Annales de Géographie, tome VIII, numéros 40 (juillet 1899) pp. 289-303 et 42 (novembre 1899) pp.385-404 (regroupés in ouvrage éd. Armand Colin)
1899
Le texte, qui est une réponse à R.S. Tarr, professeur à l’Université de Cornell, est en réalité l’occasion, pour W. M. Davis, de préciser le concept de pénéplaine et de fonder ainsi une science des formes du relief, la géomorphologie, qui s’émancipe de la géologie. Ce travail de W.M. Davis a largement inspiré Paul Vidal de La Blache et Emmanuel de Martonne. Son œuvre, très darwiniste, est remarquable en raison des efforts d’innovation conceptuelle dont il a toujours fait preuve, jusqu’à la publication de son dernier ouvrage sur les récifs coralliens (1929). Cet article fondateur, rédigé à Cannes, avait été traduit en français par les Annales de Géographie en 1899.
Ce texte fondateur de la géomorphologie, c'est-à-dire de l’explication géographique des formes du relief, est encore aujourd’hui abondamment commenté, d’ailleurs plus qu’il n’est précisément analysé, par les spécialistes de l’histoire de la discipline. Il est essentiel dans la mesure où il reste une référence épistémologique, qu’il ait été antérieurement combattu ou mis en valeur.
Il est aussi un moyen de se souvenir de ce que nous étudions. Le désir (ou le besoin de scientificité) aidant, on est d’une part descendu à des niveaux de détail extrêmes, et d’autre part à des pas de temps très courts (et souvent récents) de façon à pouvoir introduire mesure et quantité en toutes choses. Le problème est que la partie n’est pas nécessairement l’image du tout, que le processus en cours n’est pas nécessairement l’explication de la forme et que la pure métrologie conduit à des raccourcis parfois extravagants entre le détail et l’ensemble. A force de vouloir décrire précisément les intervalles chronologiques serrés et des lieux ponctuels, on finit par ignorer les paysages et la géographie. Revenir aux textes fondateurs, et celui publié il y a plus d’un siècle par les Annales en est un, se révèle donc salutaire. Cela n’interdit ni son analyse, ni sa critique, ni son insertion dans des perspectives géographiques et scientifiques plus larges. La Terre est bien mieux connue de nous qu’elle l’était de W.M. Davis et nos moyens d’investigation considérablement accrus. Mais la puissance des observations de Davis et la cohérence du corpus intellectuel alors établi force encore notre admiration.
Plus étonnant encore : ce texte a des implications géopolitiques. Récemment, les créationnistes américains ont à toute force essayé de le discréditer pour mieux justifier leur vision d’une Terre jeune de quelques milliers d’années. Quand ils s’appliquent à démontrer la modernité des critiques faites à l’évolutionnisme davisien et à le dire obsolète, il le font pour mieux remettre en cause la nécessité du temps long. En fin de compte, même si le mépris du détail ou l’éventuel excès de modélisation peuvent heurter ou irriter, et quels que soient les défauts paramétriques du modèle construit par W. Davis dans cet article, son travail est encore un enjeu actuel et la base d’une utile réflexion dans un combat renouvelé contre l’obscurantisme.
Bertrand Lemartinel est un géographe, ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, docteur d’État et professeur des universités à Perpignan. Ses thèses portaient sur la géomorphologie des Monts ibériques occidentaux (Espagne) auxquels il a consacré bon nombre de publications. Il s’intéresse aussi à la question des risques dits naturels, en particulier les inondations, et à la géographie régionale américaine (Canada et États-Unis). Il a été co-directeur scientifique du Festival international de géographie de Saint-Dié des Vosges.
Figure 1 : William Morris Davis (1850-1934) (fonds photographique BnF)
Le long article que nous analysons ici a été écrit par l’américain William Morris Davis (1850-1934), alors professeur à l’université d’Harvard. On le nomme souvent « père de la géographie américaine », en raison de son activité scientifique et institutionnelle : il a fondé l’Association of American Geographers en 1904 et contribué, après sa retraite (1912) aux publications de la National Geographic Society, plus savantes qu’elles ne le sont aujourd’hui. Son aura a cependant très largement dépassé les frontières étatsuniennes, en raison de la profondeur de ses vues et de ses qualités de débatteur : il excellait à mettre en porte-à-faux ses contradicteurs, et de façon parfois assez cassante, ce qui rend d’autant plus savoureuse une des remarques préalables du long travail que l’on trouvera en ligne :
Le ton sérieux, courtois et absolument correct de l'étude du professeur Tarr servira, je pense, d'exemple à tous ceux qui interviendront dans cette discussion.
Davis embrasse pour mieux étouffer celui qui le met en cause…
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L’article, qui date de 1899, a été rédigé en anglais – mais il est immédiatement traduit en français et publié en deux parties[1] par les Annales de Géographie, créées peu de temps auparavant (1891) par Paul Vidal de La Blache. Bien qu’il se présente, dans sa première partie, comme un mémoire en réponse aux idées de Ralph Stockman Tarr[2], professeur à l’Université Cornell, il se révèle d’un intérêt majeur pour la géographie en général et la géomorphologie en particulier. Il traite en effet de la question des aplanissements continentaux, donc de formes qui ignorent, en les nivelant, les structures géologiques sous-jacentes. Cette indépendance n’est bien sûr pas totale, puisqu’au cours des processus d’abaissement des reliefs, ces dernières sont souvent mises en valeur : c’est par exemple le cas lorsqu’une strate résistante détermine un escarpement vigoureux dominant une pente moins affirmée dans des formations plus meubles. Mais la contrainte structurale est loin d’être systématique et peut être fortement contredite par l’environnement climatique : ainsi, dans les régions très froides, une argile en permanence congelée peut être aussi résistante que le calcaire mécaniquement plus dur qui la surmonte. Il en résulte des versants réglés dont la morphologie – c’est-à-dire la forme – ignore la lithologie – c’est-à-dire la structure.
Figure 2 : Effets de la structure et/ou du climat sur un relief. Sur la photo de gauche (Monument Valley, États-Unis), la strate gréseuse beaucoup plus résistante que celle qu’elle surmonte « arme » un abrupt structural vertical ; à droite (Alaska), le froid, qui congèle durant une grande partie de l’année les marnes et argiles mécaniquement moins résistantes leur donne un comportement presqu’identique aux strates plus solides qui les surmontent. La pente du versant est plus constante, comme tirée à la règle, d’où l’expression de « versant réglé » (Photos BL).
De plus, Davis tient ici un propos beaucoup plus général en changeant d’échelle temporelle et spatiale – il considère l’évolution des mégaformes continentales vers ce qu’il nomme alors pénéplaine, tout en réfutant que le concept soit de son invention :
Ce fut dans l'Exploration of the Colorado River, de Powell (1875), que je pris connaissance de l'idée de pénéplaine […]
L'idée n'y est point énoncée catégoriquement, mais l'auteur, décrivant la surface unie de roches disloquées qui, dans le canon du Colorado, forme le soubassement des couches carbonifères horizontales, écrit ceci : « Les agents subaériens ont enlevé une épaisseur de 10 000 pieds de roches, par un processus lent, mais ininterrompu, jusqu'à ce que la mer poussât de nouveau ses flots sur la contrée. » La surface uniformément dénudée est représentée comme le terme d'une longue période de temps durant laquelle la région s'est trouvée émergée.
Figure 3 : J. W.Powell, en « patriarche » (barbu, au centre), entouré de ses jeunes collègues, près de Harper’s Ferry, Virginie occidentale, le 30 avril 1897. Malgré ce qu’affirme le commentaire associé à la source, le personnage noté par une flèche n’est sans doute pas F.H. Newell, mais bien W. M. Davis, comme le signale le commentaire d’un tirage original présenté au Powell Museum à Page (Arizona) (source USGS Photo Library, auteur J.S. Diller, mai 1897).
Il y a là un habile recours à une autorité scientifique établie, tant alors était grande l’aura de John Wesley Powell (1834-1902), dont le bras droit perdu à la bataille de Shiloh (1862), pendant la guerre de Sécession, avait fait une figure américaine emblématique, presqu’autant qu’y avait contribué sa descente d’exploration géologique du grand fleuve, réalisée en 1869[3]. Premier directeur de la Smithsonian Institution, deuxième directeur de l’US Geological Survey, il était une référence supérieure au professeur R.S. Tarr, comme en témoigne la photographie prise lors d’une excursion scientifique.
Davis fait aussi dire à Powell que le processus qui mène à la planation du socle arizonien est continental, même si les couches discordantes sur le socle sont marines. Or, c’est là une question nodale de l’article que nous présentons, parce que R.S. Tarr, tout en acceptant l’idée d’une érosion « subaérienne », évoque la possibilité que l’existence des zones les plus planes soit due à l’abrasion marine. Davis force d’ailleurs le trait, car son contradicteur se contente de dire en conclusion de son étude que l’hypothèse n’est « certainement pas improbable » ; l’enseignant de Harvard évite aussi un débat liminaire incertain qu’il n’abordera que dans la seconde partie de son travail :
Bien qu'il [R.S. Tarr] dise peu de chose des plaines de dénudation marine, et fixe à peu près exclusivement son attention sur les pénéplaines, il ne faut pas oublier que ces termes (plaine de dénudation marine et pénéplaine) ne sont rien de plus, dans la majorité des cas, que des noms différents pour désigner la même chose. Si l'on connaissait entièrement la nature des faits, il se pourrait que l'un ou l'autre terme fût appliqué avec justesse à tel ou tel cas donné; mais il est douteux que quelqu'un ait réussi à convaincre tout le monde qu'il soit capable de distinguer une plaine de dénudation marine d'une pénéplaine, ou inversement.
W.M. Davis, en disant impossible la distinction entre l’une ou l’autre forme, laisse entendre l’existence des deux, et donc la contradiction qu’il y a d’accepter l’une et de refuser l’autre.
D'autre part, toutes les régions qui ont été décrites jusqu'à présent comme ayant passé par la condition d'une plaine arasée ou dénudée devraient être regardées, si l'on admettait la théorie contraire de M. Tarr, comme n'ayant jamais pu acquérir une forme de faible relief.
Figure 4 : Les roches du socle, formées en profondeur, ont été soulevées puis arasées, avant d’être recouvertes par des strates sédimentaires sur de très grandes étendues. La subhorizontalité (id est : quasi horizontalité) des couches montre effectivement que le soubassement était, avant leur dépôt, aplani sur de grandes étendues (photo BL).
La méthode consistant à affirmer comme certain un fait qui sera ultérieurement opposé aux hypothèses que l’on récuse est ici poussée à son extrême puisqu’elle est employée dans la même phrase. On y lit en effet – dans la première partie – que les plaines arasées ont déjà été décrites, ce qui implique bien évidemment que la théorie contraire – seconde proposition – ne peut être qu’erronée. Le discours davisien est remarquablement structuré, tant au niveau de la simple rhétorique que sur le plan des arguments, dont témoigne une table des matières qui s’avère à elle seule une quasi-thèse, en résumant de façon rédigée chacun des trois paragraphes du raisonnement global dont l’annonce est faite d’entrée de jeu.
Le professeur Tarr soutient que certaines régions, représentées comme des pénéplaines découpées, n'ont jamais réellement formé d'étendues planes à faible relief ; qu'en soi la « pénéplanation » est un phénomène extrêmement invraisemblable ; enfin que les prétendues pénéplaines, actuellement plus ou moins découpées, peuvent s'expliquer autrement. En un mot, les pénéplaines ne seraient ni réelles, ni probables, ni nécessaires. Dans notre réponse, nous grouperons plusieurs paragraphes sous ces trois chefs, que nous désignerons par A, B, C. Les numéros des pages se rapportent à l'article de M. Tarr.
Ce n’est certes pas tout à fait le propos de ce dernier, qui ne traite que de certaines régions, en l’occurrence la Nouvelle-Angleterre et le New Jersey ; de plus, il se pose surtout la question de la durée, tant du façonnement de la pénéplaine que de la stabilité tectonique nécessaire à son aboutissement. Mais là réside la force de l’article de W.M. Davis : tout en réglant ses comptes avec son cher collègue de l’université de Cornell, il prend prétexte de la querelle pour dire et redire ce qui – au bout du compte – l’a rendu célèbre et fait de lui le « père de la géographie américaine ».
La critique par Davis des lieux géographiques choisis par R.S. Tarr pour montrer la faiblesse de la « théorie » davisienne des pénéplaines est un chef d’œuvre de concision et – on me permettra d’utiliser le mot – de perfidie de la part du professeur d’Harvard :
Mais personne, que je sache, n'a jamais dit que les sommets montagneux du Maine représentassent les lambeaux d'une pénéplaine… On ne possède pas actuellement sur le Nord de la Nouvelle-Angleterre de cartes ni d'études assez précises pour qu'il soit possible de puiser dans cette contrée des arguments sérieux pour ou contre la théorie des pénéplaines.
Cinq lignes polies suffisent à une condamnation sans appel de l’article critiqué, puisqu’il est jugé hors sujet. Par contre, la somme des nombreux exemples de terrain pris par Davis dans d’autres contrées américaines, voire en Europe, sont pour ce dernier la justification incontournable de son propos, d’autant que la majorité des géologues de l’époque abondaient dans son sens, ce que reconnaît d’ailleurs R.S. Tarr, quand il écrit que : « les géologues américains ont précocement adopté l’explication par la pénéplaine ». On pourrait aujourd’hui reprocher à Davis ne n’avoir décrit que son pays et le Vieux Continent. Mais il faut bien mesurer qu’à la fin du XIXe siècle, la surface de la Terre restait encore largement méconnue, comme le montre une carte dressée par Bartholomew et complétée par Emmanuel de Martonne en 1909.
Figure 5 : On a porté sur cette carte, qui répertorie la Terre topographiquement bien connue en 1909 (cartes au 1:50 000 en hachures verticales serrées), les lieux cités en appui du propos de W.M. Davis (en rouge, dans la première partie ; en vert dans la seconde). Il faut bien admettre que ce dernier avait une vision continentale de la question des aplanissements, même s’il ne connaissait pas les grandes surfaces d’érosion actuellement intertropicales.
Mieux encore, il bâtit une théorie rationnelle – on dirait aujourd’hui un modèle – de l’évolution géomorphologique, dont il nomme cycle l’éventuelle complétude.
J'ai insisté à plusieurs reprises sur le moyen qu'offrent les pénéplaines de mettre en lumière certains stades de l'histoire géologique qui échappent complètement aux méthodes géologiques ordinaires. Par exemple, c'est uniquement grâce aux lambeaux soulevés et inclinés d'une pénéplaine, visible dans les lignes de crête uniformes des Appalaches de Pennsylvanie, qu'on a pu déterminer le soulèvement post-crétacé de cette bande montagneuse.
La très grande force de la démonstration est ici, puisque les formes caractéristiques du relief que sont les surfaces aplanies deviennent, indépendamment de la géologie, les preuves d’une histoire régionale et permettent sa reconstitution dans le temps « profond ». Mieux encore, elles racontent, comme le montre notre auteur dans le passage que nous venons de citer, une histoire à épisodes multiples : les surfaces d’érosion sont en quelque sorte un « fossile » stratigraphique permettant de reconstituer une évolution des paysages paléogéographiques : la géomorphologie s’émancipe de la géologie.
Une application pratique du concept davisien
Un exemple personnel, celui de la Sierra Llana (Ouest de Soria, Espagne ; photo BL) – non documenté par Davis dans l’article de Davis –, montrera aisément le caractère avantageux de sa méthode.
Les strates déposées horizontalement dans la mer peu profonde du Crétacé (alternance de couches claires et sombres) ont été légèrement plissées comme on peut le voir en a. Le plissement s’est accompagné d’une émersion et d’un soulèvement qui ont créé un relief dont la partie supérieure a été emportée par l’érosion : la preuve en est que l’on voit en b les strates tronquées par l’aplanissement 1 (tireté rouge). Celui-ci a nivelé les anciens reliefs, créant ce qui est aujourd’hui un plateau (Sierra Llana signifie en espagnol montagne plate).
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Les objections de R.S. Tarr ne sont toutefois pas sans fondement, quand il évoque de manière récurrente – il y revient pas moins de quatre fois en quelques pages – la nécessité de temps très longs susceptibles d’abaisser les reliefs à un niveau proche de celui des océans qui constituent a priori le niveau de base des fleuves. Il faut se souvenir que la géochronologie est balbutiante à la veille du XXe siècle. Davis n’ose pas s’engager dans la contestation directe d’un aussi prestigieux savant que lord Kelvin, encore vivant et couvert d’honneurs, et qui donnait à la Terre un âge dix à cent fois inférieur à la réalité. D’autre part, l’idée d’une planète très anciennement formée pouvait être vigoureusement contestée par les créationnistes dont on sait encore le poids en Amérique. C’est peut-être le non-dit qui creuse le fossé entre Tarr et Davis. Le premier, protestant congrégationaliste – il est enterré selon ce rite le 23 mars 1912 à la Sage Chapel de Cornell – est sans doute tiraillé entre sa foi et sa science ; près d’un siècle plus tard, le président de son université a d’ailleurs dû rappeler à ses administrés que l’Intelligent Design ne relevait pas des savoirs qu’elle pouvait enseigner. Au contraire, Davis, pourtant né dans une famille quaker, est admirateur de Darwin et clairement évolutionniste. Dans un article paru en 1934 (l’année de sa mort) dans The Scientific Monthly, revue américaine de bonne vulgarisation, il affirme que les conflits entre la science et la religion se résolvent sans exception par des changements d’approche théologique et non par une modification des postulats scientifiques. La question d’une Terre très vieille ne l’embarrassait donc point et le temps nécessaire à la réalisation d’une pénéplaine, voire de plusieurs à des périodes différentes, lui paraissait sans doute assez court au regard de la chronologie de notre globe.
La modernité de son approche scientifique est donc évidente. Il explique néanmoins, dans sa publication, tout ce qu’il doit à ses prédécesseurs, citant en particulier Powell et Dutton :
Les montagnes ne peuvent pas longtemps rester à l'état de montagnes : ce sont des formes topographiques éphémères. Géologiquement parlant, toutes les montagnes actuelles sont récentes ; les anciennes montagnes ont disparu[4] […] Dutton rapporte à Powell le mérite d'avoir donné de la précision à l'idée de niveau de base, idée qui, d'ailleurs, a dû se présenter antérieurement à l'esprit de beaucoup de géologues « Toute région, dit Dutton, tend à se rapprocher du niveau de base de l'érosion, et si un temps suffisant se trouve donné, toute région s'en rapproche de plus en plus, jusqu'à ce qu'enfin elle l'ait sensiblement atteint[5].
Il n’oublie pas non plus les auteurs européens :
Je n'ai point étudié avec soin les opinions des auteurs européens sur la question, mais je sais que les pénéplaines subaériennes ont fait l'objet d'une description de Penck en 1887 sans qu'il y vît une nouveauté, et qu'elles ont été très clairement définies par La Noë et Margerie dans leur ouvrage sur Les Formes du terrain (1888).
Dans ces conditions, comment comprendre que le texte, ici présenté dans sa version française, soit souvent considéré comme le fondement de la géomorphologie, repris dans les Geographical Essays (1909)[6] contemporains du Traité de Géographie Physique d’Emmanuel de Martonne ? Une explication largement partagée apparaît évidente : le modèle est particulièrement robuste, puisqu’il s’appuie sur un petit nombre de facteurs et s’avère largement applicable et vérifiable. Comme l’écrivait Jean Tricart[7], pourtant adversaire de « l’appauvrissement davisien », et d’une « conception qui ressort de la tautologie et du verbalisme », « l'existence d'aplanissements n'en est pas moins une réalité objective ». À partir de cet instant, on peut reprocher à Davis son formalisme théorique, qui conduit d’ailleurs à ne plus représenter le soubassement géologique sur les coupes de la seconde partie du document que BibNum met en ligne. On peut aussi critiquer son médiocre intérêt pour l’environnement climatique qui préside à l’érosion et son affirmation d’une érosion normale qui s’avère être une vue de l’esprit. Mais in fine, un aplanissement étendu est bien la négation des structures sous-jacentes, les longues durées de façonnement réduisent le rôle éventuel d’un climat particulier et il faut forcément admettre que l’on passe de volumes saillants à des surfaces nivelées, quels que soient les processus à l’œuvre.
Déjà présente dans l’article de R.S. Tarr, une des objections est la difficulté d’accepter que des conditions suffisantes de stabilité permettent au long cours la destruction des volumes et que donc les séquences successives modélisées par Davis (maladroitement nommées jeunesse, maturité, sénilité) puissent réellement exister. Mais ce dernier retourne habilement l’argument :
Or, la stabilité ou l'instabilité du sol constitue un problème dont la solution dépendra de l'accord plus ou moins grand des faits observés avec les conséquences raisonnablement déduites de l'une ou de l'autre hypothèse. C'est donc, me semble-t-il, faire une pétition de principe que de déclarer, en entrant en matière, l'écorce terrestre trop instable pour que la production d'une pénéplaine soit possible […] D'ailleurs, il n'a jamais été dans mon intention d'admettre un repos absolu de l'écorce terrestre durant un cycle de dénudation tout entier.
Il est vrai que durant le XXe siècle, la mobilité continentale a été largement mise en valeur dans les travaux scientifiques. Mais la dynamique tangentielle n’empêche pas la passivité ou la lenteur des mouvements verticaux, comme leur discontinuité qui permet le façonnement de générations successives d’aplanissements, telles qu’elles ont pu être par exemple décrites par Lester King (1907–1989) en Afrique du Sud[8].
Figure 6 : Le plateau du Haut Veld (1600 m) à l’Est de Johannesburg. L’âge de ce vieil aplanissement est connu, puisqu’il se situe à peu près au niveau bien daté (-183 Ma) du plancher des épanchements de lave du Lesotho. Cette ancienneté considérable n’a pas empêché sa conservation, malgré une lente surrection commencée il y a 150 millions d’années. Le plateau – à peine incliné vers l’Ouest – est quasiment plan entre 1500 et presque 2000 m d’altitude à l’Est de Witbank. Les affluents du Watervaal courent à fleur de surface d’érosion et ne l’entament pas, car la pente vers le niveau de base atlantique, situé à quelques 1300 km, est très faible. W.M. Davis, s’il avait pu parcourir ce terrain, l’aurait qualifié en son temps et à juste titre de « pénéplaine » (photo BL).
D’autres considérations, bien moins scientifiques, sont venues interférer dans le débat scientifique suscité par ce texte, par exemple les dissensions entre W. M. Davis et Albrecht ou Walther Penck, qui représentaient une géographie sans doute trop allemande après la Première Guerre mondiale. Dans un même pays, la France notamment, les querelles idéologiques entre universitaires ont – tout en faussant la polémique – paradoxalement entretenu la mémoire de ce texte.
Plus récemment encore, les créationnistes américains ont à toute force essayé de le discréditer pour mieux justifier leur vision d’une Terre jeune de quelques milliers d’années ; quand Michael Oard[9] s’applique à démontrer la modernité des critiques faites à l’évolutionnisme davisien et le dire obsolète, il le fait pour mieux remettre en cause la nécessité du temps long. C’est dire que le travail de Davis est encore un enjeu actuel et la base d’une utile réflexion dans un combat contre l’obscurantisme. En fin de compte, même si le mépris du détail ou l’éventuel excès de modélisation peuvent heurter ou irriter, et quels que soient les défauts paramétriques du modèle construit par W. Davis dans cet article, le moteur d’inférence reste fonctionnel et montre encore sa validité.
Pour autant, la valeur des idées générales et fondatrices d’une indépendance épistémologique de la géomorphologie déployées dans ce texte fondateur ne doivent pas nous faire oublier qu’elles ont pu constituer un « prêt-à-penser » sclérosant durant le siècle qui a suivi. L’existence d’une forme ne dispense pas de l’analyse de sa genèse – analyse qui a pu conduire à récuser le terme trop vague de « pénéplaine ». L’affirmation d’un « niveau de base » ne suffit pas – même si les océans sont le plus souvent le lieu où les fleuves se perdent - à justifier qu’on en oublie l’examen : les variations du niveau marin ou l’endoréisme – situation dans laquelle les fleuves ne parviennent pas à l’océan mais aboutissent dans des cuvettes à l’intérieur des continents – doivent être pris en compte. La nature même des épisodes tectoniques, voire de modestes mouvements très prolongés dans le temps font que le « cycle géographique » – mais Davis le disait déjà (cf. supra) – peut rester une abstraction, alors que l’aplanissement est lentement façonné[10]. Doit-on reprocher à notre auteur la pensée paresseuse et totalitaire de trop nombreux de ses épigones ? Sans doute pas. On peut d’ailleurs regretter que la critique à l’encontre de W.M. Davis se soit plus appuyée sur ces dérives que sur la lecture des princeps et qu’elle ait elle-même donné lieu à d’autres errements. Alors que le but de la géographie est de décrire et d’expliquer un cadre terrestre tout entier (un climat, une montagne, un réseau hydrographique etc.), on en est venu à une parcellisation thématique (une normale climatique trentenaire, le recul d’un glacier il y a 15 000 ans, le creusement d’un lit de rivière sur quelques kilomètres etc.). Le désir (ou le besoin de scientificité) aidant, on est d’une part descendu à des niveaux de détail extrêmes, et d’autre part à des pas de temps très courts (et souvent récents), de façon à pouvoir introduire une mesure quantitative en toutes choses. Le problème est que la partie n’est pas nécessairement l’image du tout, même si la mode est de dire que les paysages sont fractals ; d’autre part, le coût fort considérable des mesures (par exemple au moyen des cosmogéniques…) fait qu’il est indispensable de les justifier par des publications rapides (la carrière du publiant est aussi en jeu) : soit elles constituent de la pure métrologie, soit elles font des raccourcis parfois extravagants entre le détail et l’ensemble. À force de vouloir décrire précisément les intervalles chronologiques serrés et des lieux ponctuels, on finit par ignorer le tout, donc les paysages et la géographie.
Revenir aux textes fondateurs, et celui publié il y a plus d’un siècle par les Annales en est un, se révèle donc salutaire. Cela n’interdit ni son analyse, ni sa critique, ni son insertion dans des perspectives géographiques et scientifiques plus larges. La Terre est bien mieux connue de nous qu’elle l’était de W.M. Davis et nos moyens d’investigation considérablement accrus. Mais la puissance de ses observations et la cohérence du corpus intellectuel alors établi force encore notre admiration.
avril 2015
[1]. In Annales de Géographie, tome VIII, numéros 40 (juillet 1899) pp. 289-303 et 42 (novembre 1899) p. 385-404.
[2]. Tarr R.S. (1898) “The Peneplain”, The American Geologist, Volume 21, pp. 351-370.
[3]. Powell J. W. (1875) The Exploration of the Colorado River, via Internet Archive, Project Gutenberg et Google Books.
[4]. Powell J.-W. (1876) Geology of lite Uinta mountains, p. 196
[5]. Dutton C.-E. (1882) Tertiary History of the Grand Cañon District, 1882, U. S. Geol. Survey Monogr., Il, p. 76
[6]. Davis W. M. (1909) Geographical Essays, 797 p.
[7]. Tricart J. (1991) Les concepts de "pénéplaine" et d'aplanissement chez les géographes français depuis un siècle. 3ème série, t. V, n° 10, pp. 85-97.
[8]. King L.C. (1963) South African Scenery: A Textbook of Geomorphology, Hafner Publishing Co., 308 p.
[9]. Oard M. (2000) “Antiquity of landforms: objective evidence that dating methods are wrong”, Creation Ex Nihilo Technical Journal, 14(1) p. 35-39.
[10]. Klein C. (2000) Du polycyclisme à l'acyclisme en géomorphologie, Ophrys, Gap, 299 p.
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