution de l’équation du second degré ». Il faut voir ici un écho de ses critiques de la confusion faite entre progrès de l’esprit humain et progrès de la science.
Pour montrer ce que doit être un enseignement qui conduit à la formation des savants de laboratoire et des professeurs autant qu’à celle des ingénieurs, Bouasse commence par exposer ce que cet enseignement ne doit pas être. Pour ce faire, il lui suffit de décrire et de critiquer l’enseignement de son temps. Naturellement, Bouasse pense que « la science peut éduquer l’intelligence et développer le bon sens », mais à la condition qu’on ne l’aborde pas avec un esprit taupin, scolaire, primaire, c'est-à-dire avec un esprit qui abuse du raisonnement déductif ; une forme d’esprit qui, selon Bouasse se rencontre naturellement « chez les mathématiciens qui se nourrissent de syllogismes » et communément chez les physiciens et les chimistes et qui peut conduire au pires erreurs :
Comme des prémisses fausses une fois admises conduisent à des conséquences d’autant plus erronées qu’on s’écarte des postulats, on finit aisément par se vautrer dans l’absurde. L’esprit taupin vient d’une méconnaissance de la constitution de la Science, de l’oubli de sa dualité essentielle : la série logique (la forme, ce qu’on déduit des principes) et la série expérimentale (les faits qui se logent dans la forme quand elle est bien choisie) » ; en physique, les principes ont des énoncés mathématiques précis et la série logique se confond avec un enchaînement de relations algébriques, aussi la physique est-elle simultanément et indissolublement mathématique par son côté déductif, expérimentale par la comparaison des faits avec les théorèmes qui sortent des principes.
Selon Bouasse, l’esprit taupin se décèle par la confusion de ces deux séries logique et expérimentale, par l’interversion de leur hiérarchie, par l’importance exagérée attribuée à la série logique :
Ce qui n’est qu’une manière de parler, une explication verbale, devient pour le taupin la Réalité. Le taupin vit dans un monde fictif obtenu par déduction, pour lui le monde réel n’existe pas.
Bouasse n’a de cesse que d’illustrer son propos par diverses applications de la règle de trois, des applications prises dans le monde de tous les jours, dans l’industrie ou le commerce, qui conduisent à des résultats qui défient le sens commun.
Petit problème de traction animale
Ancien sujet des XVIIIe et XIXe siècles, que Bouasse utilise ici : Sur une certaine route, 2 chevaux tirent avec une vitesse de 5 kilomètres à l’heure un camion pesant 2 tonnes ; on demande combien de chevaux sont nécessaires pour tirer, à 10 kilomètres à l’heure, un camion pesant 10 tonnes. Le premier taupin venu répondrait « 20 chevaux ». Cependant, nous dit Bouasse : Le premier roulier venu dira que le problème est idiot, d’abord parce que 10 chevaux attelés au même camion (la vitesse restant la même) tirent beaucoup moins que cinq fois autant que 2 chevaux, ensuite parce que des chevaux capables de tirer 1 tonne à la vitesse de 5 kilomètres (sic), sont incapables de tirer 500 kilos à la vitesse de 10 kilomètres, vitesse qui leur est interdite par leur poids et leur entraînement ; haut le pied ils seraient essoufflés au bout de deux cents mètres.
L’esprit taupin en arrive à supprimer la série expérimentale pour ne retenir que la série logique, ainsi un candidat au bachot interrogé sur la loi de Faraday appliquée à la solution de sulfate de cuivre oubliera de décrire le phénomène pour ne parler que de l’ion cuivre qui va sur la cathode et de l’ion acide qui va sur l’anode ; ici la représentation schématique se substitue au fait, l’explication théorique passe avant la description du phénomène, ceci est d’autant plus stupide que nous admettons l’impossibilité d’isoler ces fameux ions.
Figure 2 : Électrolyse du sulfate de cuivre. Bouasse l’évoque ainsi pp. 10-11 pour illustrer son propos : [Le taupin] se gardera bien de dire que du cuivre apparaît sur la plaque de cuivre par où conventionnellement sort le courant [à droite], et que la plaque de cuivre par où conventionnellement il entre, reforme du sulfate de cuivre. (…) il répondra que l'ion cuivre va sur la cathode, l'ion acide sur l'anode. La représentation schématique se substitue au fait, l'explication théorique passe avant la description du phénomène (image Athénée de Luxembourg).
Inutile de préciser que ces critiques des ouvrages d’enseignement dessinent en creux ce que sont les siens ; le sous-titre de celui qui accueille cette préface est très explicite : « vol des avions et des oiseaux, hélices et moulins à vent, manœuvres des navires », rien n’est plus approprié que ces faits pour permettre d’aborder la théorie de la résistance des fluides.
Après avoir passé en revue les symptômes de cette maladie intellectuelle qu’il appelle le taupinisme, Bouasse se penche sur ses effets, c’est-à-dire ses méfaits :
Tantôt le taupin, professeur ou élève, construit au hasard une forme sans se soucier des phénomènes, tantôt il développe et généralise une forme sans s’inquiéter des approximations consentie au début, tantôt dans l’exposé des phénomènes il supprime la série expérimentale pour ne retenir que la série logique.
Il s’ensuit que cette maladie ne peut conduire à une connaissance approfondie des phénomènes. Ce que Bouasse évoque ainsi :
Alors que nous ignorons jusqu’à l’allure des phénomènes les plus vulgaires, que par exemple nous n’expliquons pas comment claque le fouet du roulier, il ne paraît pas extravagant au taupin de construire une théorie qui comprenne le passé, le présent, le futur, le visible, l’invisible, le cornet à pistons et les taches solaires, Sirius et les volcans, le nez de Cléopâtre et les chaleurs de dilution. Il appelle ce beau travail une synthèse.
Simplifiant à tour de bras, généralisant sans scrupule, le taupin compte révolutionner l’industrie, perfectionner les méthodes de fabrication, il s’imagine que les théories représentent la réalité, croit que l’émergence d’une théorie nouvelle chasse les plus anciennes et n’a que mépris pour les théories d’hier, pour lui :
Le taupin veut être du dernier bateau ; rien n’est plaisant comme son mépris pour le bateau d’hier ; Newton est un petit garçon, Fresnel un apprenti […] de confiance il admire les farceurs dont la science est encombrée.
Ce coup de patte de Bouasse n’est pas une critique de la physique moderne, ailleurs n’a-t-il pas écrit : « mon scepticisme sur la réalité de ce que supposent les théories est trop complet pour trouver un inconvénient à exposer successivement deux théories contradictoires, à la condition qu’il soit entendu qu’elles sont contradictoires et que l’ancienne n’a aucune raison pour céder le pas à la nouvelle », ainsi adopte-t-il la théorie de Planck-Bohr pour expliquer les phénomènes d’émission et garde-t-il la théorie ondulatoire de Fresnel pour rendre compte des phénomènes d’interférence et de diffraction.
Esprit taupin et polytechniciens ?
Bouasse a évidemment en tête les classes préparatoires aux grandes écoles, les « taupes », quand il écrit sa préface : C'est pourquoi le taupinisme prend sa forme aiguë dans les classes de Spéciales en raison de la nature de l'examen d'entrée à l'École Polytechnique (…) Cette déformation continue à l'École Polytechnique. Bouasse cite aussi un ancien élève de Polytechnique lui apportant son témoignage : Je n'ai pas voulu compromettre ma carrière en m'attardant à des manipulations au coefficient négligeable. Plus tard, une fois dans ... j'ai fait mes manipulations à la Sorbonne. Bouasse défend en fin de préface « l’enseignement général » de l’université (en tout cas le sien) contre certains aspects de l’enseignement scientifique des grandes écoles.
Après avoir décrit les symptômes et les effets du taupinisme, Bouasse s’attache aux remèdes ; d’entrée, il ne croit pas qu’un changement de programme y puisse quelque chose, il plaide pour que les programmes n’entassent pas des connaissances que la capacité réduite du cerveau refuse de conserver, il juge inefficace l’introduction des manipulations dans l’enseignement sans une bonne installation matérielle et si l’on n’y consacre beaucoup de temps – il les juge inefficaces si les élèves n’y trouvent pas un intérêt immédiat lors des examens. Quant à ce qu’elles doivent être, Bouasse juge que, pour l’éducation scientifique, la même pour les futurs professeurs, savants de laboratoire ou ingénieurs, chaque manipulation
sera d’autant meilleure qu’elle réalisera un cas plus aisément calculable, plus voisin des lois fondamentales, de leurs énoncés les plus simples, parce qu’elle montrera la concordance de la série logique et de la série expérimentale.
Pour connaître ces lois, ajoute-t-il, « la machine d’Atwood est d’un merveilleux secours ».
Figure 3 : Schéma de la machine d’Atwood. Ce dispositif a beaucoup été utilisé dans les classes de lycée, pour illustrer le principe fondamental de la dynamique de Newton F= mγ . L’idée est de montrer l’application de ce principe à la pesanteur (P = mg) en ralentissant, sans le dénaturer, l’effet de la pesanteur – la valeur de g est telle que la chute des corps « sans frein » est très rapide, donc difficile à observer. Bouasse explique le principe du dispositif en trois pages dans son ouvrage Cours de physique des classes de mathématiques A & B (avec L. Brizard, éd. Delagrave 1905) ; nous en donnons ici une explication plus succincte, et sans doute à la limite du taupinisme… Soit m la masse de chacune des charges grises, et s celle de la petite surcharge rouge, selon le principe fondamental de la dynamique, la force appliquée aux masses 2m+s est égale à f=sg, elle entraîne ces masses avec une accélération γ telle que (2m+s)γ = sg (et donc inférieure à g). La mesure approximative de cette accélération γ démontre la pertinence de cette schématisation de l’expérience, et sa mise en équation simple.
Bouasse stigmatise la réalisation de « projets » et doute qu’ils puissent contribuer utilement à la formation des ingénieurs :
En effet une machine fonctionne convenablement dans certaines conditions ; si le projet consiste à calculer une machine pour d’autres conditions, il faut admettre certaines lois de similitudes permettant de passer des premières aux secondes. Nous revenons au raisonnement déductif du taupin ; il conduit aux pires déboires […] Si l’extrapolation s’écarte beaucoup des conditions ordinaires, votre projet n’est qu’un jeu de formules, la machine que vous inventez, n’a pas de chance de fonctionner.
Ainsi Bouasse pose-t-il les conditions pour que l’on ne fabrique plus de taupins « qui dissertent sur les équations de Lagrange et de Hamilton et se blousent sur les lois expérimentales les plus simples de la mécanique ». Bouasse continue sa préface en énumérant un certain nombre d’erreurs que l’on trouve dans les ouvrages de physique qui procèdent de l’ignorance des ordres de grandeurs ou de l’introduction d’une précision nominale incompatible avec le problème traité
(1). Il la termine en se moquant des ingénieurs qui s’intéressent à la théorie d’Einstein sur la courbure de l’univers – « à laquelle je ne comprends rien », s’empresse-t-il d’ajouter – et renâclent devant un travail qui exige la connaissance des phénomènes, préférant s’adonner en toute liberté à la déduction syllogistique.
Enfin, fait exceptionnel sous la plume de Bouasse, ce texte se clôt sur une défense de l’enseignement normal des facultés, refuges de tous ceux qui veulent échapper au taupinisme et n’attendent pas à fin de leurs études pour s’en guérir :
Je ne le crois pas [cet enseignement] à l’abri de tout reproche. En tout cas, notre système d’examens n’est pas abrutissant. Au moins en province nous connaissons nos élèves ; nous les interrogeons ; nous tenons la main à ce qu’ils viennent aux manipulations. Sans avoir la prétention de leur apprendre toute la science, quelques uns d’entre nous s’efforcent de leur donner de bonnes habitudes intellectuelles.
Janvier 2010
(1) On n’échappe pas toujours à l’erreur alors qu’on la dénonce : pour conclure son paragraphe sur certains « taupinismes » des météorologistes, Bouasse indique magistralement : « Ces messieurs auraient mieux fait de fournir des renseignements moins erronés à Neussinger et Coli ». Il veut parler de Nungesser (1892-1927) et Coli (1881-1927), deux aviateurs morts dans la traversée de l’Atlantique avec leur avion L’Oiseau blanc.