« Note de Mr Delaunay sur une nouvelle théorie du mouvement de la Lune », Procès-verbaux du Bureau des longitudes, séance du 19 mai 1858, manuscrit.
1858
Les discussions entre astronomes français, et entre astronomes français et européens, sur le calcul des perturbations par la gravitation solaire du mouvement de la Lune autour de la Terre (système des trois corps), que Delaunay résout jusqu’au 7e ordre, corrigeant certaines erreurs de méthode de Le Verrier.
Les discussions entre astronomes français, et entre astronomes français et européens, sur le calcul des perturbations par la gravitation solaire du mouvement de la Lune autour de la Terre (système des trois corps), que Delaunay résout jusqu’au 7e ordre, corrigeant certaines erreurs de méthode de Le Verrier.
Colette Le Lay est professeure agrégée de mathématiques, docteure en épistémologie, histoire des sciences et des techniques, chercheure associée au Centre François Viète de l’Université de Nantes. Sa thèse, en 2002, portait sur les livres de vulgarisation de l’astronomie (1686-1880). Elle participe actuellement aux travaux de numérisation et d’étude des procès-verbaux du Bureau des longitudes, conduits par l’université de Nancy.
Un daguerréotype de l’auteure
Nous célébrons cette année le bicentenaire de la naissance de Charles-Eugène Delaunay (1816-1872, X1834), membre de l’Académie des sciences, et éphémère directeur de l’Observatoire de Paris, de 1870 à sa mort accidentelle en 1872. Si Delaunay demeure présent dans les mémoires aujourd’hui, c’est essentiellement grâce à sa théorie de la Lune, encore étudiée par les savants contemporains comme le montre l’analyse d’Anders Persson, publiée sur BibNum (avril 2016) sous le titre « Pourquoi la Lune nous abandonne-t-elle ? »[1].
Pour ma part, je souhaite mettre l’accent sur une institution fondamentale dans la carrière de Delaunay : le Bureau des longitudes dont il devint l’un des membres les plus actifs à compter de 1862. Le manuscrit dont je propose l’analyse est la transcription d’une lecture par Ernest Laugier[2], au Bureau des longitudes, d’une note « de Mr Delaunay sur une nouvelle théorie du mouvement de la Lune », le 19 mai 1858. Grâce à une collaboration entre le Bureau des longitudes, la bibliothèque de l’Observatoire de Paris et les Archives Poincaré (université de Lorraine), les procès-verbaux du Bureau des longitudes – jusque-là uniquement consultables sur place – sont désormais numérisés et accessibles sur la plate-forme : http://bdl.ahp-numerique.fr/
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Avant d’entrer dans le vif du sujet, soulignons l’importance du réseau polytechnicien dans l’histoire du Bureau des longitudes au milieu du xixe siècle. Le rôle du mentor est tenu par Joseph Liouville (1809-1882, X1825), entré au Bureau en 1840. Enseignant à Polytechnique, Liouville y rencontre nombre de jeunes gens prometteurs dont il s’attache à favoriser la carrière. Ainsi appuie-t-il l’entrée au Bureau d’Urbain Le Verrier[3] (X1831), d’Hervé Faye[4] (X1832), et de Delaunay. Autant les deux premiers le décevront rapidement, autant le dernier lui demeurera fidèle sa vie durant. Les perturbations d’Uranus – qui conduiront Le Verrier à la découverte de Neptune – sont l’un des sujets de mécanique céleste les plus étudiés dans les années 1840. Liouville incite Delaunay à s’y consacrer. Mais, dès 1842, des escarmouches à fleuret non moucheté se produisent à l’Académie des sciences entre Delaunay et Le Verrier, autour des notes que chacun soumet[5]. Elles marquent le début d’une guerre sans merci que se livreront les deux hommes jusqu’à la mort de Delaunay. La violence de l’épisode conduit Delaunay à se choisir un nouveau thème de travail. Ce sera le mouvement de la Lune sur lequel il produit un premier travail présenté à l’Académie des sciences en 1846[6].
En 1858, lorsqu’il rédige sa note (texte BibNum) Delaunay a consolidé sa position – il est devenu membre de l’Académie des sciences en 1855 et enseigne dans plusieurs institutions prestigieuses (Mines, Polytechnique, Sorbonne). De son côté, le Bureau des longitudes traverse une période de crise et d’errance depuis la nomination de Le Verrier à la tête de l’Observatoire de Paris et la séparation des deux entités survenue en 1854[8]. Le Verrier a chassé de l’Observatoire tout le « clan » Arago – dont Claude Louis Mathieu[9], Laugier et Ernest Liouville, fils de Joseph. Le Bureau a perdu l’essentiel de son budget, une bonne part de ses instruments et n’a plus de salle de réunion[10]. En dépit de ces rudes conditions matérielles, il poursuit néanmoins ses réunions hebdomadaires. Il est fondamental pour sa survie de montrer à sa tutelle (le ministère de l’Instruction publique) que des travaux scientifiques de valeur y sont produits. Les originaux des procès-verbaux des heures sombres ont disparu mais nous possédons des copies qui sont numérisées au même titre que les originaux des autres décennies.
Le manuscrit que nous étudions ici est un condensé de la communication faite à l’Académie des sciences par Delaunay deux jours plus tôt (le 17 mai 1858). Celle-ci sera publiée dans les Comptes rendus[11] et dans le Journal de Liouville[12]. La lecture du résumé par Laugier au Bureau permet aux membres de celui-ci d’avoir la primeur d’une théorie qui ne sera imprimée que quelques mois plus tard. Le projet de Delaunay est de dresser un état des lieux de l’étude du mouvement de la Lune puis de montrer l’originalité de la méthode qu’il a choisie.
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Dans le premier paragraphe, Delaunay expose l’enjeu du problème. Il s’agit d’établir « les formules avec un degré d’approximation suffisant pour les besoins de l’astronomie » et de « servir de bases à la construction de tables lunaires, en n’empruntant à l’observation que les données indispensables de la question ». Ces deux citations nous rappellent que l’établissement d’éphémérides fiables est l’une des tâches essentielles de l’astronome. L’une des obligations fondamentales du Bureau des longitudes est, du reste, la publication annuelle de la Connaissance des temps, recueil de tables astronomiques créé en 1678.
Si les premières tables furent bâties à partir d’observations répétées, l’irruption de la gravitation newtonienne a changé la donne. C’est désormais la théorie du mouvement qui prime, le rôle de l’observation devenant secondaire[13]. Parmi toutes les tables, celles de la Lune revêtent aux xviiie et xixe siècles une importance particulière puisqu’elles sont indispensables à l’une des méthodes astronomiques de détermination des longitudes en mer, celle des distances lunaires[14]. Les chronomètres de marine tardant à se généraliser en raison de leur coût très élevé et de leur entretien complexe, cette méthode perdurera jusqu’à la fin du xixe siècle. Les éphémérides, et en particulier les tables lunaires, engendrent également une concurrence internationale acharnée, la Connaissance des temps tentant de rivaliser avec son homologue anglais, le Nautical Almanac.
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Delaunay en vient ensuite à trois acteurs contemporains importants de la théorie de la Lune, Damoiseau, Plana et Hansen (voir encadré biographique ci-dessous), dont il étudie la contribution dans le paragraphe suivant. Auparavant, il ne manque pas de souligner la complexité du problème auquel il s’attaque :
Cela tient à ce que la détermination précise des nombreuses inégalités de la lune est d’une extrême difficulté en raison de la grandeur de la force perturbatrice qui les occasionne […]
En effet, si l’on considère uniquement le couple Terre-Lune, la solution est fournie par Kepler : la Lune décrit une ellipse dont la Terre occupe un foyer, d’où la mention des « valeurs elliptiques » que l’on voit poindre plus loin dans le manuscrit. Mais l’attraction gravitationnelle du Soleil induit des perturbations considérables qu’il convient de calculer. La figure tutélaire de Laplace apparaît alors, Delaunay mettant en avant la filiation intellectuelle de ce dernier avec Clairaut[15]. La position de la Lune est repérée par trois coordonnées – latitude, longitude vraie et parallaxe – fonctions du temps. Damoiseau et Plana parviennent aux trois expressions par une méthode indirecte tandis que Hansen les obtient directement. Il reste alors à proposer une résolution approchée des équations différentielles sur laquelle les trois auteurs se rejoignent : ils utilisent « la méthode bien connue des approximations successives » dont Delaunay donne l’idée générale en précisant que « c’est là qu’est toute la difficulté ». En effet, alors que pour Soleil et planètes, « la première approximation donne presque tout ce que l’on cherche », la Lune nécessite de « faire complètement au moins quatre ou cinq de ces approximations successives ». Bien que Delaunay ne l’évoque pas, rappelons que c’est cette difficulté qui conduisit Clairaut à mettre en cause la loi de la gravitation en 1747. S’étant arrêté – comme Euler et d’Alembert – à la première approximation, il trouvait une valeur moitié de celle qui résultait de l’observation. Mais très vite, il prit conscience de son erreur et la corrigea.
Delaunay en vient alors à exposer l’originalité de sa méthode, en rendant hommage à un autre membre éminent du Bureau des longitudes Siméon-Denis Poisson (1781-1840, X1798). Lorsqu’il écrit « [l]e beau Mémoire de Poisson m’a servi de point de départ », il fait référence au Mémoire sur le mouvement de la Lune autour de la Terre, lu à l’Académie des sciences le 17 juin 1833[17]. Il y puise, entre autres, la méthode de la variation des constantes arbitraires[18] introduite par Lagrange et perfectionnée par Poisson :
La fonction périodique qui entre dans ces équations différentielles et dans laquelle les coordonnées de la lune ont été remplacées par leurs valeurs elliptiques peut être facilement développée en une série de termes périodiques.
Delaunay soumet alors ces équations à « un grand nombre de transformations, toutes de même nature », dont il souligne l’analogie avec les « changements de coordonnées que l’on emploie en géométrie, et dont le but est de
faire disparaître les uns après les autres les divers termes périodiques de la fonction perturbatrice qui ont le plus d’influence sur la production des inégalités.
L’intégration des équations différentielles en est considérablement simplifiée. Delaunay livre alors un exemple de l’efficacité de sa méthode : alors que Plana, par sa méthode d’approximations successives, a dû s’arrêter aux termes du 5ème ordre, Delaunay a pu pousser jusqu’au 7ème ordre et pourrait aller au-delà. Il souligne qu’il n’a pas encore eu le temps de mener à bien les « calculs immenses » qui découlent de ses formules mais qu’il a souhaité réserver au Bureau l’annonce des premières conclusions de ses travaux, eu égard à l’intérêt de celui-ci pour toute méthode qui perfectionnerait les tables lunaires, si importantes pour la Connaissance des temps.
Le procès-verbal se clôt par le désir émis par « plusieurs membres » de voir le Mémoire publié dans la Connaissance des temps. Ce sera chose faite à partir du recueil pour 1861[19] où paraît une « Nouvelle méthode Pour l’intégration des équations différentielles du mouvement de la Lune autour de la Terre »[20] dans laquelle les calculs sont détaillés.
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La comparaison établie par Delaunay entre sa méthode et celle de ses trois prédécesseurs peut surprendre. Dans une théorie de la Lune, il serait légitime d’attendre des arguments astronomiques. En réalité, tout est affaire de résolution d’équations différentielles et donc de mathématiques. La mécanique céleste demeure, comme aux origines, un domaine d’application voire d’invention de mathématiques de haut niveau. Le grand astronome américain Simon Newcomb dit ainsi au Congrès international des mathématiciens de 1908 :
Le grand ouvrage de DELAUNAY, Théorie du mouvement de la Lune, est un monument de calcul algébrique et numérique, si merveilleux qu’il semble extraordinaire qu’un seul homme ait pu l’ériger[21].
Sous la signature de Laplace, Poisson, Poinsot, Liouville ou Poincaré, les Additions à la Connaissance des temps − qui offrent l’opportunité aux membres de publier des mémoires sur leurs recherches en cours − attestent de cette prégnance des mathématiques au Bureau des longitudes.
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Finalement, Delaunay publie sa Théorie du mouvement de la Lune en deux volumes, en 1860 et 1867. Aussitôt les attaques de Le Verrier pleuvent et les violents échanges peuplent les pages des Comptes rendus de l’Académie des sciences. En 1866, Le Verrier incite le jeune Félix Tisserand (1845-1896), astronome-adjoint à l’Observatoire, à mettre au jour toutes les erreurs de Delaunay. Mais, si Tisserand étudie la théorie de la Lune jusqu’à lui consacrer sa thèse en 1868[22], ce n’est pas dans l’état d’esprit négatif attendu par le directeur de l’Observatoire. Bien au contraire, dans le volume I de son Traité de mécanique céleste (1889), il améliore la méthode de variation des constantes arbitraires utilisée par Delaunay et l’étend à l’étude du mouvement des planètes.
Figure 2 : L’astronome Félix Tisserand (1845-1896).
Paradoxalement, la Connaissance des temps adopte les tables de Hansen en 1862, à l’imitation du Nautical Almanac. Ce n’est qu’en 1915 que les tables de Radau[23], calculées, à l’initiative du Bureau des longitudes, à partir de la théorie de Delaunay, y seront substituées et utilisées jusqu’en 1925.
(juin 2016)
[2]. Ernest Laugier (1812-1872), X1832, débute sa carrière comme élève-astronome à l’Observatoire. En 1843, il est élu à l’Académie des sciences et rejoint le Bureau des longitudes. Son épouse Lucie Laugier, fille de l’astronome Claude-Louis Mathieu et nièce de François Arago, fera office de secrétaire pour ce dernier.
[3]. Voir l’analyse de James Lequeux, sur la découverte de Neptune : « La découverte de Neptune par Le Verrier (1846) », BibNum, juin 2010.
[4]. Voir mon analyse « La leçon de cosmographie d’Hervé Faye sur les comètes », BibNum, février 2015.
[5]. Le tome 14 pour 1842 des Comptes rendus de l’Académie des sciences en témoigne. Les épisodes décrits dans l’encadré se déroulent aux pages 371, 406, 487, 579 et 660.
[6]. Comptes rendus de l’Académie des sciences, tome 22, 1846, p. 32-37.
[7] . Comptes rendus de l’Académie des sciences, tome 14, 1842, p. 371 et ss pour la première, p. 406 et ss pour la seconde.
[8]. Depuis sa création par la Convention en 1795, le Bureau des longitudes exerçait sa tutelle sur l’Observatoire.
[9]. Claude Louis Mathieu (1783-1875, X1803), astronome, académicien des sciences, membre du Bureau des longitudes, avait épousé la sœur de François Arago.
[10]. Mathieu, Laugier et Delaunay logent dans la même maison, sise au 76 rue Notre-Dame des Champs, où l’essentiel des travaux de calculs du Bureau sont effectués. Sur la question des calculateurs du Bureau, voir Guy Boistel, 2014, « Un bréviaire pour les astronomes et les marins : la Connaissance des Temps et les calculateurs du Bureau des longitudes, de Lalande à Loewy (1772-1907) », Arch. Int. Hist. Sci., 64/172-173, pp. 463-480.
[13]. Surtout en France, sous l’impulsion de Clairaut puis de Laplace que nous rencontrerons plus loin dans le manuscrit.
[14]. Rappelons que la détermination de la longitude ou plutôt d’une différence de longitude, revient à calculer la différence d’heure entre le lieu où l’on se trouve et le méridien d’origine, 1 heure correspondant à 15°. La méthode des distances lunaires consiste à mesurer la distance angulaire entre la Lune et le Soleil ou la Lune et une autre étoile brillante. On la compare ensuite avec les distances angulaires au méridien de référence, fournies par les éphémérides.
[15]. Dans les années 1740, une lutte acharnée s’engage entre Clairaut, D’Alembert et Euler pour résoudre le « problème des trois corps » et proposer les meilleures tables lunaires. Voir Guy Boistel, 2003, L’astronomie nautique au XVIIIe siècle en France : tables de la Lune et longitudes en mer, thèse de doctorat (2001), Lille-3, A.N.R.T. (2 vols.) ; vol. 2, partie IV, pp. 571-732.
[16]. C’est l’autre « horloge céleste » susceptible de permettre la détermination de la longitude.
[17]. Publié dans les Mémoires de l’Académie royales des sciences, tome 13, 1835, p. 209-336 (Gallica).
[18]. Présentée par Poisson à l’Académie des sciences le 16 octobre 1809, elle est publiée dans le Journal de l’École polytechnique, quinzième cahier, tome VIII, 1809, p. 266-344 (Gallica).
[19]. La Connaissance des temps, destinée entre autres aux marins, doit paraître avec deux ans d’avance, afin de leur permettre d’en disposer pour un voyage au long cours. Le numéro pour 1861 paraît donc en 1859.
[21]. « La Théorie du mouvement de la Lune / son histoire et son état actuel » in Atti del IV congresso internazionale dei matematici, vol. 1, Rome, 1909, p. 135-143. Notons que Simon Newcomb, venu à l’Observatoire de Paris pour y dépouiller les archives, s’y trouva, aux côtés du directeur Delaunay, en 1871, lors du siège.
[23]. Rodolphe Radau (1835-1911), journaliste scientifique et astronome, élu à l’Académie des sciences en 1897 et au Bureau des longitudes en 1899.
Autour de Delaunay et des protagonistes
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