A letter of Benjamin Franklin, Esq., to Mr Peter Collinson, F.R.S, concerning an electrical Kite (1er octobre 1752, lue à la Royal Society le 21 décembre)
1752
Benjamin Franklin a-t-il réellement fait son expérience de Philadelphie sur le cerf-volant, chargé de capter la foudre et l’envoyer à la terre ? C’est en tout cas lui qui, les années précédentes déjà, avait conçu la théorie du paratonnerre.
Benjamin Franklin a-t-il réellement conduit son expérience dite de Philadelphie du cerf-volant en 1752, conduisant à son invention du paratonnerre ? Il est possible que non… D’autant que dans un petit bourg de Seine-&-Oise, Marly-la-Ville, un certain Thomas d’Alibard ou Dalibard (1709-1778) avait dirigé cette expérience le 10 mai 1752 (avec l’aide du curé et du cantonnier du village) et l’avait effectivement réussie, captant l’éclair et le redirigeant vers la terre… mais d’Alibard rend hommage à Franklin, qui avait depuis plusieurs années fait la théorie du paratonnerre, mais n’en avait fait qu’une expérience… de pensée. Alors, laissons à Franklin, cet « imprimeur, éditeur, écrivain, naturaliste, humaniste, inventeur, abolitionniste et père fondateur américain » (Wikipedia) l’idée et la gloire de cette invention très concrète !
Après une formation en biologie de l’évolution, Kamil Fadel a poursuivi ses études en physico-chimie moléculaire, puis en histoire des sciences. Entré au Palais de la découverte en 1989, il en a dirigé le département de l’unité Physique de 2001 à 2023. Il est l’auteur de nombreux articles (Cosinus, Histoire, Guerres & Histoire, Science et avenir, Espèces…) et de plusieurs livres aux éditions Weka, Larousse, Le Pommier et Dunod
par Kamil Fadel
Responsable de médiation en histoire des sciences
Palais de la Découverte (Paris)
Figure 1: Benjamin West (1738-1820), Benjamin Franklin drawing Electricity from the Sky (v. 1816) ; Philadelphia Museum of Arts.
Le contexte
En ce milieu du xviiie siècle, de nombreux phénomènes électrostatiques sont connus, comme l’électrisation par frottement, la différence entre un conducteur électrique et un isolant, les phénomènes d’attraction et de répulsion... Des étincelles sont produites, observées et étudiées, de même que des feux de Saint-Elme ainsi que diverses lueurs obtenues dans des atmosphères raréfiées, comme dans l’espace vide au sommet d’un baromètre de Torricelli ou dans des récipients vidés de leur air à l’aide d’une « machine pneumatique », ou pompe, disponible depuis cent ans. On expérimente également avec des bouteilles de Leyde inventées depuis peu (1746) et les physiciens disposent de différents types de machines électrostatiques. En somme, les expériences et phénomènes connus sont très nombreux, mais il n’existe aucune théorie vraiment satisfaisante en mesure de rendre compte de l’ensemble des observations. Selon certaines théories, une seule espèce d’électricité serait présente, selon d’autres il y en aurait deux. Les défenseurs de la première, dont Benjamin Franklin (1706-1790) était le principal théoricien, se concentraient plutôt sur la charge et la décharge des objets électrisés, notamment de la bouteille de Leyde, alors que les partisans de la seconde, dont l’abbé Jean-Antoine Nollet (1700-1770), s’intéressaient davantage aux effets attractif et répulsif. En effet, il était difficile d’expliquer comment un manque de « fluide électrique » dans deux corps pouvait les amener à se repousser, à moins d’admettre l’existence d’un deuxième fluide, en excès relatif lorsque le premier venait à manquer. Mais il y avait aussi d’autres débats, l’électrisation d’un objet est-elle due à un échange de quelque chose, un gain ou une perte, ou s’agit-il plutôt d’un « état d’excitation » du ou des fluides de l’objet ? Les choses étaient loin d’être claires.
Figure 2 : Feux de Saint-Elme sur les mâts d’un vaisseau, à l’approche d’un orage (The Aerial World, by Dr. G. Hartwig, London, 1886, p. 310 ; National Oceanic & Atmospheric Administration (NOAA) Central Library ; WikiCommons).
Il est intéressant de noter malgré tout que, pour mettre sur pied sa théorie du fluide unique (1747), et dans le but de rendre compte des phénomènes observés avec la bouteille de Leyde, Franklin s’inspire d’un de ses propres écrits datant de 1725, Dissertation sur la liberté et la nécessité, le plaisir et la douleur où il y affirme que la somme de la souffrance et du bonheur dans la vie d’une personne est toujours égale à zéro. Plus de vingt ans plus tard, il s’appuie sur ce même principe pour élaborer sa propre théorie de l’électricité. La somme de ce qui est en plus ou en moins doit être égale à zéro. Si le fluide électrique est présent en une quantité qui dépasse un certain seuil, le corps est dit chargé positivement. En dessous du seuil, il est dit chargé négativement.
Parmi les phénomènes que l’on cherche à expliquer, il y a l’effet de pointe. Il consiste en ceci : une surface métallique pointue, chargée et isolée, perd son électrisation plus rapidement qu’une surface lisse. Inversement, l’expérience montre aussi qu’une surface métallique lisse chargée se neutralise plus rapidement si une pointe métallique reliée à la Terre est placée en son voisinage et orientée vers elle. L’ensemble de ces deux phénomènes constitue ce que l’on appelle « le pouvoir des pointes ». La similarité des étincelles produites en laboratoire avec les éclairs et la foudre interpellent. Forme en zigzag, bruit, éclat, odeur d’ozone, et les effets produits, notamment la capacité à déclencher un incendie, incitent certains à supposer que la foudre est un phénomène électrique. Benjamin Franklin admet cela à partir de 1749. C’est pour tester cette hypothèse qu’il imagine deux expériences. Son objectif est de récolter un peu de « fluide électrique » – présent en raison de l’électrisation supposée du nuage orageux – à l’aide d’une pointe métallique située en hauteur, avant de le conduire vers le bas pour le récolter sous forme d’une petite étincelle examinable. Si cette dernière est identique aux étincelles produites en laboratoire, cela prouverait la nature électrique de la foudre. Dans la première expérience que Franklin imagine, la pointe est une longue tige métallique dressée verticalement au sommet d’un immeuble haut. C’est l’expérience dite de Philadelphie. Dans la seconde, elle est beaucoup plus petite et légère, mais transportée très haut grâce à un cerf-volant.
Le texte
Le texte présenté en début d’article est la lettre que Franklin rédige le 1er octobre 1752 et adresse au botaniste britannique Peter Collinson (1694-1768), membre de la Royal Society de Londres avec qui il était en correspondance depuis Philadelphie aux Etats-Unis. Ce dernier lui avait d’ailleurs fourni des dispositifs pour faire des expériences d’électrostatique. La lettre est lue à la Royal Society le 21 décembre 1752 puis publiée dans le volume 1751-1752 des Philosophical Transactions[1]. Elle apparaît également dans des journaux et magazines populaires (parfois avec des différences très mineures) en particulier dans la Pennsylvania Gazette (19 octobre 1752), dirigée à cette époque par Franklin lui-même. Le texte est reproduit aussi – toutefois sans son dernier paragraphe – dans le livre de Franklin, Experiments and Observations on Electricity, une compilation de lettres relatives à l’électricité échangées avec ses correspondants. La première édition de ce livre datant de 1751, le texte n’y figure pas, mais il est publié par exemple dans l’édition de 1769[2]. On peut également le lire en français dans la traduction qu’en fait le botaniste Thomas François d’Alibard (1709-1778) à la demande de Buffon (1707-1788)[3], ce dernier admirant la démarche expérimentale de Franklin, mais rejetant voire dénigrant l’approche de l’abbé Nollet dont les explications lui paraissaient toujours ad hoc. La traduction est précédée de deux ajouts, d’une part un « avertissement » où d’Alibard fait l’éloge de Franklin, d’autre part une Histoire abrégée de l’électricité qui, malgré ses soixante-dix pages, ignore royalement l’abbé Nollet, jamais cité…
Franklin démarre sa lettre en évoquant le succès en Europe de l’expérience de Philadelphie, soit la première expérience qu’il a imaginée : dresser une longue tige au sommet d’un immeuble haut. Elle a été faite la toute première fois de manière un peu différente mais avec succès à Marly-la Ville (auj. Val d’Oise) en mai 1752. Nous y reviendrons. Aussitôt après, Franklin annonce que cette même expérience a été réalisée d’une manière plus simple à Philadelphie, cette fois avec un cerf-volant dont il indique le mode de confection. L’expérience avec le cerf-volant est très célèbre, de nombreuses peintures et gravures l’illustrent, quoique de manière souvent différente les unes des autres, Franklin étant parfois seul, d’autres fois accompagné d’un petit enfant, ou d’un adulte, le paysage et l’environnement variant également d’une représentation à l’autre. La littérature relatant ce fameux épisode de l’histoire de l’électricité est elle-même abondante, si abondante que le récit de Franklin a fini par être considéré comme un fait indiscutable. C’est justement l’objet de cette analyse, montrer qu’elle pourrait être une belle légende, Franklin n’ayant peut-être jamais fait cette expérience.
L’expérience du cerf-volant
Pourquoi en douter ? Parce que tout cela ne repose finalement que sur ce seul écrit de Franklin (traduction de D’Alibard)[4] :
Les curieux ne seront peut-être pas fâchés d’apprendre que la même expérience a réussi à Philadelphie, quoique faite d’une manière différente et plus facile.
Il convient de remarquer qu’outre le fait que Franklin ne dit pas explicitement avoir fait l’expérience, il n’en donne aucune autre précision. Ni lieu, ni date, ni s’il y avait des témoins, ni le déroulement de l’expérience, alors qu’il était coutume à l’époque d’indiquer de très nombreux détails avec le plus grand soin et de manière très précise, allant même jusqu’à indiquer l’heure à la minute près. Nous verrons justement cela lorsqu’il sera question de l’expérience de Marly, près de Paris. Il est donc très surprenant que Franklin soit aussi négligent dans la description de cette expérience extraordinaire. En fait, il relate cet épisode une seconde fois, mais quinze ans plus tard, dans un livre publié en 1767 relatif à l’histoire de l’électricité écrit par son ami Joseph Priestley (1733-1804), le célèbre chimiste[5]. En effet, ce dernier avait demandé de l’aide à Franklin pour la rédaction de certains passages de son livre. Priestley apporte trois précisions. Tout d’abord la date approximative, juin 1752. Ensuite, l’auteur de l’expérience, Franklin lui-même. Enfin, la présence d’un témoin, le fils de Franklin, alors âgé de 21 ans. Sachant cela, on est en droit d’être surpris, car si l’expérience a été réalisée en juin 1752, pourquoi avoir attendu le mois d’octobre pour la relater ? Tout le monde avait l’habitude d’annoncer sans tarder les résultats et découvertes les plus importants. Justement, un des correspondants de Franklin, Cadwallader Colden (1688-1776), botaniste et homme politique britannique s’en étonne. Dans une lettre datée du 24 octobre 1752 qu’il lui adresse, il écrit :
J'ai lu dans les journaux le récit du cerf-volant électrique. J'espère qu'un récit plus parfait et précis en sera publié de manière à mieux le préserver et lui donner davantage de crédit qu'il ne peut en obtenir d'un journal commun.
Franklin ne répondra jamais à Colden sur ce point, malgré leur échange épistolaire soutenu et le fait qu’il avait l’habitude de lui répondre assidument[6]. Il ne relate pas non plus cette expérience ailleurs, et n’apporte aucune précision avant la parution du livre de Priestley en 1767.
En résumé, selon ses dires, Franklin réalise avec succès une expérience extraordinaire en juin 1752 apportant la preuve tant attendue de la nature électrique de la foudre, mais n’annonce son exploit qu’au mois d’octobre de manière très vague sous forme d’un entrefilet, puis apporte quelques maigres précisions très insuffisantes quinze ans plus tard. Quant à son fils, le seul témoin, il ne se prononcera jamais sur ce sujet. Tout cela sème le doute… doute qui s’épaissit avec un détail que Franklin précise dans la description du déroulement de l’expérience elle-même. Le détail apparaît dans ce passage (traduction d’Alibard)[7] :
Aussitôt que quelques parties de la nuée de tonnerre viendront sur le cerf-volant, le fil d’archal[8] pointu en tirera le feu électrique, et le cerf-volant, avec toute la ficelle, sera électrisé ; les filaments de la ficelle qui ne sont pas serrés se dresseront en dehors de tous côtés et seront attirés par l’approche du doigt ; et quand la pluie aura mouillé le cerf-volant et la ficelle, de façon qu’ils puissent conduire librement le feu électrique, vous trouverez qu’il [le feu électrique] découle en abondance de la clef à l’approche de votre doigt : on peut charger la bouteille à cette clef, enflammer les liqueurs spiritueuses avec le feu ainsi ramassé, et faire toutes les autres expériences électriques qu’on fait ordinairement avec le secours d’un globe ou d’un tube de verre frotté.
Avant de voir où se niche ce détail, il est sans doute utile d’expliquer le montage expérimental et le déroulement de l’expérience tels que Franklin les décrit. Un cerf-volant est fabriqué avec deux tiges de bois attachées formant une croix. A chacune des quatre extrémités des tiges vient se fixer l’un des quatre coins d’un grand mouchoir en soie. Cela constitue le corps du cerf-volant, auquel une tige métallique pointue est ajoutée. Ce corps équipé de la tige est tenu par une ficelle qui arrive jusqu’en bas. Un petit cordon en soie – très bon isolant électrique – est noué à l’extrémité inférieure de la ficelle et une clef métallique est fixée au nœud. C’est par le cordon en soie que l’ensemble cerf-volant/ficelle est tenu. Franklin espère que sous un nuage orageux, la tige métallique pourra extraire à l’environnement un peu de son « feu électrique », lequel s’écoulera vers le bas et chargera la clef, sans pouvoir s’écouler plus loin, bloqué par le cordon de soie. En approchant un doigt de la clef, une étincelle devrait jaillir. Mais dans le passage cité plus haut, Franklin précise qu’il faut attendre que la pluie mouille le cerf-volant et la ficelle avant de pouvoir obtenir une étincelle entre la clef et le doigt. Avec cette affirmation, le doute s’épaissit, car l’eau est ennemie des expériences d’électrostatique. Elles réussissent beaucoup moins bien par temps humide que par temps sec, et sont des fiascos lorsque les objets électrisés se mouillent. Étonnamment, dans les Philosophical Transactions, la lettre qui suit celle de Franklin adressée à Collinson (oct. 1752) est une communication du botaniste William Watson (1715-1787) membre de la Royal society, connu pour ses recherches en électricité[9]. Elle est lue le même jour que la lettre de Franklin, le 21 décembre 1752. Watson explique combien l’eau et même l’air trop humide nuisent à l’expérience de l’extraction du feu électrique des nuages. Les tentatives pour y parvenir réussissent juste avant la tombée des premières gouttes. Il évoque plusieurs échecs, dont le sien qu’il attribue à l’hygrométrie trop élevée et cite une tentative réussie avant la tombée de la pluie, faite le 21 juillet 1752 par un certain Monsieur Canton. Bien entendu, ces exemples ne concernent pas l’expérience du cerf-volant, inconnue à cette date, puisque Franklin ne l’évoquera qu’au mois d’octobre. Les propos de Watson se rapportent à l’expérience dite de Philadelphie et ses variantes. En effet, de nombreuses tentatives sont effectuées aussitôt après la toute première réussite de cette expérience à Marly le 10 mai 1752.
Figure 3 : une des nombreuses gravures popularisant l’expérience du cerf-volant (la gravure était un élément important de diffusion de la connaissance). Ici, sans doute une expérience en France : Jean-Baptiste Le Prince (1734-1781), dessinateur ; Robert de Launay (1749?-1814), graveur (BnF, département des Estampes et de la Photographie, IA-66-FOL).
L’expérience de Philadelphie : … une expérience de pensée
La traduction en français du livre de Franklin, Expériences et observations sur l’électricité, paraît en mars 1752 (première édition). Après avoir exposé les dégâts que la foudre peut causer, Franklin imagine le paratonnerre en se demandant[10]
si la connaissance du pouvoir des pointes ne pourrait pas être de quelque avantage aux hommes, pour préserver les maisons, les églises, les vaisseaux, etc., des coups de la foudre, en nous engageant à fixer perpendiculairement sur les parties les plus élevées de ces édifices des verges de fer faites en forme d’aiguilles, et dorées pour prévenir la rouille ; et du pied de ces verges un fil d’archal abaissé vers l’extérieur du bâtiment dans la terre, ou autour des haubans d’un vaisseau, ou sur le bord jusqu’à ce qu’il touche l’eau ; ces verges de fer ne tireraient-elles pas probablement le feu électrique en silence hors du nuage, avant qu’il vînt assez près pour frapper ? et par ce moyen ne pourrions-nous pas être préservés de tant de désastres soudains et effroyables ?
Mais avant l’installation de telles tiges, il fallait s’assurer que la foudre est bien une étincelle analogue à celles obtenues en laboratoire avec les machines électrostatiques à frottement. C’est dans ce but que Franklin imagine « l’expérience de Philadelphie »[11]… qu’il ne réalisera jamais.
Pour décider cette question, savoir si les nuages qui contiennent la foudre sont électrisés, ou non. J’ai imaginé de proposer une expérience à tenter en un lieu convenable à cet effet. Sur le sommet d’une haute tour ou d’un clocher placez une espèce de guérite (comme dans la fig. 9) assez grande pour contenir un homme et un tabouret électrique ; du milieu du tabouret élevez une verge de fer, qui passe en se courbant hors de la porte ; et de là se relève perpendiculairement à la hauteur de 20 ou 30 pieds, et qui se termine en une pointe fort aiguë.
Si le tabouret électrique est propre et sec, un homme qui y sera placé, lorsque des nuages électriques y passeront un peu bas, peut être électrisé et donner des étincelles, la verge de fer lui attirant le feu du nuage. S’il y avait quelque danger à craindre pour l’homme (quoique je sois persuadé qu’il n’y en a aucun), qu’il se place sur le plancher de la guérite, et que de temps en temps il approche de la verge le tenon d’un fil d’archal qui a une extrémité attachée aux plombs, le tenant par un manche de cire ; de cette sorte les étincelles, si la verge est électrifiée, frapperont de la verge au fil d’archal, et ne toucheront point l’homme.
Figure 4 : Figure 9 du texte ci-dessus de Franklin (Expériences et observations sur l'électricité, p.163-165, Durand, 1752).
L’expérience de Marly-la-Ville
Louis XV demande que l’expérience imaginée par Franklin soit conduite, afin que l’on sache enfin si la foudre est un phénomène électrique. Buffon, admirateur de Franklin, confie ce travail à d’Alibard. Ce dernier s’associe à Delor, un expérimentateur plus connaisseur que lui en électricité. Plutôt que placer une tige pointue au sommet d’un immeuble comme le préconisait Franklin, les deux hommes décident de réaliser un montage similaire à même le sol à Marly[12], commune située à plus de 130 mètres d’altitude, en y dressant un mât métallique isolé de la terre. C’est l’expérience de Marly, qui correspond à l’expérience dite de Philadelphie, réalisée sous cette forme à 40 km au nord de Paris (auj. Val d’Oise).
Figure 5 : vestiges conservés ou reconstitués de l’expérience de Marly-la-Ville, maison de d’Alibard (Marly : auj. val d’Oise, à 40 kms de Paris, près Luzarches) (source Mairie de Marly, 2016)
Dans les grandes lignes, voici en quoi consiste le montage de d’Alibard et Delor. Un mât d’environ 15 mètres, tenu en place verticalement par des cordons en soie attachés à trois perches plantées au sol, s’appuie par sa base sur une planche en bois horizontale que supportent trois bouteilles de vin posées sur une petite table. La raison d’être des bouteilles ? Étant en verre, elles assurent une bonne isolation électrique par rapport à la terre. Aussi, si ce mât venait à se charger, il serait possible d’en tirer une étincelle en y approchant un fil métallique relié à la terre, tenu par un isolant. D’Alibard décrit très précisément le montage expérimental de même que le déroulement de l’expérience réussie du 10 mai 1752 au cours d’une présentation orale le 13 mai à l’Académie Royale des sciences[13].
Concernant le montage, sans surprise, d’Alibard prend soin de protéger de la pluie certaines parties du dispositif :
Comme il était important de garantir de la pluie le tabouret et les cordons de soie, parce qu’ils laisseraient passer la matière électrique s’ils étaient mouillés, j’ai pris la précaution nécessaire pour en empêcher ; c’est dans cette vue que j’ai mis mon tabouret sous la guérite, et que j’avais fait courber ma verge de fer à angles aigus, afin que l’eau qui pourrait couler de cette verge ne pût arriver jusque sur le tabouret. C’est aussi dans le même dessein que j’ai fait clouer sur le haut et au milieu de mes perches, à trois pouces au-dessus des cordons de soie, des espèces de boîtes formées de trois petites planches d’environ 15 pouces de long, qui couvrent par-dessus et par les côtés une pareille longueur des cordons de soie sans les toucher.
Figure 6 : schéma de l’expérience de d’Alibard (B. Franklin, Expériences et observations sur l'électricité, seconde édition, Tome second, Durand, 1756).
Relativement au déroulement de l’expérience, là encore la description qu’en fait d’Alibard est extrêmement détaillée. Il ne se contente pas d’annoncer comme Franklin que l’« expérience a réussi », sans rien dire de plus. Au total, sa présentation s’étend sur 26 pages. Donnons-en un aperçu.
En ce 10 mai 1752, à quatorze heures et vingt minutes, ni d’Alibard ni Delor ne sont présents mais un dénommé Coiffier, ancien dragon, a reçu des instructions pour faire l’expérience au cas où... Entendant le ciel gronder, Coiffier se précipite près du montage expérimental et approche du mât un fil métallique relié à la terre qu’il tient par des poignées en verre. Voyant comme prévu lueurs, crépitements et étincelles entre le fil et le mât, il appelle des voisins qui, médusés, assistent aux nombreuses étincelles que Coiffier parvient à tirer. Averti, Raulet, le curé du village, vole à son tour vers le mât et fait lui-même l’expérience en tirant plusieurs étincelles en présence des villageois témoins. Aussitôt après, Raulet rédige à la hâte une lettre relatant le déroulement de cet événement extraordinaire, attestant de son exactitude, vérifiable auprès des nombreux témoins. Chose amusante, il croise sur son chemin trois personnes qui se plaignent de l’odeur de soufre (ozone) émanant de Raulet. De même, dit-il, une fois chez lui, ses domestiques lui font la même remarque.
D’Alibard termine sa présentation en concluant que la nature de la foudre est bien électrique, et que la pensée de Franklin n’est plus une conjecture mais bien la réalité. Il suffirait, dit-il, d’une centaine de mâts ainsi dressés pour protéger toute la ville de Paris des coups de foudre.
Aussitôt après ce succès et après que la nouvelle se répand, de nombreuses autres expériences similaires sont effectuées un peu partout en Europe. En particulier, Delor puis Buffon à Marly, ensuite le botaniste et médecin Louis Le Monnier (1717-1799) réussissent à leur tour l’expérience les semaines suivantes.
Figure 7 : Vulgarisation ultérieure, Louis Figuier, Les Merveilles de la science ou description populaire des inventions modernes (Furne, Jouvet et Cie, 1867, 1, p. 491-597, Wikisource). Avec la légende suivante : — Expérience faite le 10 mai 1752, par Dalibard à Marly. Première démonstration de la présence de l’électricité dans les nuages orageux [NB : on reconnaît la présence du curé Raulet].
Résumé et conclusion
Finalement, c’est donc en Europe – d’abord à Marly – que l’expérience de Philadelphie imaginée par Franklin est réalisée, venant confirmer la nature électrique de la foudre. Pourquoi Franklin n’a-t-il pas lui-même réalisé cette expérience ? La réponse est apportée par Priestley dans son ouvrage[14]. C’est parce qu’il attendait la construction d’un immeuble suffisamment haut à Philadelphie, ne pensant pas qu’il serait possible d’extraire le « feu électrique » d’un nuage orageux depuis une hauteur bien plus faible. Priestley annonce également que l’expérience a eu lieu en juin 1752, un mois après les expériences des Français mais, précise Priestley, avant que Franklin n’en ait eu vent[15].
Tout cela éveille le soupçon. Compte-tenu des délais d’acheminement postaux, environ un mois et demi à deux mois entre l’Europe et les Etats-Unis, Franklin a dû prendre connaissance des expériences de Marly en juillet. En annonçant en 1767 que l’expérience a réussi avec un cerf-volant en juin 1752, et précisant que c’était avant qu’il ait appris le succès des expériences de Marly, Franklin se présente comme codécouvreur de la nature électrique de la foudre. A-t-il réellement fait l’expérience du cerf-volant ? Difficile de se prononcer avec certitude, mais il n’existe rien qui soutienne cela, au contraire, et cela principalement pour trois raisons. D’abord, pourquoi faire l’annonce aussi tardivement en octobre, d’autant que selon ses propres dires, en juin, il ne savait pas que les Français avaient réussi l’expérience de Marly. Par conséquent, il aurait dû se précipiter pour annoncer sa découverte au mois de juin même. En revanche, l’annonce tardive pourrait très bien s’expliquer si l’idée du cerf-volant lui est venue peu avant sa lettre à Collinson le premier octobre. Ensuite, si l’expérience a vraiment été faite, pourquoi avoir été aussi avare de détails ? Enfin, s’il avait fait l’expérience, il aurait vu comme d’autres qu’elle réussit avant la tombée de la pluie et que l’échec est assuré une fois le cerf-volant mouillé, contrairement à ce qu’il prétend.
Quoi qu’il en soit, difficile de ne pas conclure en citant un extrait de la comédie humaine[16] de Balzac :
Nous appelons un canard, lui répondit Hector, un fait qui a l’air d’être vrai, mais qu’on invente pour relever les Faits-Paris quand ils sont pâles. Le canard est une trouvaille de Franklin, qui a inventé le paratonnerre, le canard et la République. Ce journaliste trompa si bien les encyclopédistes par ses canards d’outre-mer que, dans l’Histoire philosophique des Indes, Raynal a donné deux de ces canards pour des faits authentiques.
(janvier 2024)
Figure 7 : L’Amérique du Nord contemporaine, telle que ne l’a pas connue Franklin. Paratonnerre sur la tour CN à Toronto (Canada) (image WikiCommons auteur https://commons.wikimedia.org/w/index.php?title=User:Hurz&action=edit&re..." title="User:Hurz (page does not exist)">Raul Heinrich, 2008, cc-by-
[1]. Phil. Trans. Roy. Soc. 47: 565-66 (1751-1752) https://royalsocietypublishing.org/doi/10.1098/rstl.1751.0096">https://royalsocietypublishing.org/doi/10.1098/rstl.1751.0096
[2]. B. Franklin, Experiments and Observations on Electricity, London, 1769 p. 111
[3]. B. Franklin, Expériences et observations sur l’électricité, seconde édition, tome second, Durand, 1756, p.181
[4]. B. Franklin, Expériences et observations sur l’électricité, seconde édition, tome second, Durand, 1756, p.181.
[5]. J. Priestley, The History and Present State of Electricity, with original experiments, Dodsley, London,1767. p.179-181
[6]. Tous les écrits et correspondances de B. Franklin sont consultables à https://franklinpapers.org/">https://franklinpapers.org/
[7]. B. Franklin, Expériences et observations sur l’électricité, seconde édition, tome second, Durand, 1756 p.183-185.
[8]. Pour fil d’archal, on dirait aujourd’hui fil de laiton (alliage de cuivre et de zinc).
[9]. Phil. Trans. Roy. Soc. 47: 567-569 (1751-1752)
[10]. B. Franklin, Expériences et observations sur l’électricité, Durand, 1752, p. 162-163
[11]. B. Franklin, Expériences et observations sur l’électricité, Durand, 1752, p. 163-165
[12] D’Alibard avait une maison à Marly-la-Ville (auj. Val d’Oise)
[13] https://franklinpapers.org">https://franklinpapers.org ou B. Franklin, Expériences et observations sur l’électricité, seconde édition, tome second, Durand, 1756 p.99-125
[14]. J. Priestley, The History and Present State of Electricity, with original experiments, Dodsley, London,1767, p.180.
[15]. ibid, P. 181.
[16]. Honoré de Balzac, Les Illusions perdues, 2e partie (« Un grand homme de province à Paris »).