La mesure par Millikan de la charge de l’électron

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La mesure par Millikan de la charge de l’électron
Auteur : Robert A. Millikan (1868-1953) physicien américain
Auteur de l'analyse : Ilarion Pavel - Ingénieur en chef des mines, docteur en physique théorique
Publication :

(en anglais) « The isolation of an ion, a precision measurement of its charge, and the correction of Stokes’s law » ,The Physical Review, XXXII, n°4, avril 1911, p.349-397.

Année de publication :

1911

Nombre de Pages :
49
Résumé :

Après Thomson qui avait découvert l’électron et mesuré le rapport entre sa charge et sa masse, Millikan va faire six ans d’expériences de plus en plus précises et moins dispersées pour mesurer la charge de l’électron, arrivant finalement à une valeur inférieure de moins de 1% à la valeur aujourd’hui admise.

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
décembre 2010

Thomson (prix Nobel de physique) avait en 1896 mis en évidence l’électron et mesuré le rapport entre sa charge et sa masse. L’enjeu était alors de connaître séparément ces deux paramètres. En 1903, Thomson et l’un de ses étudiants utilisent la chambre à brouillard, récemment inventée, et mesurent une charge de l’électron (qui sera inférieure de 35% à la valeur actuelle). En 1908 à Chicago, Millikan fait plus précisément la même expérience et obtient une valeur supérieure (encore trop basse de 15%). Il réussit à faire des mesures liées à chaque électron (et non plus statistiques), s’approchant en 1910 à 2% en moyenne de la valeur actuellement admise, mais avec une très forte dispersion. Il remplace alors la chambre à brouillard par un atomiseur d’huile, et obtient une valeur plus précise (à moins de 1%). Ilarion Pavel nous montre aussi comment, à l’heure actuelle, diverses expériences sont encore faites pour mesurer plus précisément encore la charge de l’électron. Il pose ensuite des questions cruciales, car la physique de la seconde moitié du XXe siècle jette une nouvelle lumière sur le concept de charge électrique : peut-on réellement parler de charge électrique unitaire pour l’électron ? n’y a-t-il pas des charges fractionnaires comme celles des quarks ? pourquoi la charge du proton est-elle égale à celle de l’électron ? pourquoi la charge de l’électron a-t-elle cette valeur-là ?


 

Ilarion Pavel est ancien élève de l’École normale supérieure (1990), ingénieur en chef des mines, docteur en physique théorique. Il est l’auteur de plusieurs sites Internet de vulgarisation scientifique (site et brochure sur le nanomonde, site ENS sur l’infiniment petit).

 

 

M. Pavel

 

La mesure par Millikan de la charge de l’électron
Ilarion Pavel - Ingénieur en chef des mines, docteur en physique théorique

Millikn

(image Fondation Nobel)
Robert A. Millikan (1868-1953) est né dans l'Illinois, États-Unis d'Amérique, deuxième de six enfants d'un révérend de la petite ville de Morrison. Il étudie les lettres classiques à l'Oberlin College, obtient le diplôme de maîtrise et est sollicité pour remplacer un maître-assistant en physique. Connaissant peu le sujet, Millikan se plonge dans la lecture de manuels, assure avec succès cet enseignement pendant deux années et s'oriente vers la physique. Inscrit en doctorat à Columbia University, il étudie la polarisation de la lumière émise par des corps incandescents et trouve la solution de la distribution spectrale de cette lumière en fonction de sa polarisation, problème qui préoccupait depuis longtemps les physiciens.
Robert A. Millikan (1868-1953) est né dans l'Illinois, États-Unis d'Amérique, deuxième de six enfants d'un révérend de la petite ville de Morrison. Il étudie les lettres classiques à l'Oberlin College, obtient le diplôme de maîtrise et est sollicité pour remplacer un maître-assistant en physique. Connaissant peu le sujet, Millikan se plonge dans la lecture de manuels, assure avec succès cet enseignement pendant deux années et s'oriente vers la physique. Inscrit en doctorat à Columbia University, il étudie la polarisation de la lumière émise par des corps incandescents et trouve la solution de la distribution spectrale de cette lumière en fonction de sa polarisation, problème qui préoccupait depuis longtemps les physiciens.

 

Thomson, le pionnier de la caractérisation de l’électron
Les expériences de Joseph John Thomson (1) avec les tubes cathodiques, réalisées aux laboratoires Cavendish, ont conduit à la découverte de l'électron. En défléchissant le faisceau d'électrons, appelé à l'époque rayonnement cathodique, à l'aide des champs électrique et magnétique, Thomson a déterminé le rapport entre la charge et la masse de l'électron e/m = 1,7 10-11 C/kg. Ces expériences, fondées sur la déflexion des électrons, ne permettaient pas de déterminer séparément leur charge et leur masse, mais seulement leur rapport : la force exercée par les champs électrique ou magnétique sur l'électron est proportionnelle à sa charge, l'accélération subie par l'électron est alors proportionnelle au rapport e/m. Le défi suivant était de mesurer séparément un des deux paramètres.

 

Figure 1 : Schéma du tube cathodique utilisé par J. J. Thomson pour étudier la déflexion du faisceau d'électrons. Les électrons (en bleu), chargés négativement, sont produits à la cathode par un filament chauffé, puis accélérés par l'anode (positive). Ils sont ensuite déviés lors de leur passage entre les plaques électriques, tombent sur un écran phosphorescent et donnent naissance à une tache lumineuse (image Wikipedia).

Figure 1 : Schéma du tube cathodique utilisé par J. J. Thomson pour étudier la déflexion du faisceau d'électrons. Les électrons (en bleu), chargés négativement, sont produits à la cathode par un filament chauffé, puis accélérés par l'anode (positive). Ils sont ensuite déviés lors de leur passage entre les plaques électriques, tombent sur un écran phosphorescent et donnent naissance à une tache lumineuse (image Wikipedia).
Un des ses collaborateurs, Charles Thomson Rees Wilson, s'intéressait à la météorologie et essayait de reproduire en laboratoire la formation des nuages. Il invente un dispositif appelé chambre à brouillard qui allait non seulement ouvrir la voie à la mesure de la charge de l'électron mais aussi devenir un des principaux instruments de détection pour la physique des particules. La chambre à brouillard est un cylindre avec piston, qui contient de l'air saturé avec de la vapeur d'eau. En tirant rapidement sur le piston, on produit une détente et l'air se refroidit. Un nuage apparaît alors, constitué de gouttelettes d'eau qui se forment autour d'éventuelles impuretés présentes dans le cylindre, comme par exemple des particules de poussière, des ions ou des molécules chargées.

 

le principe de fonctionnement : quand on tire sur le piston, l'air saturé est refroidi et la vapeur d'eau se condense en gouttelettes autour des particules chargées produites par la source radioactive, laissant des traits qui montrent la trajectoire de ces particules.photo de ces trajectoires

Figure 2 : Chambre à brouillard de Wilson. À gauche, le principe de fonctionnement : quand on tire sur le piston, l'air saturé est refroidi et la vapeur d'eau se condense en gouttelettes autour des particules chargées produites par la source radioactive, laissant des traits qui montrent la trajectoire de ces particules. À droite, photo de ces trajectoires (image Wikipedia).
En utilisant la chambre à brouillard, J. J. Thomson et un de ses étudiants, Harold A. Wilson (à ne pas confondre avec C. T. R. Wilson inventeur de la chambre à brouillard), mettent au point une expérience pour mesurer la charge de l'électron (2). Ils observent d'abord la chute du nuage dans le champ gravitationnel : la force de gravité est rapidement équilibrée par les frottements visqueux de l'air, la chute a alors lieu à une vitesse constante, dont la mesure permet de déterminer la taille des gouttelettes. Ils répètent l'observation en ajoutant une source de rayons X, qui ionise les gouttelettes, et un champ électrique vertical, qui ralentit leur chute. À partir de ces deux observations, on peut estimer la force électrique qui agit sur les gouttelettes, donc leur charge électrique. La plus petite valeur mesurée, la charge d'un électron, est alors estimée à 3,1 10-10 unités électrostatiques (3), résultat inférieur de 35 % par rapport aux mesures actuelles.
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À l'Université de Chicago, Robert Millikan, en collaboration avec Louis Begeman, répète et perfectionne l'expérience de Wilson. On remplace la source à rayons X par une source radioactive à radium, beaucoup plus stable, on diminue la durée de l'observation afin de réduire les effets dus à l'évaporation des gouttelettes, on utilise un champ électrique plus fort afin de gagner en précision de mesure. Ils obtiennent une valeur supérieure à celle de Wilson, soit 4 10-10 unités électrostatiques (4), résultat inférieur de 16 % par rapport aux mesures actuelles.

 

Figure 3 : Chambre à brouillard utilisée par Millikan pour mesurer la charge électrique. La dépression créée dans la chambre de détente C, liée directement à la chambre à brouillard A, refroidit l'air saturé. Des gouttelettes sont observées, avec le microscope T, entre les deux plaques électriques n et p, connectées par l'interrupteur S à la source de tension B. Les réservoirs d'eau J1 et J2 maintiennent les deux chambres à une température constante. Le manomètre M permet de mesurer indirectement la variation de température lors de la détente, estimée auparavant par des considérations théoriques ;il sera finalement remplacé par une mesure directe avec un thermocouple (image article Millikan [1910]).

Figure 3 : Chambre à brouillard utilisée par Millikan pour mesurer la charge électrique. La dépression créée dans la chambre de détente C, liée directement à la chambre à brouillard A, refroidit l'air saturé. Des gouttelettes sont observées, avec le microscope T, entre les deux plaques électriques n et p, connectées par l'interrupteur S à la source de tension B. Les réservoirs d'eau J1 et J2 maintiennent les deux chambres à une température constante. Le manomètre M permet de mesurer indirectement la variation de température lors de la détente, estimée auparavant par des considérations théoriques ;il sera finalement remplacé par une mesure directe avec un thermocouple (image article Millikan [1910]).
Aidé par un de ses étudiants, Harvey Fletcher, Millikan continue de perfectionner l'expérience (5): il mesure directement la température dans la chambre à l'aide d'un thermocouple (alors que dans les expériences précédentes elle était calculée à partir de considérations théoriques), détermine plus précisément la viscosité de l'air, utilise un champ électrique encore plus puissant pour tenter d'équilibrer la force gravitationnelle des gouttelettes et maintenir ainsi le nuage fixe, dans le but de mieux évaluer les effets dus à l'évaporation.
Millikan ne parvient pas à stabiliser le nuage, qui d'ailleurs disparaît assez vite. En revanche, il peut observer le mouvement d'une seule gouttelette et réalise pour la première fois des mesures individuelles, bien plus précises que les mesures statistiques antérieures qui portaient sur l'ensemble du nuage. Il obtient la valeur e = 4,65 10-10 unités électrostatiques. L'erreur statistique est inférieure à 2% ; mais l'évaporation de l'eau induit en revanche une erreur systématique qui éloigne ce résultat de 3% de la valeur actuelle.

 

Les gouttelettes d'huile de Millikan
Malgré ces progrès, les mesures n'étaient pas assez précises : au fur et à mesure du déroulement de l'expérience, les gouttelettes s'évaporaient et devenaient plus légères. C'est pourquoi Millikan remplace les gouttelettes d'eau par des gouttelettes d'huile (6), qui ne s'évaporent que très lentement. Le dispositif expérimental doit être radicalement modifié. On ne peut plus utiliser la chambre à brouillard, qui est justement fondée sur les propriétés de condensation et d'évaporation de l'eau.
Les gouttelettes d'huile sont alors produites avec un atomiseur et envoyées dans une enceinte cylindrique qui les protège contre la poussière et les courants d'air. Au fond de l'enceinte sont placées deux plaques métalliques circulaires, isolées électriquement l'une de l'autre et qui, à l'aide d'un interrupteur, peuvent être connectées à une différence de potentiel ou court-circuitées. La plaque supérieure dispose d'un orifice minuscule qui peut être ouvert ou fermé à l'aide d'un dispositif électromagnétique.

 

Figure 4 : L'expérience avec les gouttelettes d'huile. À gauche, le principe de l'expérience (image Wikipedia, Teresa Knott).]).Figure 4 : L'expérience avec les gouttelettes d'huile. À droite, le schéma de l'appareil (image article de Millikan [1911]).

Figure 4 : L'expérience avec les gouttelettes d'huile. À gauche, le principe de l'expérience (image Wikipedia, Teresa Knott). À droite, le schéma de l'appareil (image article de Millikan [1911]).
L'air comprimé, dont on a préalablement filtré la poussière avec une couche de laine de verre, est envoyé dans l'atomiseur. L'atomiseur produit un nuage de gouttelettes d'huile qui chutent dans l'enceinte sous l'effet du champ gravitationnel. De temps en temps, une des gouttelettes tombe à travers le petit orifice de la plaque supérieure. On le ferme alors pour empêcher l'arrivée d'autres gouttelettes dans l'espace des deux plaques et éviter les courants d'air qui pourraient perturber les mesures.
La taille de la gouttelette est très petite, il faut un microscope pour l'observer et un arc électrique pour l'éclairer. On ne peut pas la voir directement mais on perçoit la lumière de l'arc diffusée comme des scintillations, semblables à celles d'une étoile dans le ciel la nuit. Sur le microscope, deux traits horizontaux servent de repères pour mesurer la distance parcourue par la gouttelette.
On court-circuite d'abord les plaques (le champ électrique est nul) et on laisse chuter la gouttelette dans le champ gravitationnel. Sa vitesse augmente, mais très rapidement (7) la force de frottement visqueuse (loi de Stokes), proportionnelle à cette vitesse, équilibre la force gravitationnelle et la chute se stabilise à une vitesse constante (comme lorsqu’une bille métallique tombe au fond d'une bouteille remplie de sirop visqueux). Il suffit alors de chronométrer le temps écoulé entre les passages de la gouttelette entre les deux repères, dont la distance est connue, pour déterminer la vitesse de chute. On en déduit le rayon de la gouttelette.
On connecte ensuite les plaques à une tension électrique. Les deux plaques forment alors les armatures d'un condensateur plan, dont le champ électrique est pratiquement constant dans la partie centrale, où ont lieu les mesures. La valeur de la tension est suffisamment élevée pour que la force électrique dépasse le poids de la gouttelette, cette dernière remonte verticalement. De nouveau, sa vitesse d'ascension se stabilise rapidement grâce à l'action de la force de frottement visqueuse et on peut la déterminer à l'aide du chronomètre en observant le passage de la gouttelette entre les deux repères. De l'équilibre entre les forces électrique, gravitationnelle et de frottement, on déduit la charge électrique portée par la gouttelette.
En connectant et court-circuitant successivement les plaques, on peut amener la gouttelette à faire plusieurs montées-descentes, qui durent jusqu'à plus de 4 heures. Millikan prend grand soin de minimiser les perturbations possibles. Pour éviter de chauffer l'air entre les deux plaques, ce qui pourrait engendrer des courants de convection et fausser les mesures des vitesses, la lumière de l'arc électrique est d'abord filtrée par une solution de sulfate de cuivre, puis passée à travers un tube d'un mètre de longueur rempli d'eau. D'ailleurs, on n'éclaire la gouttelette qu'à l'instant où on veut l'observer et prendre des mesures.
Les durées de passage de la gouttelette entre les deux repères sont consignées dans un tableau de données :

 

Figure 5 : Extrait du tableau de données. La durée de la chute libre figure dans la colonne G (

Figure 5 : Extrait du tableau de données. La durée de la chute libre figure dans la colonne G ("Gravity"), celle de l'ascension en champ électrique dans la colonne F ("Field"). Les colonnes suivantes contiennent une estimation du nombre de charges élémentaires de la gouttelette, sa charge électrique totale et le rapport entre cette dernière et la donnée précédente, c'est-à-dire la mesure de la charge élémentaire. Ces valeurs brutes sont légèrement supérieures au résultat final car les corrections de la loi de Stokes n'ont pas encore été prises en compte (extrait de l'article de Millikan [1911]).
Les gouttelettes sont électrisées par leur simple passage à travers le fin orifice de l'atomiseur mais leur charge électrique peut aussi changer lorsqu’elles captent des ions ou des molécules chargées qui flottent dans l'air de l'enceinte. Comme dans l'expérience précédente, on utilise une source radioactive à radium pour favoriser l'ionisation. Millikan parvient ainsi à observer la même gouttelette changeant de charge électrique, mesure la variation de cette charge et trouve qu'elle est également un multiple de la charge élémentaire. Il analyse le mécanisme de la capture des ions : pour fusionner avec une gouttelette chargée négativement, un ion négatif doit avoir suffisamment d'énergie cinétique pour vaincre la répulsion électrostatique et sa valeur est de l'ordre de l'énergie d'agitation thermique, en accord avec la théorie cinétique-moléculaire de Maxwell-Boltzmann. Enfin, la capture n'a lieu que pendant les phases de chute libre car quand le champ électrique est actif, les ions sont rapidement attirés vers les plaques métalliques, la probabilité de collision avec la gouttelette sur leurs trajectoires verticales étant alors extrêmement faible.
Millikan corrige la loi de Stokes puisque la taille des gouttelettes devient comparable avec le libre parcours moyen des molécules. Des corrections à cette loi venaient à l’époque d'être proposées à partir de considérations théoriques (8) : Millikan les utilise, tout en suivant une démarche pragmatique – plutôt que de les utiliser directement, il s'efforce de mesurer empiriquement les coefficients de correction. Enfin, il effectue des mesures avec d'autres substances : un autre type d'huile plus volatil, de la glycérine, du mercure.
Millikan conclut que les charges électriques qu'il a observées sont des multiples d'une charge élémentaire, la charge de l'électron, dont la valeur est de 4,891 10-10 esu. Cette valeur lui permet par la suite de déterminer d'autres constantes physiques, parmi lesquelles le nombre d'Avogadro ou la masse de l'atome d'hydrogène (9).

 

La controverse avec l’autrichien Ehrenhaft

 

Felix Ehrenhaft (1879-1952), physicien autrichien iconoclaste, de caractère difficile et au style controversé, travaille sur les propriétés optiques des particules métalliques en suspension et met en évidence le mouvement brownien des particules d'argent dans l'air, apportant ainsi des preuves en faveur de la théorie atomique de la matière (10). Il adapte alors son appareillage pour mesurer la charge élémentaire, entre en compétition avec Millikan, puis s'engage dans une âpre et longue controverse (qui continuera même après l’attribution du prix Nobel à Millikan en 1923): Ehrenhaft affirme avoir trouvé des charges électriques élémentaires inférieures à celles mesurées par Millikan.

 

 

 

Après l'article de Millikan de 1911, bien que la communauté scientifique accepte la quantification de la charge électrique comme un fait établi, Ehrenhaft est en désaccord total. Son style non-conformiste irrite Millikan, qui s'engage alors dans un minutieux travail pour perfectionner ses mesures.

 

 

Améliorations, encore et toujours
Dans un troisième article (11), Millikan améliore encore l'expérience et effectue des analyses encore plus poussées des sources potentielles d'erreurs. Il plonge l'enceinte dans un réservoir d'huile pour la maintenir à une température constante, fait les mesures à différentes pressions (12), modifie le système d'observation optique pour focaliser les gouttelettes ayant éventuellement dérivé horizontalement (13), utilise des chronographes plus précis et des meilleurs calibrages de la source de tension. Il mesure plus précisément la densité de l'huile et les paramètres de correction de la loi de Stokes, analyse les effets de la tension superficielle et du champ électrique sur la taille des gouttelettes et conclut qu'ils sont négligeables. Comme dans l'expérience précédente, Millikan remplace l'huile par d'autres substances (autre type d'huile, glycérine, mercure).

 

Figure 6 : Dispositif expérimental amélioré par Millikan. À gauche, le schéma de principe : on remarque l'enceinte D plongée dans le bain d'huile G, l'atomiseur A, la source de tension B commandée par l'interrupteur S, le système optique à gauche, la source de rayon X à droite, les plaques au milieu (image article Millikan [1913]). À droite, photo du dispositif (image Wikimedia).
Millikan corrobore des données provenant de plusieurs publications sur la viscosité de l'air et sa dépendance par rapport à la température, afin d'obtenir les valeurs les plus sûres. Ironie du sort, c'est exactement ce paramètre, qu'il n'a pas mesuré lui-même, qui fait dériver légèrement ses résultats (14): la valeur finale publiée de la charge de l'électron est de 4,774 10-12 esu, soit 1,592 10−19 C, ce qui diffère d'environ 1% par rapport à la valeur actuelle 1,602 176 487 (40) × 10−19 C.
Il compare ses résultats avec ceux publiés dans la littérature et obtenus par des méthodes différentes fondées sur des mesures de radioactivité, de mouvement brownien ou de rayonnement, il conclut que l'ensemble est cohérent. Cette nouvelle valeur de la charge élémentaire permet à Millikan de recalculer le nombre d'Avogadro, puis à partir de ce dernier, d'autres constantes fondamentales, parmi lesquelles la constante de Boltzmann et la constante de Planck (15).

 

Accusations, soixante-dix ans après
À la fin des années 1970, Gerald Holton, historien des sciences, étudie la controverse entre Millikan et Ehrenhaft et analyse les cahiers de laboratoire de Millikan, conservés dans les archives de Caltech (16). Il observe que Millikan a mesuré plus résultats relatifs à des gouttelettes qu'il n'en a publiés. Holton ne porte pas d'accusation contre Millikan en particulier, il utilise son exemple pour montrer qu'il existe parfois des différences entre les résultats obtenus en laboratoire et ceux publiés dans les articles.
Le travail de Holton est récupéré par deux journalistes qui accusent Millikan de fraude scientifique dans un livre (17) aussi sensationnel que médiocre, où ils veulent démontrer que les scientifiques trichent. Millikan n'est d'ailleurs pas le seul, parmi les autres "coupables" figurent Ptolémée, Galilée, Newton, Dalton et Mendel !
Pour défendre Millikan, Allan Franklin, physicien et historien des sciences, refait l'analyse des résultats (18) en prenant en compte les 175 gouttelettes mesurées (Millikan n'avait publié que les résultats concernant 58 d’entre elles). Il ne trouve pas d'incidence significative sur la valeur finale de la charge élémentaire, l'erreur statistique est réduite de 2% à 0,5 %.
Le physicien David Goodstein montre que Millikan a publié tous les résultats et seulement les résultats obtenus sur les gouttelettes "ayant subi une série complète d'observations" (19). En fait, Millikan s'est efforcé de faire les mesures les plus précises possibles : il a rejeté les résultats des gouttelettes trop grosses, qui chutent trop vite, ou celles trop petites, qui n'obéissent pas aux corrections de la loi de Stokes car trop influencées par le mouvement brownien. Pour certaines de ces gouttelettes, les données étaient incomplètes et Millikan les a abandonnées en cours de mesure. Millikan utilise parfois des pressions très basses afin de déterminer les limites de validité des corrections de la loi de Stokes, et il est normal de noter les résultats de ces mesures mais de ne pas les publier.
En fait, Millikan a multiplié les efforts pour perfectionner ses expériences et améliorer les mesures. Ces accusations de fraude scientifique ridicules sont l'œuvre d'ignorants amateurs de sensationnel.

 

L'après Millikan : autres mesures actuelles de la charge de l’électron
Plusieurs méthodes, fondées sur d'autres principes, peuvent actuellement être utilisées pour améliorer la précision de la mesure de la charge de l’électron, dont Millikan avait été pionnier.
1. à partir du nombre d'Avogadro : Millikan avait utilisé la constante de Faraday et la charge de l'électron pour déterminer le nombre d'Avogadro. La découverte de la diffraction à rayons X a permis de mesurer avec une grande précision les dimensions des réseaux cristallins et de déterminer le nombre d'Avogadro comme rapport entre le volume d'une mole et le volume d'une cellule élémentaire du réseau cristallin. On peut alors inverser la démarche de Millikan et déduire la charge de l'électron comme rapport entre la constante de Faraday et le nombre d'Avogadro. La précision, de l'ordre de 10-4 %, est déterminée par la constante de Faraday et reste quelques centaines de fois moins bonne que celle obtenue par les meilleures méthodes.
2. à partir du "bruit électronique" : un courant électrique qui passe dans un conducteur ne "s'écoule" pas comme un fluide car il est composé de "grains", les électrons. Par conséquent, le nombre d'électrons produit par unité de temps par une source n'est pas constant mais peut fluctuer de manière aléatoire et donc l'intensité du courant qui traverse le conducteur fluctue aussi, phénomène appelé bruit de grenaille. Sa valeur dépend de la charge de l'électron, de la valeur moyenne et de la largeur de bande du courant. En mesurant soigneusement ces paramètres, on peut déterminer la charge de l'électron. Même si la précision n'est que de quelques %, cette méthode de mesure fournit une preuve de la nature discontinue de la charge électrique.
3. à partir de l’effet Josephson et effet Hall quantique : on peut réaliser une jonction appelée Josephson en séparant deux supraconducteurs par une couche isolatrice très mince que les électrons pourront traverser par effet tunnel, phénomène quantique. La jonction Josephson a un comportement étrange, qui ne peut être expliqué que par les lois quantiques (20) : en l'absence de tension, un courant électrique la traverse ; si on lui applique une tension constante, le courant électrique oscille à une fréquence proportionnelle à cette tension, le facteur de proportionnalité étant 2e/h, soit deux fois la charge de l'électron divisée par la constante de Planck.

 

 

Figure 7 : Jonction Josephson (à gauche) et sa caractéristique courant-tension (à droite). À tension nulle, l’intensité est constante (graphique en bas à droite). À tension constante non nulle, l'intensité oscille à une fréquence proportionnelle à cette tension (graphique en haut à droite) (images LNE).

Par ailleurs, dans certains dispositifs formés par deux couches de semi-conducteurs superposées et maintenus à très basse température, des électrons se trouvent confinés à l'interface. Si on applique un fort champ magnétique perpendiculaire aux couches et un courant électrique à travers l'interface, une tension apparaît alors dans la direction perpendiculaire au courant. Ce phénomène existe également pour les conducteurs à température ambiante et est connu sous le nom d'effet Hall. La valeur de la tension est proportionnelle au champ magnétique. Mais si on mesure cette tension en utilisant le dispositif décrit précédemment, sa valeur présente des paliers malgré la variation du champ magnétique. C'est l'effet Hall quantique, la conductance est quantifiée, elle est un multiple de e2/h.

 

 

Figure 8 : L'effet Hall. À gauche, le schéma explicatif : quand on applique un champ magnétique B perpendiculairement à la direction d'un courant électrique I qui traverse un conducteur, une tension VH, proportionnelle au champ B, apparaît dans la troisième direction perpendiculaire. Celle-ci est due à l'accumulation d'électrons, déviés par le champ magnétique, sur un des bords du conducteur (image Wikipedia). À droite, l'effet Hall quantique : la tension VH présente des paliers (image ©D.R. Leadley, Warwick University 1997).Figure 8 : L'effet Hall. À gauche, le schéma explicatif : quand on applique un champ magnétique B perpendiculairement à la direction d'un courant électrique I qui traverse un conducteur, une tension VH, proportionnelle au champ B, apparaît dans la troisième direction perpendiculaire. Celle-ci est due à l'accumulation d'électrons, déviés par le champ magnétique, sur un des bords du conducteur (image Wikipedia). À droite, l'effet Hall quantique : la tension VH présente des paliers (image ©D.R. Leadley, Warwick University 1997).

Figure 8 : L'effet Hall. À gauche, le schéma explicatif : quand on applique un champ magnétique B perpendiculairement à la direction d'un courant électrique I qui traverse un conducteur, une tension VH, proportionnelle au champ B, apparaît dans la troisième direction perpendiculaire. Celle-ci est due à l'accumulation d'électrons, déviés par le champ magnétique, sur un des bords du conducteur (image Wikipedia). À droite, l'effet Hall quantique : la tension VH présente des paliers (image ©D.R. Leadley, Warwick University 1997).
En effectuant des mesures dans les deux expériences décrites auparavant, on détermine les facteurs 2e/h et e2/h, puis à partir de leur quotient, la charge de l'électron. On atteint une précision de 2,5 10-8.
4. à partir de la constante de structure fine et de la constante de Planck : l'intensité du couplage de l'interaction électromagnétique est donnée par la constante de structure fine, proportionnelle à la charge de l'électron au carré et inversement proportionnelle à la constante de Planck (21). La constante de structure fine peut être déterminée par des mesures de précision d'électrodynamique quantique (22) et la constante de Planck par des mesures dites de la "Balance du watt" (23), ces dernières étant de nos jours en cours d'élaboration. On pourra alors déterminer la charge de l'électron avec la même précision que celle de la constante de structure fine, soit 7 10-10.
 

 

Figure 9 : La Balance du watt mesure le poids d'une bobine en la maintenant en lévitation à l'aide d'un courant électrique. Elle permettra de définir le kilogramme à partir d'unités électriques, ce qui rendra obsolète le kilogramme-étalon en platine iridié, qui se trouve à Sèvres (photo Wikipedia, Richard Steiner).

Figure 9 : La Balance du watt mesure le poids d'une bobine en la maintenant en lévitation à l'aide d'un courant électrique. Elle permettra de définir le kilogramme à partir d'unités électriques, ce qui rendra obsolète le kilogramme-étalon en platine iridié, qui se trouve à Sèvres (photo Wikipedia, Richard Steiner).
Autres développements théoriques sur la notion de « charge Electrique »
En plus des expériences ci-dessus, un certain nombre de développements théoriques de la seconde moitié du XXe siècle jettent une nouvelle lumière sur le concept de charge électrique.
1. Électrodynamique quantique : Le potentiel électrostatique classique d'un électron varie inversement avec la distance. Si la distance tend vers 0, le potentiel devient infini. Si l'électron a un rayon non nul, comment sa charge est-elle distribuée ? Et quelle est la force nécessaire pour mettre en mouvement un électron initialement au repos ? Selon la théorie électromagnétique de Maxwell, toute particule chargée accélérée émet des ondes électromagnétiques. Or ces dernières agissent sur l'électron en le freinant. Le calcul de cette force de freinage selon la théorie classique donne un résultat infini. Il sera donc impossible de déplacer un électron, ce qui est bien sûr contredit par l'expérience !

Ce n'est qu'en 1949 que Julian Schwinger, Robert Feynman, Sin-Itiro Tomonaga et Freeman Dyson répondent à ces questions en posant les bases de l'électrodynamique quantique, théorie qui traite les phénomènes électromagnétiques de manière quantique. Ils contournent le problème des infinis en inventant une méthode de calcul ingénieuse appelée renormalisation. Selon l'électrodynamique quantique, l'électron est ponctuel mais n'est jamais isolé, il est entouré par un nuage de particules virtuelles : photons, positrons, électrons. Vue dans cette perspective, l'expérience de Millikan mesure non seulement l'électron mais aussi le nuage des particules virtuelles qui l'accompagne. Ce nuage a un effet d'écran, analogue à celui qui apparaît dans les milieux diélectriques, et la charge mesurée est plus faible que celle de l'électron isolé (24). On dit parfois, par analogie avec les milieux diélectriques, que l'électron polarise le vide.

 

 

Figure 10 : L'effet de la polarisation. Le champ électrique E produit par une charge Q dans le vide (à gauche) décroît si on la place dans un milieu diélectrique (à droite). La charge Q polarise le milieu en orientant les dipôles, et le champ électrique de chaque dipôle réduit la valeur du champ initial E. L'effet est équivalent à une diminution de la charge Q, ce phénomène s'appelle écrantage (images ©3xPlus.com, site Voyage dans l’infiniment petit, ENS/ I. Pavel).Figure 10 : L'effet de la polarisation. Le champ électrique E produit par une charge Q dans le vide (à gauche) décroît si on la place dans un milieu diélectrique (à droite). La charge Q polarise le milieu en orientant les dipôles, et le champ électrique de chaque dipôle réduit la valeur du champ initial E. L'effet est équivalent à une diminution de la charge Q, ce phénomène s'appelle écrantage (images ©3xPlus.com, site Voyage dans l’infiniment petit, ENS/ I. Pavel).

Figure 10 : L'effet de la polarisation. Le champ électrique E produit par une charge Q dans le vide (à gauche) décroît si on la place dans un milieu diélectrique (à droite). La charge Q polarise le milieu en orientant les dipôles, et le champ électrique de chaque dipôle réduit la valeur du champ initial E. L'effet est équivalent à une diminution de la charge Q, ce phénomène s'appelle écrantage (images ©3xPlus.com, site Voyage dans l’infiniment petit, ENS/ I. Pavel).

a valeur de la charge électrique mesurée dans des expériences de physique des semi-conducteurs ou de physique atomique est effectivement celle déterminée par Millikan. En revanche, en la mesurant dans les collisionneurs de particules de haute énergie, comme ceux du CERN et de Fermilab, on pénètre dans le nuage des particules virtuelles et l'effet d'écran diminue. Par exemple, à une énergie de 100 GeV, la charge de l'électron ainsi mesurée est supérieure de 3,5% à la valeur de 1,6 10-19 C. En effet, les charges et les masses des particules ne sont pas des constantes absolues mais varient avec l'énergie à laquelle on les mesure. Ce sont des effets quantiques, non détectables dans les expériences courantes de physique. Pour les mettre en évidence, il faut se trouver dans un régime de haute énergie comme c'est le cas des expériences ayant lieu dans les collisionneurs de particules.

2. Charges fractionnaires : y-a-t-il des charges plus petites que celle de l'électron ? Pendant les années 1950, quelques centaines de particules avaient été découvertes dans les accélérateurs de particules. En 1960, Murray Gell-Mann émet l'hypothèse que ces particules ne sont pas élémentaires mais constituées des trois particules plus petites, appelées quarks up, down et étrange, dont les charges électriques sont respectivement 2/3, -1/3 et -1/3 de la charge de l'électron. En 1969, dans l'accélérateur linéaire de Stanford, on bombarde des protons avec des électrons de haute énergie, ces derniers sont diffusés comme si le proton était formé de constituants ponctuels, ce qui confirme le modèle des quarks. Pendant les années suivantes, sur le modèle de l'électrodynamique quantique, on élabore une théorie appelée chromodynamique quantique, qui explique les interactions entre les quarks. Conformément à la chromodynamique quantique, les quarks ne sont jamais observés individuellement, ils sont toujours groupés par deux ou trois pour former des particules avec des charges multiples de la charge élémentaire. Ainsi le proton est constitué de deux quarks up et un quark down (charge = 2/3 + 2/3 - 1/3 = 1) et le neutron d'un quark up et de deux quarks down (charge = 2/3 - 1/3 - 1/3 = 0).

 

 

Figure 11 : Le proton est constitué de deux quarks up et d'un quark down, le neutron d'un quark up et de deux quarks down (images ©3xplus.com, site Voyage dans l’infiniment petit, ENS/ I. Pavel).

Figure 11 : Le proton est constitué de deux quarks up et d'un quark down, le neutron d'un quark up et de deux quarks down (images ©3xplus.com, site Voyage dans l’infiniment petit, ENS/ I. Pavel).

Aujourd'hui, on connaît 6 quarks, groupés en trois familles (25) : (up/down), (étrange/charme) et (top/bottom). Dans chaque famille, le premier membre a une charge de 2/3, le deuxième de - 1/3. On peut alors considérer que la charge élémentaire est soit e, soit 1/3e, en fonction du contexte (26). Des charges fractionnaires peuvent apparaître dans certains cas où des électrons sont confinés en deux dimensions à l'interface entre deux semi-conducteurs maintenus à très basse température et dans un champ magnétique très fort. Des électrons se ressemblent d'une certaine manière et forment un groupe qui se comporte comme s'il était une particule de charge fractionnaire, que l'on appelle quasi-particule. Néanmoins, les quasi-particules ne sont pas des particules élémentaires, on ne peut donc pas considérer qu'elles portent des charges élémentaires. L'expérience de Millikan a d’ailleurs été refaite dans des versions modernes utilisant ordinateurs et caméras vidéo afin de détecter l'éventuelle existence des charges fractionnaires libres, en l'occurrence des quarks libres, mais les résultats se sont révélés négatifs (27).

3. Quantification de la charge20. Il faut cependant une théorie pour expliquer cela. En 1932, Paul Adrien Maurice Dirac a montré qu'il suffit d'une seule particule magnétique ayant un seul pôle, qu'on appelle monopole magnétique, pour que les lois de la mécanique quantique imposent la quantification de la charge : toute charge électrique doit être un multiple d'une charge élémentaire. Mais jusqu'à aujourd'hui, personne n'a réussi à détecter un monopole magnétique. En 1974, Sheldon Glashow et Howard Georgi proposent les Théories de Grande Unification (GUT), susceptibles d'unifier trois des quatre interactions fondamentales : électromagnétique, faible et forte. Chaque interaction est décrite par une théorie mathématique, fondée sur le même principe de symétrie et dite de jauge, mais chacune a sa propre symétrie. Les GUT arrivent à inclure ces trois symétries dans une symétrie encore plus grande, réalisant ainsi l'unification des ces trois interactions. Conséquence de l'unification : les quarks up et down, l'électron et le neutrino peuvent être regroupés ensemble (28) et la somme de leurs charges électriques doit être nulle, ce qui donne les valeurs : up = 2/3 e, down = -1/3 e, électron = - e. Le proton est constitué de deux quarks up et un quark down, donc sa charge est égale à la charge de l'électron (en valeur absolue). Les GUT prédisent également des monopoles magnétiques (différents de ceux de Dirac) qui impliquent que toute charge électrique doit être le multiple d'une charge élémentaire et que le proton se désintègre, mais avec une durée de vie supérieure à 1032 ans. Les données expérimentales dont on dispose aujourd'hui ne permettent pas encore de valider ou d'infirmer ces théories.
4. Explication de la valeur de la charge : pourquoi la charge de l'électron a-t-elle la valeur de 1,6 10-19 C ? Aujourd'hui, il n'y a pas de théorie satisfaisante qui permette de la calculer. La charge et la masse de l'électron sont des paramètres dont les valeurs sont déterminées par des mesures expérimentales, comme c'est d'ailleurs le cas pour les charges et les masses de la plupart des particules élémentaires. En fait, le Modèle Standard, théorie qui décrit trois des quatre interactions fondamentales, forte, faible et électromagnétique (mais qui, contrairement aux GUT, ne les unifie pas) et qui a été en grande partie vérifié par des expériences dans les collisionneurs de particules, contient environ 25 paramètres. Dans le Modèle Standard comme dans les cas de l'électrodynamique quantique, le calcul des charges et des masses des particules élémentaires se heurte au problème des infinis. Les techniques de renormalisation permettent de s'affranchir de ces infinis, mais on perd toute prédiction sur les valeurs des ces charges et masses : on doit les considérer comme des paramètres et les mesurer par des expériences. Les GUT diminuent le nombre de ces paramètres en unifiant trois des quatre interactions fondamentales mais ne donnent pas non plus d'explication pour les charges et masses des particules. Des théories dites de supergravité, fondées sur un principe mathématique de symétrie appelé supersymétrie et sur l'existence des espaces avec des dimensions supplémentaires "invisibles", ont été proposées pour décrire l'interaction gravitationnelle en tenant compte des effets quantiques. Malheureusement, les techniques de renormalisation n’y sont pas applicables. Les physiciens ont alors élaboré la théorie des supercordes, où une particule n'est plus ponctuelle mais forme une corde ouverte ou fermée qui vibre. Bien qu'en principe la théorie des supercordes décrive la gravitation quantique, unifie les quatre interactions fondamentales et réduise tous les paramètres à une seule constante, elle prédit un nombre gigantesque de modèles possibles dont aucun ne décrit le Modèle Standard. En fait, la théorie des supercordes n'est cohérente que si l'espace-temps a dix dimensions. Or nous vivons dans un espace-temps à quatre dimensions, ce qui implique que les six dimensions supplémentaires doivent s'enrouler sur elles-mêmes. Mais il existe un nombre énorme de manières d'enrouler ces dimensions supplémentaires et chaque manière de les faire donne un modèle possible. Comme aucun modèle n'est a priori favorisé par rapport à un autre, la théorie des supercordes a un pouvoir prédictif limité. Récemment, la théorie des supercordes s'est enrichie avec de nouveaux concepts de symétrie, appelés dualités, et avec des nouveaux objets, appelés D-branes. Ils ouvrent de nouvelles perspectives pour son évolution mais les liens avec les observations expérimentales restent assez ténus.
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Avec talent et persévérance, Millikan nous a ouvert la voie vers la compréhension de la charge élémentaire. Mais nous n'avons pas encore percé tous ses secrets, nous sommes encore loin de pouvoir expliquer les valeurs de la charge (et de la masse) de l'électron comme d'ailleurs celles des autres particules de la nature.

 

Décembre 2010

 

 

 

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Annexe mathématique

 

 

Mesure de la charge électrique
La force de frottement visqueux (force de Stokes) est proportionnelle à la vitesse v1, au rayon de la gouttelette a et à la viscosité de l'air η : F= 6π η a v1 le coefficient de proportionnalité dépendant de la géométrie du système ; pour la sphère il est de 6π. Elle est toujours orientée dans le sens opposé du mouvement.

 

 

Figure 12 : Situation 1 (sans champ électrique) : la gouttelette est en chute libre. La force de Stokes équilibre le poids (illustration I. Pavel).

Figure 12 : Situation 1 (sans champ électrique) : la gouttelette est en chute libre. La force de Stokes équilibre le poids (illustration I. Pavel).
En équilibrant la force de Stokes avec la force gravitationnelle mg, on peut déterminer le rayon de la gouttelette : mg = 6p η a v1(1) g est l'accélération gravitationnelle et m la masse de la gouttelette, de forme sphérique (29) (donc m= 4/3 p a3 ρ, où ρ est la masse volumique)
Comme l'expérience a lieu dans l'air, il faut aussi tenir compte de la poussée d'Archimède, égale à la masse de l'air remplacée par la gouttelette, soit 4/3π a3 d g, d étant la densité de l'air. Cela revient tout simplement à remplacer dans les équations précédentes la densité de l'huile ρ par une valeur corrigée égale à (ρ – d).
Donc, en reportant dans (1) : 4/3 π a3 (ρ - d) g = 6π η a v1 on obtient la vitesse de chute : v1 = 2/9 g a2 (ρ - d)/η ou, en inversant l'expression, le rayon de la gouttelette, déduit de l’expérience :

 

 

Figure 13 : Situation 2 (champ électrique non nul) : la gouttelette chargée est en ascension sous l'influence du champ électrique, dont l'effet est compensé par le poids et la force de Stokes, qui s’oppose au mouvement ascendant (illustration I. Pavel).

Figure 13 : Situation 2 (champ électrique non nul) : la gouttelette chargée est en ascension sous l'influence du champ électrique, dont l'effet est compensé par le poids et la force de Stokes, qui s’oppose au mouvement ascendant (illustration I. Pavel).
Lorsqu’on fait intervenir un champ électrique E = U/L, où U est la différence de potentiel et L la distance entre les plaques, l'équilibre entre les forces électrostatique, gravitationnelle et de frottement visqueux s'écrit :

q E = mg + 6π η a v2

où q est la charge électrique (négative) portée par la gouttelette.

La dernière équation permet de déduire (en remplaçant mg par la force de Stokes en chute libre et le rayon a par l'expression précédente) :

q E = 6π η a v1 + 6π η a v2

q = 6π η (v1+v2)/E

équivalente à la forme qui apparaît dans l'article de Millikan (formule (4) p. 354) :

q = 4/3π (9 η/2)3/2 (1/[g (ρ - d)])1/2 (v1+v2) v11/2 / E

Les densités de l'huile ρ et de l'air d, l'accélération gravitationnelle sont connues, le champ électrique E=U/L est déterminé à partir de la valeur de la différence de potentiel (et de la distance entre les plaques). La viscosité de l'air η joue un rôle important et doit être mesurée avec précision, d'autant plus qu'elle varie fortement avec la température et qu'elle intervient avec la puissance 3/2, la plus élevée de l'expression. En mesurant les vitesses v1 et v2, on détermine alors la charge électrique portée par la gouttelette.

 

Régime transitoire
Lorsqu'on laisse chuter la gouttelette dans le champ gravitationnel, sa vitesse augmente très rapidement puis se stabilise à une valeur constante. Le temps de cette transition est très court et peut être estimé en appliquant la loi fondamentale de la dynamique :

m dv/dt = m g - 6π η a v

À l'équilibre, l'accélération est nulle et les deux derniers termes donnent alors la vitesse de chute, constante (cf. ci-dessus) : v1 = 6π η a/m

La loi fondamentale de la dynamique s'écrit alors : dv/dt = g – v/τoù τ = v1/g est le temps caractéristique du régime transitoire. Dans l'expérience de Millikan, la distance entre les repères est de l'ordre du centimètre et les temps de chute de l'ordre de dizaines de secondes, donc la vitesse v1 est de l'ordre de 10-3m/s. Le temps τ est alors de l'ordre de 10-4 s. La solution de l'équation est bien connue dans les problèmes de régime transitoire, v = v1 (1 – e-t/τ). Dans un temps de l'ordre 3τ, la contribution de l'exponentielle est pratiquement négligeable.

La même analyse s'applique en présence d’un champ électrique, il suffit d'ajouter à l'accélération gravitationnelle la contribution de l'accélération due au champ électrique, c'est-à-dire un terme q E/m.
En conclusion, la gouttelette atteint très vite le régime stationnaire de vitesse constante aux points d'aller-retour, on peut donc brancher ou débrancher le champ électrique peu après le dépassement des repères optiques.

 

Correction de la loi de Stokes
La loi de Stokes est déduite dans l'hypothèse où le fluide (dans notre cas l'air) adhère parfaitement à la surface du corps (la gouttelette) : sa vitesse est nulle au voisinage de cette surface, autrement dit le coefficient de frottement entre le corps et le fluide est infini. Mais le fluide glisse toujours sur la surface, la force de frottement visqueux se trouve alors diminuée. Les paramètres géométriques du problème étant le libre parcours moyen des molécules l et le rayon de la gouttelette a, on s'attend alors à une dépendance en fonction du rapport l/a : plus le libre parcours est grand par rapport aux dimensions de la gouttelette, plus le fluide glisse facilement. Dans l'approximation du premier ordre, la loi Stokes doit être corrigée par une quantité : 1 + A l/a où A est une constante de proportionnalité qui doit être déterminée par des mesures expérimentales. La loi de Stokes s'écrit alors :

F= 6π η a v /(1 + A l/a)

La vitesse de chute de la gouttelette dans le champ gravitationnel se trouve modifiée :

v1 = 2/9 g a2 (ρ - d)/η (1 + A l/a)

Et, en suivant les mêmes étapes qu'auparavant (30), on déduit l'expression de la charge de la gouttelette (avec correction de la loi de Stokes) :

q0 = q /(1 + A l/a)3/2

où q est donné par l'expression précédente (sans correction de la loi de Stokes). En traçant l'expression q2/3 en fonction de l/a, on peut vérifier la validité de la correction (il faut obtenir une droite) et déterminer la pente de la droite A. On calcule le rayon a à partir de l'expression de la vitesse de chute v1, puis par itérations, on retrace la droite de régression et on recalcule A et ainsi de suite (le processus étant rapidement convergent, une seule itération est suffisante). La longueur l peut être estimée à partir de la pression par des relations de la théorie cinétique et moléculaire de Maxwell-Boltzmann.

Les valeurs estimées sans la correction de la loi de Stokes doivent être divisées par le facteur (1 + A l/a)3/2, elles sont en conséquences plus petites.

 


(1) 1. J. J. Thomson, Philosophical Magazine, 44, 293 (1897).

(2) H. A. Wilson, Philosophical Magazine, 5, 429 (1903).

(3) Soit environ 10-19 C. 1 C vaut environ 3 109 esu ; le facteur de conversion exact est égal à 10 fois la vitesse de la lumière, soit 10 x 299 792 458.

(4) R. Millikan, L. Begeman, Physical Review, 26, 198 (1908).

(5) R. Millikan, Philosophical Magazine, 19, p.209 (1910).

(6) R. Millikan, Physical Review, 32, p.349 (1911). [texte BibNum]

(7) En un dix-millième de seconde. Voir l'appendice mathématique ci-après.

(8) E. Cunningham, Proceedings of the Royal Society, 83, 357 (1910).

(9) On connaissait par les lois de l'électrolyse la valeur de la constante de Faraday F = N e, N étant le nombre d'Avogadro, et par des expériences de déflexion de type Thomson le rapport e/mH pour l'ion d'hydrogène.

(10) F. Ehrenhaft, Annales der Physik, vol 316, no.7, 489 (1903).

(11) R. Millikan, Physical Review, 2, 109 (1913).

(12) En modifiant la pression, on modifie le libre parcours moyen des molécules d'air, ce qui permet de déterminer les paramètres de correction de la loi de Stokes.

(13) Ce qui arrive si le champ électrique n'est pas rigoureusement vertical.

(14) La viscosité de l'air dépend fortement de la température et intervient dans la détermination de la charge électrique avec une puissance 3/2, elle peut donc engendrer une erreur plus grande que les autres paramètres.

(15) Il est surprenant que Millikan n’inclue pas parmi ces constantes fondamentales la masse de l'électron, qui peut être déterminée à partir du rapport e/m, connu par les expériences de Thomson. Elle apparaîtra pour la première fois dans son livre The Electron, publié en 1917.

(16) G. Holton, Historical Studies in the Physical Sciences, 9, 166 (1978).

(17) William Broad and Nicholas Wade, Betrayers of the Truth: Fraud and Deceit in the Halls of Science, Simon & Schuster (1982), New York.

(18) A. Franklin, The Chemical Educator, vol. 2, no.1, 1, (1997).

(19) D. Goodstein, Engineering and Science no.4, 30, (2000).

(20) Dans un supraconducteur, les électrons libres, en s'appariant, subissent une condensation de Bose-Einstein similaire à celle des photons de la lumière laser et se trouvent ainsi dans un même état quantique. Le courant qui traverse la jonction Josephson résulte de l'interférence des deux états quantiques des électrons qui se trouvent dans les deux supraconducteurs qui forment la jonction.

(21) α = e2/(2 h ε0) ou équivalent e2 μ0 c2 / (2 h). Par définition la permittivité du vide est μ0 = 4 π 10-7 et la vitesse de la lumière c = 299 792 458 m/s.

(22) On place l'électron dans un champ magnétique et on mesure la fréquence de précession de son spin, puis on compare cette valeur expérimentale avec la valeur théorique, calculée à partir de l'électrodynamique quantique et qui est fonction de α.

(23) Instrument qui mesure le poids d'une masse en la maintenant en lévitation à l'aide d'un courant électrique. La mise au point d'un tel instrument permettra de définir (sans doute à partir de 2011) le kilogramme à partir des unités de tension et de courant, plus précisément déterminées par les mesures d'effets Josephson et Hall quantique, et de fixer la constante de Planck a une valeur fixe, comme c'est le cas de la vitesse de la lumière.

(24) En effet, la charge d'un électron isolé est infinie. Le nuage des particules virtuelles est un effet quantique, sa charge est également infinie mais de sens contraire à celle de l'électron isolé. Par addition, les deux infinis se compensent pour donner un résultat fini, la vraie charge de l'électron, mesurée par des expériences, comme celle de Millikan ou les autres décrites auparavant. Les subtilités mathématiques qui permettent de compenser ces infinis font l'objet des techniques de renormalisation.

(25) Pour un tableau complet, il faudrait ajouter à chaque famille les leptons : (électron, neutrino électronique), (muon, neutrino muonique), (tau, neutrino tauique) de charge respectivement -1 et 0. Les autres particules élémentaires sont les médiateurs des interactions : gluons (charge 0) pour l'interaction forte, le W+, W-, Z0 (charges 1, -1 et 0) pour l'interaction faible et le photon (charge 0) pour l'interaction électromagnétique ainsi que le boson de Higgs (charge 0). Ces charges sont toutes des multiples de la charge de l'électron, seuls les quarks ont des charges fractionnaires.

(26) Les valeurs des charges 2/3 ou -1/3 des quarks ont été "mises à la main", pour expliquer empiriquement les charges des particules qu'ils constituent. Une explication plus profonde de ces valeurs est nécessaire, voir la section suivante sur la quantification de la charge.

(27) E. R. Lee, V. H. Halyo, I. T, Lee, M. L. Perl, Metrologia, vol. 4, no. 5, S147 (2004).

(28) Dans une GUT basée sur le groupe de jauge dit SU(5), formé par des matrices unitaires 5x5 et de déterminant égal à un, trois antiquarks (un pour chaque couleur) down, l'électron et le neutrino appartiennent à la même représentation 5. L'opérateur de charge, faisant partie des générateurs du groupe, est de trace nulle, donc la somme des charges de particules au sein de la même représentation est nulle, ce qui implique pour la charge du quark down la valeur –1/3 e. Des quarks up, des antiquarks up, l'électron et le neutrino appartiennent à la représentation antisymétrique 10, et par un raisonnement analogue on déduit que la charge du quark up est 2/3 e.

(29) La taille de la gouttelette étant relativement petite, les forces de tension superficielle arrivent à maintenir sa forme sphérique, malgré les frottements visqueux avec l'air. Ceci n'est plus vrai pour des gouttes de taille plus grande, comme par exemple les gouttes de pluie, qui sont allongées.

(30) Bien qu'on puisse éliminer le rayon de la gouttelette a comme fonction de la vitesse de chute v1, on préfère le garder car cela facilite l'analyse de la droite de régression pour déterminer le paramètre A. En revanche, on doit utiliser une méthode itérative : on estime d'abord la valeur du rayon a, on détermine ensuite le paramètre A, on recalcule à partir de la vitesse de chute la valeur de a et on continue l'itération.

 

ARTICLES DE MILLIKAN SUR LA CHARGE DE L'ÉLECTRON

 

Millikan
« On the Charge Carried by the Negative Ion of an Ionized Gas » (avec L. Begeman), Physical Review, 26, p.198 (1908).

 

 

 

 

 

 


« On the Elementary Electrical Charge and the Avogadro Constant », Physical Review, 2, p.109 (1913).

 

 

 

 


« The Electron, its Isolation and Measurement and the Determination of Some of its Properties », The University of Chicago Press , 1930 (réédité par Nabu Press, 2010).

 

 

AUTRES ARTICLES

 

 


P. Epstein, « Robert Andrews Millikan as physicist and teacher », Reviews of Modern Physics, 20 (1), p10, (1948).

 

 


L. DuBridge, P. Epstein, « Robert Andrews Millikan – A Biographical Memoir», National Academy of Science, 1959.

 

 


H. Fletcher, « My work with Millikan on the oil-drop experiment », Physics Today, 43, (June 1982).

 

 


A. Franklin, « Millikan’s Oil-Drop Experiments », The Chemical Educator, vol. 2, no.1, 1, (1997).

 

 


D. Goodstein, « In Defense of Robert Adrews Millikan », Engineering and Science,no.4, 30, (2000).

 

 

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