Le paradoxe EPR

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Le paradoxe EPR
Auteurs : Albert Einstein (1879-1955), Boris Podolsky (1896-1966), Nathan Rosen (1909-1995)
Auteur de l'analyse : Franck Laloë - Physicien quantique, directeur de recherche honoraire au CNRS
Publication :

« Can Quantum-Mechanical Description of Physical Reality Be Considered Complete? », Physical Review, vol. 47, pages 777-780 (1935).

Année de publication :

1935

Nombre de Pages :
4
Résumé :

L’histoire de l’article EPR, traduisant les objections d’Einstein contre la mécanique quantique (description incomplète de la réalité). Même si les inégalités de Bell et l’expérience d’Aspect ont infirmé les résultats de cet article, celui-ci a ouvert à partir des années 1960 un champ de recherches fertiles : ainsi de nos jours il est à la base des recherches en cryptographie quantique (niveau de difficulté non standard BibNum étoile).

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
septembre 2010

(texte de difficulté non standard BibNum étoile) Franck Laloë nous invite ici à une approche assez subtile et innovante de l’article EPR. Cet article est difficile, aussi n’a-t-il pas choisi de commenter ses formules scientifiques – d’autant que maintenant le paradoxe EPR est généralement présenté avec le formalisme de David Bohm, de manière nettement plus simple qu’avec le formalisme de l’article initial de 1935. Laloë attire cependant notre attention sur deux résultats assez différents de l’article :

  • - celui mis en avant par Podolsky (et par la plupart des commentateurs encore maintenant) : pour un des deux systèmes, lorsqu’il est très éloigné de l’autre, on peut envisager pour le futur plusieurs types de mesures avec des paramètres de mesure locaux différents ; les éléments de réalité en question déterminent les résultats de mesure pour tous les types possibles, y compris lorsqu’ils correspondent à des observables incompatibles. Ceci remet en question la notion de « variables incompatibles », essentielle dans l’interprétation standard de l’école de Copenhague. Curieusement, ce résultat est souvent présenté comme le résultat principal de l’article EPR.
  • - celui sur lequel Einstein insistait : pour décrire la même réalité physique attachée au système 2, la mécanique quantique peut utiliser plusieurs vecteurs d’états totalement différents, ce qui en fait une théorie redondante.

Pendant des décennies, les physiciens ne se sont guère intéressés à l’argument EPR, préférant se préoccuper de questions plus concrètes et moins « philosophiques ». C’est le théorème de Bell qui a tout changé, avec le fameux article de 1964 « On the Einstein-Podolsky-Rosen paradox » où il prolonge très directement le raisonnement de EPR. Partant des mêmes hypothèses, il montre que la mécanique quantique contient des prévisions qui, dans certains cas, sont contradictoires avec les hypothèses de « réalisme local » faites par EPR. Peu après, suivant la suggestion de Clauser, Shimony et coll. (1969) montrant que des expériences étaient possibles en utilisant des photons émis par des atomes dans des cascades entre niveaux, sont apparues les premières expériences. Elles ont pleinement confirmé les prédictions de la mécanique quantique, même quand elles donnent lieu à des violations des inégalités de Bell. De façon plus générale, les concepts d’intrication mis en avant par Schrödinger et par EPR jouent un rôle de plus en plus essentiel à l’heure actuelle dans des champs de recherche tels que la cryptographie quantique et l’information quantique, qui déboucheront peut-être un jour sur des applications concrètes. L’article EPR a réellement été une des contributions scientifiques les plus marquantes dans le domaine de la mécanique quantique depuis son apparition.

 


 

Franck Laloë, ancien élève de l’Ecole polytechnique (X60), docteur ès sciences, est chercheur au CNRS en physique quantique. Il est auteur de nombreux articles et ouvrages scientifiques dans cette discipline. Il a aussi été à l’origine de la création du Centre de communication scientifique directe (CCSD), les archives ouvertes HAL de la recherche française (page personnelle).

 

 

 

L’argument de Einstein, Podolsky et Rosen
Franck Laloë - Physicien quantique, directeur de recherche honoraire au CNRS

 

 

Figure 1 : Albert Einstein (1879-1955), Boris Podolsky (1896-1966), Nathan Rosen (1909-1995)

Figure 1 : Albert Einstein (1879-1955), Boris Podolsky (1896-1966), Nathan Rosen (1909-1995)

 

L’article de 1935 de Einstein, Podolksy et Rosen (1) « La description de la réalité par la mécanique quantique peut-elle être considérée comme complète ? » joue un rôle particulier dans l’histoire de la physique.

 

La première raison est que son contenu est relativement inhabituel pour un article de cette discipline : il ne propose pas de nouvelle théorie, ni de contribution théorique qui serait une application de la théorie connue, ni ne décrit des expériences ; il propose une réflexion de logique pure sur le contenu de cette théorie, s’appuyant sur une « Gedankenexperiment » (expérience de pensée), comme celles qui avaient déjà alimenté le débat Einstein-Bohr durant les congrès Solvay. En fait, d’une certaine façon, c’est un prolongement de cette discussion, sur un exemple encore plus intéressant que les autres.
La seconde raison est son destin exceptionnel : d’abord il est peu fréquent qu’un article de physique soit annoncé en première page du New York Times, avant même sa publication dans un journal spécialisé, annonce prématurée qu’Einstein avait d’ailleurs réprouvée dans les mêmes colonnes.

 

Les articles du New York Times

 

Préalablement à la parution de la Physical Review qui allait intervenir le 17 mai, Podolsky avait donné au New York Times une interview, qui paraît le 4 mai sous le titre « Einstein attaque la théorie des quanta. Le savant et deux collègues ne la trouvent pas "complète" quoique "correcte" ».

 

 

New York Times

New York Times

 

 

Einstein répond par une lettre publiée par le journal le 7 mai : Any information upon which the article "Einstein attacks quantum theory” in your issue of May [4] is based was given to you without my authority. It is my invariable practice to discuss scientific matters only in the appropriate form and I deprecate advance publication of any announcement in regard to such matters in the secular press (2).

 

 

Par la suite, l’article EPR a reçu une réponse de Bohr (3), avec exactement le même titre et dans le même journal que l’article initial, la Physical Review. Cette réponse, malgré sa rédaction difficile à comprendre, a donné l’impression à la majorité des physiciens que la question était réglée : Einstein, Podolski et Rosen n’avaient fait que soulever une objection en réalité non pertinente pour la mécanique quantique. L’attitude qui a prévalu pendant des années était de considérer qu’Einstein avait peut-être été un peu dépassé par la nouvelle théorie, et que les voies qu’il cherchait à explorer n’étaient plus d’actualité. Certes, sans trop se l’avouer, beaucoup de physiciens éprouvaient toujours des difficultés conceptuelles devant la mécanique quantique, mais pensaient que ces questions avaient été réglées par les « pères fondateurs » ; s’intéresser à ses fondements était plus ou moins considéré comme une perte de temps, une occupation inutile, pour ne pas dire un peu prétentieuse. L’article EPR est, pour cette raison, resté presque sans citations de la part des physiciens pendant 30 ans – les quelques citations pendant ces décennies venant souvent d’articles de philosophie. Pour un article qui est à présent cité plus de cent fois chaque année, c’est vraiment un destin inhabituel, combinant longévité et nombre de citations de façon exceptionnelle !

 

La relative indifférence des scientifiques devait changer avec la contribution de John Bell et son fameux théorème, publié en 1964 sous le titre « On the Einstein-Podolsky-Rosen theorem (4) ». Les physiciens, voyant que le débat revenait dans un domaine accessible aux expériences, ont alors à nouveau investi le domaine, stimulés en particulier par les travaux de Clauser, Horne, Shimony et Holt qui en 1969 ont montré la voie (« Proposed experiment to test local hidden variable theories (5) »). À partir de 1972 sont apparus les résultats expérimentaux, qui ont confirmé les prédictions de la mécanique quantique, dans des expériences de plus en plus élaborées et convaincantes, qui continuent d’ailleurs toujours à être perfectionnées à l’heure actuelle. De nos jours, l’article fondateur EPR est considéré comme à la base de bien des recherches sur l’intrication, la cryptographie quantique, etc. de sorte qu’il est complètement sorti de son purgatoire.

 

 

Figure 2 : John Stewart Bell (Belfast 1928- id. 1990), physicien britannique.<br />

Figure 2 : John Stewart Bell (Belfast 1928- id. 1990), physicien britannique.
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Et pourtant, combien de fois cet article a-t-il été mal compris ! Certains y ont vu uniquement un théorème d’impossibilité des « variables cachées », ce qui n’est que très partiellement vrai : EPR (6) ne supposent pas l’existence de telles variables, mais au contraire démontrent l’existence d’éléments de réalité supplémentaires à partir d’un argument de localité. D’autres n’hésitent pas à écrire que « le raisonnement EPR est faux puisqu’il est contredit par le théorème de Bell et/ou les résultats des expériences », ce qui est pour le moins un malentendu ; c’est bien l’argument EPR qui donne tout son poids à l’impact de ces expériences en termes de violation de réalisme et de localité. Curieusement, on entend souvent dire que le résultat de EPR concerne principalement les observables incompatibles en mécanique quantique (c'est-à-dire associées à des opérateurs qui ne commutent pas), qui pourraient en fait avoir des valeurs simultanées bien définies : à nouveau, ce n’est qu’une vue très partielle de l’argument (probablement la version préférée de Podolsky de l’argument, et non celle d’Einstein). Einstein lui même reconnaissait que le texte de l’article ne le satisfaisait pas, dans une lettre qu’il écrivait à Schrödinger en 1935. Dans plusieurs textes ultérieurs, il a d’ailleurs donné des versions simplifiées de l’argument EPR, plus proches de ce qu’il considérait comme l’essentiel.
Ces circonstances font qu’il est un peu complexe d’exposer le cœur de l’argument EPR en suivant de très près l’ordre historique et les textes originaux. Nous nous affranchirons ici de cette contrainte, et chercherons au contraire à donner la vue la plus générale du raisonnement EPR, de ses hypothèses et de ses conclusions, telles qu’on les voit maintenant, en particulier sous l’éclairage du théorème de Bell.

 

 

Structure logique de l’argument
Comme dans la démonstration de tout théorème, il faut partir d’un certain nombre d’hypothèses et en déduire un certain nombre de conclusions logiques. Dans le cas de EPR, on peut distinguer trois hypothèses :
  • 1. Les prédictions de la mécanique quantique concernant les probabilités des divers résultats que peut donner une expérience sont exactes. Il ne s’agit donc pas d’attaquer la mécanique quantique comme une théorie fausse, mais d’examiner sa cohérence interne et avec d’autres grands principes de la physique. En fait, il suffit pour le raisonnement EPR de supposer que ces prédictions sont correctes dans le cas d’une seule expérience mettant en jeu des corrélations quantiques entre deux systèmes physiques éloignés (on dirait aujourd’hui que les systèmes sont intriqués quantiquement), et que plusieurs types de mesures – correspondant à des opérateurs ne commutant pas – sont possibles sur chacun de ces systèmes.
  • 2. Une notion essentielle dans le raisonnement est celle d’ « élément de réalité », que les auteurs de EPR prennent bien soin de définir précisément pour éviter toute ambiguïté. Ils commencent par remarquer que cette notion ne peut être obtenue a priori à partir de considérations philosophiques, mais doit être déduite de considérations touchant aux résultats des expériences et des mesures. Ils proposent alors le critère suivant (bas p. 777, en italiques) :
    Si, sans perturber en aucune façon un système physique nous pouvons prévoir avec certitude la valeur d’une quantité physique, alors il existe un élément de la réalité physique qui correspond à cette quantité.
  • 3. Le troisième ingrédient du raisonnement, tout aussi essentiel, est la notion d’espace-temps et de localité. EPR postulent que les éléments de réalité ainsi définis ne peuvent pas varier soudainement sous l’effet d’événements se produisant dans des régions de l’espace très éloignées. Il est encore moins question que ces éléments puissent soudainement apparaître à partir de rien et sans aucune influence locale. Cette idée est exprimée dans la phrase (p.779, 2° colonne) :
    …puisqu’au moment de la mesure [NB : sur le premier système], les deux systèmes n’interagissent plus, aucun changement effectif ne peut se produire dans le second système qui soit consécutif à quoiqu’on fasse au premier système.

EPR raisonnent en termes de systèmes physiques éloignés ; si on le désire, on peut tout aussi bien aller à un degré d’abstraction un peu plus grand et appliquer le raisonnement, non pas à des systèmes, mais à des régions de l’espace très éloignées l’une de l’autre. Même sans connaître l’ensemble des propriétés physiques des systèmes qu’elles contiennent, ils considèrent que chacune de ces deux « boîtes » contient des éléments de réalité qui ne peuvent apparaître soudainement, ou évoluer, en conséquence d’opérations effectuées sur les systèmes contenus dans l’autre boîte. C’est donc bien de la structure de l’espace-temps dont il s’agit, ce qui n’est pas tellement surprenant de la part d’Einstein.

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Quelles sont alors les conclusions du raisonnement ? Elles sont, elles aussi, au nombre de trois :
  • A) Avant même qu’un système soit mesuré, il contient des éléments de réalité qui déterminent le résultat de la mesure en question.
  • B) Les résultats de mesure observés sont une fonction de ces éléments ainsi que des paramètres locaux de la mesure (orientation des analyseurs de polarisation pour des photons, des aimants de Stern et Gerlach pour des spin 1/2, etc.). C) Pour un système donné, lorsqu’il est très éloigné de l’autre, on peut envisager pour le futur plusieurs types de mesures avec des paramètres de mesure locaux différents ; les éléments de réalité en question déterminent les résultats de mesure pour tous les types possibles, y compris lorsqu’ils correspondent à des observables incompatibles.

 

 

 

Discussion
La conclusion A) nous montre qu’il existe des variables additionnelles qui ne sont pas contenues dans la mécanique quantique standard – souvent appelées pour des raisons historiques « variables cachées », une dénomination malheureuse puisqu’elles sont bien visibles dans les résultats des expériences. EPR en déduisent que la mécanique quantique est « incomplète ». Elle prend alors un statut analogue à celui de la mécanique statistique classique (Boltzmann, Gibbs, etc.) par rapport à la mécanique rationnelle : elle décrit fort bien la physique à un certain niveau mais, pour un système physique donné, une description physique plus fine est en principe possible.
La conclusion B) entraîne que, à un niveau fondamental, la mesure est un processus déterministe. Si elle apparaît comme non-déterministe en mécanique quantique standard, c’est juste parce que les éléments de réalité EPR ne sont pas suffisamment contrôlés et fluctuent dans l’expérience ; c’est donc une conséquence d’une description incomplète de la réalité physique. Les résultats des mesures sont des conséquences de la valeur des variables additionnelles ; ces dernières, certes fluctuent d’une façon qu’il est difficile ou impossible à contrôler, donnant ainsi l’illusion d’un non-déterminisme, mais en réalité ont un rôle fondamentalement déterministe. Insistons bien sur le fait qu’il s’agit ici d’une conclusion et pas d’une hypothèse : non, l’argument EPR (pas plus que le théorème de Bell d’ailleurs, puisqu’il est la continuation directe d’EPR) ne présuppose en rien l’existence de variables cachées, il en démontre l’existence à partir d’hypothèses sur la réalité physique et ses relations avec l’espace-temps. Non, l’argument EPR ne présuppose pas le déterminisme, il le démontre à partir d’un certain nombre d’hypothèses. Que ces hypothèses soient ou non adaptées à la physique quantique est une autre question, que Bohr discutera d’ailleurs dans sa réponse. On peut appeler l’ensemble de A) et B) le « théorème EPR-1 ».
La conclusion C) est distincte, et peut être appelée « théorème EPR-2 » ; elle concerne plusieurs types de mesures différentes et, lorsque celles-ci correspondent à des opérateurs ne commutant pas en mécanique quantique, remet en question la notion de « variables incompatibles », essentielle dans l’interprétation standard de l’école de Copenhague. Curieusement, le théorème EPR-2 est souvent présenté comme le résultat principal de l’article EPR, probablement parce que l’association avec la notion mathématique d’opérateurs ne commutant pas a paru comme plus frappante. C’est ignorer que EPR-1 est au moins aussi important puisque, sans toucher à l’outil mathématique d’une théorie, il change son statut conceptuel. Il existe d’ailleurs des raisons de penser que EPR-2 résulte principalement de la contribution de Podolsky à l’article EPR ; c’est lui qui l’a rédigé (Einstein n’aimait pas beaucoup écrire en anglais à cette époque) et, dans une lettre (7) à Schrödinger, il écrit « en ce qui concerne le fait que des états différents du système 2 puissent être considérés comme vecteurs propres d’opérateurs différents, je m’en fiche (8) ». De fait, dans un article écrit de sa main un an plus tard (9), qui rend donc probablement compte assez fidèlement de son point de vue au moment de la rédaction de l’article EPR, Einstein ne mentionne pas EPR-2.
Ce qu’il mentionne explicitement en revanche dans cette lettre est un autre aspect du théorème qui, lui, est presque systématiquement passé sous silence, mais auquel visiblement Einstein tenait. Nous l’appellerons « théorème EPR-3 » : pour décrire la même réalité physique attachée au système 2, la mécanique quantique peut utiliser plusieurs vecteurs d’états totalement différents, ce qui en fait une théorie redondante. En effet, la réalité physique du système 2 ne peut dépendre du type de mesure effectuée sur le système 1. Cependant la mécanique quantique utilise un postulat de réduction du vecteur d’état qui projette celui du système 2 dans une base qui dépend de la mesure effectuée en 1. Suivant le choix fait en 1, on aboutira nécessairement à des états différents pour 2, alors que la réalité physique est exactement la même (cf. page 779, 2°col) :
Nous voyons donc que, du fait que deux mesures différentes sont effectuées sur le premier système, le second peut atteindre des états ayant des fonctions d’ondes différentes
La mécanique quantique utilise donc des vecteurs d’état différents alors que la réalité physique du système est exactement la même, ce qui ne peut être une description adéquate de cette réalité.

 

 

 

Localité
La notion même de localité est prise, selon le contexte et selon les auteurs, avec des acceptions différentes. Le réflexe de bien des physiciens est de l’associer à une idée relativiste, et à l’impossibilité de propager les influences d’un événement hors de son cône de lumière du futur.
Comme dans le cas de la non-commutation des opérateurs, il semble que ce soit ici encore une préférence pour une formulation plus mathématique qui explique ce réflexe des physiciens – c’est d’ailleurs une façon parfaitement légitime de présenter l’argument EPR, mais un peu restrictive. Dans l’article original, les auteurs se contentent de mener la discussion dans un référentiel donné, sans se préoccuper d’un changement de référentiel qui demanderait une utilisation de la relativité de Galilée ou d’Einstein. En fait, ils utilisent un principe de localité qu’on peut considérer comme un pilier encore plus essentiel de toute la physique, la notion que toute influence décroit avec la distance. Lorsque deux expériences de physique sont suffisamment éloignées, on peut totalement ignorer l’influence sur une des expériences de ce qui est fait pour l’autre. Si, depuis toujours, les scientifiques n’avaient pas considéré ce principe comme exact, évidemment toute expérimentation serait devenue impossible ; si l’on considère que tous les corps de l’univers, les planètes et les étoiles lointaines, les astéroïdes, les galaxies lointaines et invisibles, etc. peuvent influencer tous les résultats d’expérience, la comparaison entre données expérimentales demanderait de reproduire les positions de tous ces corps, ce qui en pratique est évidemment impossible à réaliser. C’est un peu une base de la physique expérimentale qui disparaîtrait. C’est donc plutôt un principe de décroissance des influences avec la distance mutuelle qu’utilisent EPR dans leur argumentation, et qu’ils mettent en contradiction avec le fait que la mécanique quantique ne prévoit strictement aucune influence de la distance entre deux spins dans un état singulet, sur les résultats de mesure.

 

 

 

Réponse de Bohr : la non-séparabilité
Il n’est bien sûr pas possible de discuter l’article EPR sans mentionner la réponse faite par Bohr quelques mois plus tard dans son article qui, comme on pouvait s’y attendre, prend le contre-pied du point de vue EPR. Bohr admet que le raisonnement de EPR est parfaitement correct, mais critique les hypothèses de départ qui, de son point de vue, ne sont pas compatibles avec les règles de la mécanique quantique. En termes mesurés, il écrit que le critère de réalité proposé par EPR « contient une ambigüité fondamentale quand il est appliqué aux phénomènes quantiques » et que « leur argumentation ne [lui] semble pas correspondre de façon adéquate à la situation réelle à laquelle nous sommes confrontés en physique atomique ».
Le texte de Bohr est difficile à comprendre, en particulier parce que tout le début de son article discute la cohérence mathématique interne de la mécanique quantique, qui s’exprime dans des transformations unitaires ; c’est un aspect important de cette mécanique, mais sans relation très directe avec l’argument EPR (cette partie semble plutôt être une réminiscence des fameuses discussions entre Einstein et Bohr au congrès Solvay de 1927, qui sont antérieures, mais pas reprises dans l’article EPR). La phrase centrale du texte de Bohr est :
… il se pose essentiellement la question de l’influence sur les conditions qui définissent les types précis de prédictions concernant le comportement futur du système there is essentially the question of an influence on the very conditions which define the possible types of predictions regarding the future behaviour of the system],
phrase que Bell lui-même reconnaissait ne pas vraiment comprendre…

 

Bell résumait cependant la réponse de Bohr de façon fort concise (10) en écrivant que, dans le point de vue de Bohr, « il n’existe pas de réalité au-dessous d’un certain niveau macroscopique classique ». Dans l’exemple pris par EPR avec deux particules microscopiques corrélées, la réalité physique ne peut être attachée qu’à l’ensemble du système des deux particules et de tous les appareils de mesure utilisés dans une réalisation de l’expérience. Si certains de ces appareils de mesure changent pour la réalisation suivante, la réalité physique est différente, ce qui fait disparaître la validité du raisonnement EPR.

 

 

Les chaussettes du Dr. Bertlmann, par John Bell (1980)

 

Dans une conférence donnée le 17 juin 1980 à la Fondation Hugot du Collège de France, John Bell prend l’image des « chaussettes du Dr. Bertlmann », en commençant sa conférence comme suit (11) :

 

Figure 3 : Le dessin de Bell, en fin de son article, auquel il fait allusion ci-dessus.

Figure 3 : Le dessin de Bell, en fin de son article, auquel il fait allusion ci-dessus.

Figure 3 : Le dessin de Bell, en fin de son article, auquel il fait allusion ci-dessus.

 

Au lieu de faire jouer un rôle central aux appareils de mesure afin de définir une réalité physique, on peut également invoquer un principe de « non-séparabilité » s’appliquant aux systèmes quantiques. Schrödinger avait déjà remarqué une propriété spécifique très curieuse de la mécanique quantique, qu’il considérait comme probablement sa propriété la plus spécifique : lorsque les propriétés physiques d’un système composé sont définies avec la meilleure précision quantique possible (par un vecteur d’état), si les deux sous-systèmes sont corrélés (intriqués, selon le mot introduit par Schrödinger (12)), la même description optimale (par un vecteur d’état) n’est en général pas possible pour eux. Ainsi, contrairement à la mécanique classique où une description optimale du tout contient automatiquement la même description pour ses parties, en mécanique quantique le tout peut être mieux décrit que les parties.
C’est un point de vue proche du « holisme », celui où il ne faut pas chercher à distinguer à l’intérieur des systèmes physiques des sous-systèmes ayant le même statut de réalité que le grand système. Heisenberg, lui aussi, insistait sur les relations particulières entre « la partie et le tout » dans le contexte de la mécanique quantique. Ainsi, en mécanique quantique, on dira que seul le système des deux particules corrélées possède des propriétés physiques bien définies, au niveau du tout. En revanche, en général il n’est pas possible de parler des propriétés physiques des parties de la même façon, car il s’agit de concept mal définis.

 

 

L’argument EPR pour des systèmes macroscopiques
Soixante-quinze ans plus tard, la physique a beaucoup progressé sur bien des plans (autres que la compréhension des fondements de la mécanique quantique) et il est possible d’envisager des expériences qui auraient été impensables en 1935. En particulier, la condensation de Bose-Einstein, prévue par Einstein comme un phénomène quantique devant se produire dans un gaz dilué, a été observée (13) en 1995.
Il est donc possible de construire des expériences de pensée reproduisant celle de EPR mais mettant en jeu, non pas deux particules au niveau microscopique, mais des condensats de Bose contenant un nombre arbitrairement grand de particules (14) (au moins en principe – il s’agit pour le moment d’expériences de pensée). Dans ce schéma, la direction des spins individuels mesurée dans un aimant de Stern et Gerlach est remplacée par la direction d’un nombre arbitrairement grand de spins. Si ces derniers portent un moment magnétique, on peut imaginer de mesurer directement leur direction avec une boussole, qui renseigne sur leur aimantation globale. Il semble alors plus difficile de nier l’existence d’éléments de réalité attachés à ces grandeurs microscopiques. L’argument EPR prend ainsi une nouvelle jeunesse dans ce contexte.

 

 

Conclusion : l’argument EPR a ouvert la voie au théorème de Bell et à l’intrication quantique
Pendant des décennies, les physiciens ne se sont guère intéressés à l’argument EPR, préférant se préoccuper de questions plus concrètes et moins « philosophiques ». De plus, il n’existait aucune raison convaincante de préférer le point de vue d’Einstein, ou celui de Bohr. Certains manifestaient une préférence pour l’un ou pour l’autre, mais une grande majorité de scientifiques ne s’en préoccupaient guère.
C’est le théorème de Bell qui a tout changé, avec le fameux article de 1964 « On the Einstein-Podolsky-Rosen paradox » où il prolonge très directement le raisonnement de EPR. Partant des mêmes hypothèses, il montre que la mécanique quantique contient des prévisions qui, dans certains cas, sont contradictoires avec les hypothèses de « réalisme local » faites par EPR. Cette contradiction prend la forme d’une inégalité concernant des quantités mesurables (des taux de corrélation). Peu après, suivant la suggestion de Clauser, Shimony et coll. (1969) montrant que des expériences étaient possibles en utilisant des photons émis par des atomes dans des cascades entre niveaux, sont apparues les premières expériences. Nous ne les décrirons pas ici, nous contentant de mentionner qu’elles ont pleinement confirmé les prédictions de la mécanique quantique, même quand elles donnent lieu à des violations des inégalités de Bell.
De façon plus générale, les concepts d’intrication mis en avant par Schrödinger et par EPR jouent un rôle de plus en plus essentiel à l’heure actuelle dans des champs de recherche tels que la cryptographie quantique et l’information quantique, qui déboucheront peut-être un jour sur des applications concrètes. L’article EPR a réellement été une des contributions scientifiques les plus marquantes dans le domaine de la mécanique quantique depuis son apparition.

 

Septembre 2010

 

 

 

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(1) A. Einstein, B. Podolsky and N. Rosen, Physical Review vol. 47, pages 777-780 (1935).

(2) Cité par Jeffrey Bub, Interpreting the quantum world, Cambridge University Press, 2000.

(3) N. Bohr, “Can quantum-mechanical description of physical reality be considered complete?” Physical Review vol. 48, pages 696-702 (1935).

(4) J.S. Bell, "On the Einstein-Podolsky-Rosen paradox", Physics, I, 195-200 (1964).

(5) J.F. Clauser, M.A. Horne, A. Shimony and R.A. Holt, Phys. Rev. Lett. Vol. 23, pages 880-884 (1969).

(6) Ainsi qu’il est devenu habituel, on parlera du « raisonnement EPR », ou « des auteurs EPR », voire de « EPR » tout court (au pluriel), ceci référant à l’article d’Einstein, Podolsky et Rosen ou à ses auteurs.

(7) Lettre de Einstein à Schrödinger du 19 juin 1935 ; in F. Balibar, O. Darrigol et B. Jech, « Albert Einstein, œuvres choisies I, quanta », Éditions du Seuil et Éditions du CNRS, 1989, p. 234.

(8) « Das ist mir Wurst !» en allemand.

(9) A. Einstein, "Physik und Realität", Journal of the Franklin Institute, 221, 313-347 (1936).

(10) J.S. Bell, "Bertlmann's socks and the nature of reality", J. Physique colloques C2, 41-62 (1981)

(11) Conférence disponible sur le site du CERN

(12) Erwin Schrödinger, "Die gegenwärtige Situation in der Quantenmechanik", (La situation actuelle en mécanique quantique), Naturwissenschaften 23: pp.807-812; 823-828; 844-849 (1935). C’est dans cet article de novembre 1935 (paru six mois après l’article EPR) que prend place la fameuse image du « chat de Schrödinger) (traduction anglaise en ligne).

(13) M. H. Anderson, J. R. Ensher, M. R. Matthews, C. E. Wieman, and E. A. Cornell, “Observation of Bose-Einstein Condensation in a Dilute Atomic Vapor”, Science, Vol. 269, pp. 198 – 201 (1995).

(14) F. Laloë, "The hidden phase of Fock states; quantum non-local effects", European Physical Journal, 33, 87-97 (2005); "Bose-Einstein condensates and quantum non-locality", in "Beyond the quantum", Theo M. Nieuwenhiuzen et al. eds., World Scientific (2007).

 

À LIRE (ARTICLES EN LIGNE)

 

 

ImagetteL’article de 1980 de J. S. Bell, conférence donnée le 17 juin 1980 devant la Fondation Hugot du Collège de France (en anglais)

 

 

 

 

À LIRE (ARTICLES POUR APPROFONDIR)

 

 

Article F. Laloë “Do we really understand quantum mechanics? strange correlations; paradoxes and theorems”, Am. J. Phys. 69, 655-701 (2001).

 

 

 

 

À LIRE

 

 

Michel  Le Bellac, Le monde quantique, EDP SCiences (2010)
Michel Le Bellac, Le monde quantique, EDP SCiences (2010)

 

 

Livre Max Jammer, The conceptual development of quantum mechanics, McGraw-Hill (1966)

 

 

Livre Max Jammer, The philosophy of quantum mechanics, John Wiley & Sons Inc (1974)