Le couple Curie et les prix Nobel

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Le couple Curie et les prix Nobel
Auteur : Membres de l’Académie des sciences
Auteur de l'analyse : Karin Blanc, historienne
Publication :

Les trois premières pages constituent la proposition manuscrite au Comité Nobel, signée par vingt membres de l’Académie des sciences. Les onze pages manuscrites suivantes constituent les annexes : 1°) liste de 28 communications d’H. Becquerel aux Comptes Rendus de l’Académie des sciences depuis 1896 (6 pages) ; 2°) liste de 19 publications de P. Curie ou de P. et M. Curie aux Comptes Rendus depuis 1898 (3 pages) ; 3°) un tableau mettant en regard sur deux colonnes les publications mentionnées en 1°) d’une part, en 2°) d’autre part (2 pages).

Année de publication :

1903

Nombre de Pages :
14
Résumé :

La proposition française au prix Nobel de physique 1903 (finalement effectivement obtenu par H. Becquerel, ainsi que P. et M. Curie). Elle n’a été rendue publique qu’en 2003. Elle ne mentionne Marie Curie que par intermittences. Les pérégrinations de cette nomination de la première femme prix Nobel. Les pérégrinations de sa nomination pour son second prix Nobel (chimie, 1911), et ses échanges avec certains scientifiques à propos de « l’affaire Langevin ».

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
Juillet 2018

Karin Blanc a travaillé sur les archives Nobel à Stockholm et met en évidence dans ses ouvrages, comme dans cet article, plusieurs éléments inédits.
Les livres consacrés aux Curie évoquent en effet que Marie fut la première femme à recevoir un prix Nobel et la seule à en recevoir deux dans deux disciplines scientifiques différentes, physique en 1903 et chimie en 1911. Ce que l’on sait peu, c’est que Marie Curie ne figurait pas dans la proposition française pour le premier prix, où seuls figuraient Henri Becquerel et Pierre Curie. Pierre Curie le savait et se démena à Paris et à Stockholm pour faire inclure sa femme. C’est le comité Nobel de physique à Stockholm, en particulier Knut Ångström, qui proposa au printemps 1903 de l’inclure.
Quant au prix Nobel de chimie 1911, Marie Curie traversait alors une période difficile, liée à ce que l’on connait sous le nom d’« affaire Langevin », c’est-à-dire ses relations personnelles avec le physicien Paul Langevin. L’article montre une certaine forme de couardise du physicien suédois Arrhenius qui conseille à Marie Curie de ne pas venir chercher son prix Nobel. Marie Curie lui répond assez directement, et reçoit le soutien sans faille d’amis scientiques – comme Mittag-Leffler et Knut Ångström en Suède, ou Ch.-E. Guillaume en France.


Après des études à l'Institut d'études politiques de Paris et à l'université de Harvard, Karin Blanc a été attaché culturel près l'ambassade de France à Stockholm et, plus tard, directeur du bureau européen du J. Paul Getty Trust à Paris.

 

Le couple Curie et les prix Nobel
Karin Blanc, historienne

Les livres consacrés aux Curie évoquent régulièrement que Marie fut la première femme à recevoir un prix Nobel et la seule à en recevoir deux dans deux disciplines scientifiques différentes[1], physique en 1903 et chimie en 1911. Ce que l’on sait peu, c’est que Marie Curie ne figura pas dans la proposition française pour le premier prix, où seuls figuraient Henri Becquerel et Pierre Curie. Pierre Curie le savait et se démena à Paris et à Stockholm pour faire inclure sa femme. C’est le comité Nobel de physique à Stockholm, en particulier Knut Ångström[2], qui proposa au printemps 1903 de l’inclure ; tandis que les auteurs de la proposition restèrent inconnus jusqu’en 2003.

Quant au prix Nobel de chimie 1911, Marie Curie traversait alors une période difficile, liée à ce que l’on connait sous le nom d’« affaire Langevin », c’est-à-dire ses relations personnelles avec le physicien Paul Langevin. Les journaux en firent leurs choux gras, l’affaire prit une résonance importante à Paris, à Berlin, à Bruxelles, à Stockholm et ailleurs. Elle se traduit même par des duels à Paris.

Le physicien chimiste suédois Svante Arrhenius, qui, avec le mathématicien Gaston Darboux, avait proposé Marie Curie, s’effraya de cette polémique. Le 1er décembre 1911, dix jours avant les cérémonies, il écrivit à Marie Curie qu’il était préférable qu’elle ne vînt pas à Stockholm recevoir son prix… tant qu’elle n’aurait pas été « innocentée[3] ». Marie Curie lui répondit le 5 décembre[4]:

Je ne puis accepter de poser en principe que l’appréciation de la valeur d’un travail scientifique puisse être influencée par des diffamations et des calomnies concernant la vie privée.

en ajoutant qu’elle serait présente à Stockholm pour les cérémonies.

Marie Curie, lauréate, ne présenta plus jamais de candidat à un prix Nobel entre 1911 et 1934 (elle avait présenté pour le prix Nobel de physique en 1904 le physicien anglais J.-J. Thomson et se joignit à la proposition pour Henri Poincaré en 1910).

 

 

 

 

La procédure Nobel

Pour mieux comprendre ces évènements, il est nécessaire d’expliquer brièvement ce que l’on appelle le « processus Nobel ». Les propositions aux prix Nobel de physique et de chimie peuvent être faites par :

  1. les membres suédois et étrangers de l’Académie royale suédoise des sciences,
  2. les membres des comités Nobel de physique et de chimie,
  3. les lauréats des prix Nobel de physique et de chimie,
  4. les professeurs titulaires et suppléants de physique et de chimie aux universités et aux Écoles polytechniques de Suède, Danemark, Finlande, Islande, Norvège ainsi qu’au Karolinska Institutet, l’Ecole de médecine de Stockholm,
  5. les titulaires des chaires correspondantes dans au moins six universités ou grandes écoles que l’Académie des sciences choisit en ayant soin de répartir soigneusement cette mission entre les divers pays et leurs universités,
  6. les scientifiques à qui l’Académie jugera par ailleurs utile d’adresser une demande à cet effet.

Les statuts de la Fondation Nobel, proclamés en 1901, furent révisés en 1951 mais n’ont pas été amendés depuis.

  Les comités Nobel de physique et de chimie sont composés chacun de cinq membres élus pour cinq ans par l’Académie des sciences en son sein. Les comités adressent chaque année en septembre des invitations à proposer des candidats aux personnes indiquées ci-dessus. Celles-ci doivent faire parvenir leurs réponses aux comités avant le 1er février pour décision la même année. Les comités transmettent alors leurs recommandations aux classes de physique et de chimie, qui les étudient et transmettent les leurs à l’Académie ; celle-ci se réunit alors en séance Nobel, ou Nobel sammanträdet, pour voter avant le 15 novembre.

 

 

Le prix Nobel de physique 1903

Les textes des propositions aux différents prix Nobel ne sont rendus publics que cinquante ans plus tard. La proposition venant de France pour le prix Nobel de physique 1903 ne fut donc connue que dans les années 1950. L’on apprit alors qu’elle proposait seuls Henri Becquerel et Pierre Curie, sans Marie Curie. Ce document comprend une proposition manuscrite de trois pages, signée par vingt membres de l’Académie française des sciences[5]. En 1903, le comité Nobel de physique ne reconnut pas l’écriture de l’auteur de ce texte manuscrit et l’attribua  aux mathématiciens Gaston Darboux et Henri Poincaré ainsi qu’aux physiciens Eleuthère Mascart et Gabriel Lippmann parmi les signataires – c’étaient les seuls membres étrangers de l’Académie suédoise des sciences autorisés à proposer des candidats.

La proposition était accompagnée d’une annexe anonyme de onze pages, dans une écriture différente de celle de la proposition et reliée à elle par deux petits rubans. Elle comprenait trois listes :

  • La première, une liste de 28 communications d’Henri Becquerel aux Comptes rendus de l’Académie des sciences depuis 1896 (six pages) ;
  • La seconde, une liste de 19 communications de M. et Mme Pierre Curie aux Comptes rendus de l’Académie des sciences depuis 1898 (trois pages), dont la plupart sont des deux auteurs ;
  • La troisième, une comparaison sur deux colonnes des deux premières listes (deux pages)[6].

Au cours des années qui suivirent, plusieurs chercheurs ont analysé cette présentation. Elisabeth Crawford, historienne suédoise des sciences et spécialiste du processus d’attribution des prix Nobel[7], m’a indiqué qu’à Stockholm certains pensaient que les signatures des vingt membres de l’Académie des sciences avaient d’abord été sollicitées, et que l’auteur du manuscrit avait ensuite écrit son texte au-dessus de ces signatures. Cela aurait pu en effet expliquer pourquoi plusieurs amis ou collègues du couple Curie (Eleuthère Mascart, Auguste-Michel Lévy, Gabriel Lippmann, Émile Picard, Paul Appell ou Alfred Lacroix, par exemple) avaient signé une présentation, qui n’incluait pas Marie Curie.

En 1995, dans sa biographie de Pierre Curie, l’historienne des sciences Anna Hurwic analyse ainsi cette présentation :

 

Il n’est pas nécessaire de lire toute la lettre pour se convaincre qu’elle n’a pas pu être écrite par Poincaré, Mascart, Darboux et Lippmann. Contrairement à d’autres lettres de présentation, celle-ci est une dissertation de trois grandes pages à l’aspect brouillon, comportant de très nombreuses ratures. Non datée, commençant sans formule de politesse conventionnelle, elle raconte les recherches que Pierre Curie aurait effectuées en commun avec Becquerel. Son style incohérent et inégal fait penser aux articles de la presse populaire plutôt qu’à la correspondance, toujours très élégante des quatre présentateurs supposés…[La lettre] est une suite de mensonges grossiers et absurdes, à commencer par le fait que Curie et Becquerel auraient travaillé ensemble, à l’exclusion d’autres collaborateurs… Comme pour brouiller les pistes, la lettre fut accompagnée [d’une annexe]. L’écriture de cette annexe, soignée, n’est pas la même que celle de la lettre de présentation… Qui enfin détestait Marie Curie au point de monter une pareille intrigue[8] ?

 

Dans sa biographie de Marie Curie publiée la même année, l’historienne américaine Susan Quinn écrit : « Cette lettre était en fait une affabulation du début à la fin…La décision de ne pas nommer Marie Curie a dû être délibérée[9] ».

Au cours de recherches sur la correspondance de Pierre Curie, j’ai découvert en 2003, dans les archives personnelles du physicien suisse Charles-Edouard Guillaume à Fleurier, près de Neuchâtel, une lettre d’Henri Poincaré, à l’écriture très proche de celle de la proposition française. Aux Archives Henri Poincaré à Nancy, l’historien Scott Walter dit ne connaître que la version imprimée de la proposition de 1903 et ajoute que ce texte n’est absolument pas dans le style du mathématicien français. À la lecture de la version manuscrite, il confirme néanmoins l’écriture de Poincaré.

En consultant le fonds Henri Becquerel au Muséum national d’Histoire naturelle, je découvre qu’il est l’auteur de l’annexe. Ce fonds contient différentes versions des trois listes dans la même écriture. Par la troisième liste, une comparaison sur deux colonnes des deux premières, Becquerel entend certainement souligner, au cas où les membres du comité Nobel de physique ne l’auraient pas compris, qu’il a non seulement commencé à publier deux ans avant les Curie mais qu’il a publié bien plus qu’eux[10]. Les archives Becquerel contiennent également un brouillon manuscrit non daté, raturé et incomplet, intitulé « Note sur les travaux de M. Henri Becquerel relatives au rayonnement de l’uranium et des corps radioactifs[11] » dans laquelle il mentionne les Curie une seule fois. Becquerel a dû envoyer copie des trois listes et de cette note à Henri Poincaré et n’a peut-être jamais su que Poincaré ne proposerait que Pierre Curie et lui-même. J’en doute.

La proposition évoque les difficultés à obtenir de la pechblende de l'unique mine en Europe, celle de Sankt Joachimstahl en Autriche-Hongrie[12]. Poincaré espère donc que l'argent du prix Nobel permettra aux chercheurs d'en obtenir. Cela montre très clairement que Poincaré n'est pas au courant des négociations des Curie avec les autorités austro-hongroises, qui vont aboutir à un accord en janvier 1904 et à l'envoi de plusieurs tonnes gratuites.

Tandis que les polytechniciens Poincaré et Becquerel sont très proches, les relations entre Becquerel et les Curie se sont progressivement dégradées, comme en témoigne leur correspondance[13]. Becquerel trouve que les Curie n’accordent pas assez d’attention à son travail et Curie est de plus en plus méfiant envers l’attitude condescendante de Becquerel. Les péripéties de ce prix Nobel furent certainement une des raisons pour lesquelles les Curie déclinèrent les trois invitations à dîner chez les Becquerel en janvier, avril et mai 1904. Ils ne seront plus jamais invités[14].

Les signataires de la proposition pensèrent peut-être que la récompense couvrirait également le travail de Marie Curie. Enfin, elle figure malgré tout dans la présentation puisque Henri Poincaré écrit au sixième paragraphe : « En 1898, M. Curie s’occupa à son tour de cette question et étudia différents minerais d’uranium et de thorium dont quelques-uns leur parurent doués d’une radioactivité particulièrement intense. » Sauf à supposer que c’est une faute de français, on peut raisonnablement penser que le leur dans cette phrase ne peut s’appliquer qu’à Pierre et Marie Curie. 

Les comités Nobel faisant inscrire les dates d’arrivée sur les propositions, l’on sait que la présentation française arrive à Stockholm le 27 janvier, soit quelques jours avant la date limite du 1er février 1903. Selon les autres propositions françaises que j’ai pu consulter, elle a dû quitter Paris le 24 janvier. Informé par ses amis du contenu de cette présentation, Pierre Curie écrit le dimanche 25 janvier à Henri Poincaré (ce qui renforce l’idée que c’est bien Poincaré qui a écrit la proposition manuscrite) pour tenter d’y faire inclure sa femme :

 

Figure 3 : Lettre de P. Curie à Henri Poincaré, p. 1/2 (texte complet de la lettre ci-dessous) (Archives Henri Poincaré, Nancy).

 

 

Cher Monsieur,

J’ai appris qu’il était question de nous proposer M. Becquerel et moi pour le prix Nobel pour l’ensemble des recherches sur la radioactivité et que vous vouliez bien vous occuper de cette question. Ce serait pour moi un très grand honneur, toutefois je désirerais beaucoup partager cet honneur avec Mme Curie et que nous soyons considérés ici comme solidaires, de même que nous l’avons été dans nos travaux.

Mme Curie a étudié les propriétés radioactives des sels d’uranium et de thorium et des minéraux radioactifs. C’est elle qui a eu le courage d’entreprendre la recherche chimique des éléments nouveaux, elle a fait tous les fractionnements nécessaires pour la séparation du radium et déterminé le poids atomique de ce métal, enfin elle a contribué pour sa part à l’étude des rayons et à la découverte de la radioactivité induite. Il me semble que si nous n’étions pas considérés comme solidaires dans le cas actuel ce serait déclarer en quelque sorte qu’elle a seulement rempli le rôle de préparateur, ce qui serait inexact.

Veuillez, je vous prie, m’excuser pour l’incorrection de cette lettre, car je n’ai aucunement le droit d’émettre un avis et je devrais même ignorer de quoi il est question[15] […].

               

 

Henri Poincaré reçut cette lettre après avoir envoyé sa proposition ; mais il ne fit parvenir à Stockholm aucun rectificatif concernant Marie Curie.

Lors de sa première réunion en février 1903, le comité Nobel de physique examine les différentes présentations. Knut Ångström et Bernhard Hasselberg[16] soulignent l’importance de Marie Curie et proposent que son nom soit ajouté. Ils vont utiliser pour cela une nomination de 1902 du médecin et professeur de pathologie français Charles Bouchard (1837-1915), reçue après la date limite du 1er février[17] ; membre étranger de l’Académie suédoise, Bouchard était considéré comme ayant des droits permanents à présenter des candidats. Puis le comité charge Knut Ångström d’étudier et faire rapport sur toutes les candidatures de physique. Il justifie sa proposition d’inclure Mme Curie dans la présentation française dans un rapport manuscrit de neuf pages[18]. De son côté, le comité Nobel de chimie propose au comité Nobel de physique que Svante Arrhenius soit candidat pour la moitié du prix de chimie avec Sir William Ramsay et la moitié du prix de physique avec Lord Raleigh. Pour déjouer les efforts d’Arrhenius et de ses partisans, Knut Ångström obtient que si Ramsay est le candidat pour le prix de chimie, Lord Raleigh soit le candidat pour le prix de physique (notons que finalement Arrhenius sera prix Nobel de chimie, cette même année 1903

 

 

 

Figure 4 : Le physicien Knut Ångström (1857-1910)

 

Comme tous les membres de l’Académie, le mathématicien Gösta Mittag-Leffler reçoit en juillet copie des présentations[19]. Il a rencontré les Curie chez le mathématicien Paul Painlevé à Paris en mars 1903 et fait savoir à Pierre Curie qu’il est parmi les physiciens proposés pour le prix. Pierre Curie le remercie le 6 août :

 

Vous avez été assez aimable pour m’informer qu’il avait été question de moi pour le prix Nobel. Je ne sais si ce bruit a beaucoup de consistance, mais dans le cas où il serait vrai que l’on songe sérieusement à moi, je désirerais beaucoup que l’on me considère comme solidaire avec Mme Curie dans nos recherches sur les corps radioactifs. C’est, en effet, son premier travail qui a déterminé la découverte des nouveaux corps et sa part est très grande dans cette découverte (elle a aussi déterminé le poids atomique du radium). Je crois que si nous étions disjoints en cette circonstance, cela étonnerait beaucoup de gens. Puis ne trouvez-vous pas que ce serait plus joli au point de vue artistique [souligné par l’auteur] de nous laisser ainsi associés ?

Il serait extrêmement peu convenable de ma part de faire une démarche quelconque auprès des membres de la commission. Mais si, cependant, vous trouviez une occasion de leur faire savoir mon opinion sur ce point particulier, cela me ferait plaisir. J’ai envoyé en Suède la thèse de Mme Curie [soutenue à Paris le 26 juin 1903] et je pense qu’ils verront eux-mêmes que sa part est aussi grande que la mienne dans ce travail.

Il va sans dire que je ne compte pas du tout sur ce prix et que s’il ne nous est pas donné, je n’en aurai aucune déception ; mais il faut prévoir tout ce qui peut arriver[20].

 

 

Figure 5 : Le mathématicien Magnus Gösta Mittag-Leffler (1846-1927) (ca 1900)

 

Interviewée dans le documentaire polonais « Dans les pas de Marie Curie »,  réalisé par Krzysztof Rogulski en 2011, Hélène Langevin, petite-fille du couple Curie, affirme que Gösta Mittag-Leffler est à l’origine de l’inclusion du nom de  Marie Curie dans la présentation française. Cependant, le mathématicien ne peut rien proposer au comité Nobel de physique, dont il n’est pas membre. Gösta Mittag-Leffler entretient une correspondance suivie avec Henri Poincaré depuis 1881 et a joué un rôle important pour le Grand Prix de mathématiques du roi de Suède et de Norvège Oscar II accordé à Poincaré en 1889. Très certainement le seul à avoir reconnu l’écriture de Poincaré pour la proposition française de janvier 1903, et sachant donc qu’il n’y a pas inclus Marie Curie, Gösta Mittag-Leffler lui écrit alors d’un ton sans doute légèrement moqueur :

 

Voulez-vous me dire sincèrement et tout à fait confidentiellement votre opinion dans la question suivante. Serait-il plus juste de donner le prix Nobel de physique à Monsieur et Madame Curie ou de partager le prix entre Becquerel d’un côté et les Curie de l’autre?

Veuillez m’indiquer en même temps les raisons principales de votre opinion[21].

Poincaré fait alors volte-face et répond à Mittag-Leffler:

Je crois qu’il serait plus juste de partager le prix entre Becquerel et les Curie ; car si les Curie sont plus fins et ont été plus avant, Becquerel a été l’initiateur. Mais je tiens à assurer le succès et il n’y aurait pas lieu d’insister sur le partage si cette insistance devait compromettre le succès de la combinaison.

J’ai beaucoup regretté de n’avoir pu aller vous voir cette année mais ce n’est que partie remise[22].

 

  Le 11 novembre 1903, Knut Ångström donne une conférence à l’Académie suédoise sur la découverte du radium, en utilisant un décigramme de radium acheté à la Société centrale de produits chimiques. Le lendemain à 18 heures, l’Académie, en séance Nobel, décide pour une fois de voter d’abord sur le prix de chimie ; et l’attribue à Svante Arrhenius. L’Académie élit alors Henri Becquerel et le couple Curie lauréats du prix de physique. Le soir même dans son Journal, Mittag-Leffler félicite Ångström et évoque les manœuvres autour de Svante Arrhenius, qu’il déteste cordialement :

 

Que Becquerel-Curie l’aient emporté est surtout l’œuvre d’Ångström, qui en dirigea très habilement la campagne. Pettersson et Widman avaient, tout comme Arrhenius, imaginé que celui-ci aurait la moitié du prix de physique ainsi que la moitié de celui de chimie, l’autre moitié du prix de physique allant à Lord Rayleigh et l’autre moitié de celui de chimie à Ramsay. Arrhenius aurait donc été l’égal d’un des plus grands physiciens et d’un des plus grands chimistes. Je m’étais préparé à protester fortement, mais j’y ai renoncé quand il parut évident que le plan échouerait sur sa propre bêtise et que Cleve et Retzius avaient le bon sens de le désavouer. Il fait plaisir à voir que la raison domine quelquefois malgré tout dans l’Académie[23].

 

Lord Rayleigh et David Ramsay seront quant à eux lauréats respectifs de physique et de chimie en 1904.

Henri Becquerel reçoit la moitié du prix et les Curie (selon leurs deux diplômes Nobel, « Pierre Curie och hans hustru (et son épouse) Marie Curie » se partagent l’autre moitié. Cela étonne aujourd’hui car les prix sont maintenant divisés exactement entre les personnes récompensées. Carl and Gerty Cori, tous deux biochimistes d’origine tchèque, reçoivent en 1947 un quart chacun du prix de physiologie ou médecine, tandis que le physiologiste argentin Bernardo Houssay en reçoit la moitié. En 2008, le prix Nobel de médecine est divisé exactement entre Luc Montagnier et Françoise Barré-Sinoussi.        

Henri Becquerel assiste aux cérémonies de décembre 1903. Pierre Curie a déjà planifié un séjour à Londres du 27 novembre au 5 décembre. Préférant vraisemblablement ne pas partager les cérémonies avec Henri Becquerel, les Curie invoquent mauvaise santé et travail pour ne venir finalement à Stockholm qu’au début de juin 1905[24]. Selon la presse suédoise, ils passent les premiers jours en privé puis donnent le 6 juin leur discours Nobel à l’Académie des sciences. Contrairement à ce qui est régulièrement écrit, Marie Curie n’est pas assise dans la salle mais est à côté de son mari sur l’estrade dans le fauteuil réservé aux visites du Roi et participe aux expériences indiquées dans le texte du discours. « Ce maudit radium », s’écrie Pierre Curie quand une expérience échoue. Lors du banquet à l’issue du discours, Knut Ångström, devenu alors président du comité Nobel de physique, propose un skål aux Curie. Marie Curie reçoit un bouquet de roses enrubannées de bleu et de jaune, les couleurs suédoises, d’Anna Hierta Retzius, présidente de la Ligue suédoise des femmes. Le couple donne le lendemain une conférence à la Högskola, future université de Stockholm, et passe la journée suivante à Uppsala avec les Ångström.

  Plusieurs raisons peuvent peut-être expliquer l’omission de Marie Curie par Henri Poincaré dans la proposition de janvier 1903 :

  1. Poincaré et Becquerel, tous deux polytechniciens, sont très proches et le premier souhaite certainement faire attribuer le plus grand nombre d’honneurs au second. C’est aussi Poincaré qui fit connaître à Becquerel les rayons X, ce qui conduisit aux rayons uraniques[25].
  2. Une autre raison pourrait être que Marie Curie n’a pas encore soutenu sa thèse en janvier 1903, lors de l’envoi de la proposition.

3) Pour raisons personnelles, Poincaré ne souhaite vraisemblablement pas encombrer les présentations de scientifiques français. Mittag-Leffler l‘encourage en effet dans ses travaux de physique mathématique afin de le proposer pour un prix. Poincaré sera en effet proposé par des collègues français et européens en 1904, 1906, 1907, 1909, 1910 (dont Marie Curie comme proposante) et 1912, mais ne sera jamais lauréat.

4) « De la misogynie pure ! » s’exclame un de ses petits-fils, François Poincaré, en juin 2003 au vu du texte de la proposition, en ajoutant que si son fils Léon fut polytechnicien, les trois filles d’Henri Poincaré, Jeanne, Yvonne et Henriette, ne firent pas d’études et l’une d’elles fut même la secrétaire de son père.

 

Le prix Nobel de chimie 1911

  Du 30 octobre au 3 novembre 1911, le premier Conseil Solvay de physique a lieu à Bruxelles et réunit une vingtaine de grands scientifiques internationaux. Selon la célèbre photographie, prise lors de ce Conseil et jointe à l’article, Marie Curie semble écouter avec résignation ce dont lui parle Henri Poincaré.

 

            Figure 6 : Photo du premier congrès Solvay du 30 octobre au 3 novembre 1911, détail (au centre Marie Curie et Poincaré ; on reconnaît à droite Paul Langevin et Albert Einstein).

 

Les premiers articles sur l’ « affaire Langevin » paraissent le 4 novembre 1911. Le 7 novembre, le physicien allemand Wilhelm Wien est lauréat de physique, et Marie Curie lauréate de chimie. Ce sont le mathématicien Gaston Darboux et le physico-chimiste suédois Svante Arrhenius, qui l’ont proposée. C’est la première fois qu’Arrhenius, prix Nobel de chimie 1903 et qui est plutôt en contact avec les scientifiques allemands, présente une candidature française. Il connait Marie Curie depuis le Congrès international de physique 1900. Elle l’a informé le 22 novembre de ce qui se passe à Paris et lui a demandé conseil sur sa venue à Stockholm. Il la rassure le 25 novembre mais lui réécrit 1er décembre :

 

 

Figure 7 : Début de la lettre d’Arrhenius à Marie Curie, 1er décembre 1911 (lettre copiée par André Debierne, fonds Mittag-Leffler) (texte entier ci-dessous)

 

 

Très honorée collègue,

Je vous écris encore une fois parce que l’aspect de votre procès a complètement changé après ma dernière lettre. Une lette imputée à vous a été publiée dans un journal français et des copies circulent ici. Le Berliner Tageblatt a publié un extrait de cette lettre et cette traduction a été reproduite dans un grand nombre de nos journaux. On m’a promis de ne rien publier pendant votre présence ici quand vous êtes regardée comme l’hôte de la nation, mais avant et après on est libre.

J’ai donc demandé à quelques collègues ce qu’ils croyaient devait être fait dans la nouvelle situation, qui a du reste été bien aggravée par le duel ridicule de M. Langevin. Ce duel donne l’impression, j’espère fausse, que la correspondance publiée n’est pas falsifiée. Tous mes collègues m’ont répondu qu’il est à souhaiter que vous ne veniez pas ici le 10 décembre. Jusqu’à cette date il vous sera impossible de démontrer qu’une falsification a été faite. Je vous prie aussi de rester en France ; aucun ne pourra calculer ce qui pourra arriver ici à la distribution des prix.

Si l’Académie avait cru que la lettre en question pourrait être authentique, elle n’aurait pas - d’après toute vraisemblance - donné le prix avant que vous auriez donné une explication plausible, que votre lettre est falsifiée.

L’honneur, l’estime pour notre Académie aussi bien que pour la science et pour votre patrie me semble demander que dans de telles circonstances vous vous désistiez de venir ici pour prendre le prix avant qu’il vous a été possible de montrer que votre lettre est falsifiée.

J’espère donc que vous télégraphierez à M. Aurivillius [secrétaire de l’Académie suédoise des sciences] ou bien à moi qu’il vous est impossible de venir ici le 10 décembre prochain et que vous écrivez après cela une lettre disant que vous ne désirez pas prendre le prix avant que le procès Langevin ait montré que les accusations envers vous sont absolument sans fondement[26].

 

 

Figure 8 : Photographie de Svante Arrhenius (1859-1927), ca 1895 (WikiCommons, Bibliothèque royale de Norvège)

 

Selon l’Académie royale suédoise des sciences, il n’existe aucune autre demande faite à un lauréat de ne pas venir chercher son prix. Entre les 3 et 6 décembre, Mittag-Leffler échange six télégrammes avec l’associé de Marie Curie André Debierne et Paul Painlevé, les enjoignant de convaincre Marie Curie de venir néanmoins à Stockholm, sans quoi elle serait considérée comme coupable. Elle acquiesce le 7 décembre.

Entretemps, Marie Curie a répondu point par point à Svante Arrhenius le 5 décembre :