Manuscrit original de François Arago : dépôt du Bureau des Longitudes, conservé à la Bibliothèque de l'Observatoire de Paris, cotes Z 15(1) et Z 17 (2) | suivi du texte imprimé dans : Annuaire du Bureau des Longitudes, année 1827, notice scientifique p. 162-165.
1827
Piqué par un mot de Louis XVIII, Arago explique le phénomène dit de « la Lune rousse » (par temps dégagé, en avril, la Lune ferait roussir les bourgeons, c’est-à-dire les gèlerait). Bel exemple où il y a corrélation (entre deux phénomènes), mais pas causalité de l’un à l’autre, deux notions souvent confondues, de nos jours, dans les domaines les plus divers.
Arago, piqué par un mot de Louis XVIII qui lui demande pourquoi cette « lune rousse » d’avril gèle les arbustes et les récoltes – ce à quoi il n’avait jamais réfléchi ! –, met un point d’honneur à répondre à la question. La nuit, les objets à la surface de la terre deviennent plus froids que l’air – ils rayonnent et se refroidissent, atteignant des températures de 6 à 8° inférieures à l’air ambiant. En avril ou en mai, lors de la formation des bourgeons, ceux-ci, pouvant donc être à une température négative, en viennent à geler lorsque la rosée se dépose sur eux, par condensation.
Or, ce phénomène, comme celui de la rosée auquel il est lié, n’est possible que par temps clair – sinon les nuages font obstacle au rayonnement des corps terrestres : il n’y a alors ni refroidissement différentiel de certains corps par rapport à l’air, ni condensation par rosée.
Le paradoxe de Louis XVIII – celui de la Lune qui ferait roussir (geler) les bourgeons – est en fait une erreur de raisonnement. Par temps clair, on voit la Lune, et il peut arriver que les bourgeons gèlent ; par temps couvert, on ne voit pas la Lune, et les bourgeons ne gèlent pas. Il y a une corrélation entre les phénomènes A (« on voit la Lune ») et B (« les bourgeons gèlent »), car ils ont une cause commune C (« le ciel dégagé »): mais A n’est pas la cause de B (et l’inverse : encore moins !, serait-on tenté de dire…). Il y a corrélation (entre A et B) mais pas causalité (de A vers B), contrairement à ce que pensaient les jardiniers du roi.
Il est encore de nos jours de fréquentes confusions entre corrélation et causalité, dans les domaines les plus divers, comme celui des relations sciences-société ; le paradoxe des jardiniers de Louis XVIII en est une représentation fort actuelle.
Colette Le Lay est professeure agrégée de mathématiques, docteure en épistémologie, histoire des sciences et des techniques, chercheure associée au Centre François Viète de l’Université de Nantes. Sa thèse, en 2002, portait sur les livres de vulgarisation de l’astronomie (1686-1880). Elle participe actuellement aux travaux de numérisation et d’étude des procès-verbaux du Bureau des longitudes, conduits par l’université de Nancy.
Un daguerréotype de l’auteure
Les Notices scientifiques de François Arago dans l’Annuaire du Bureau des longitudes furent et sont encore considérées comme un modèle de diffusion scientifique à destination d’un public élargi, ne se limitant pas à la communauté savante (1). Louis Figuier (1819-1894), grand vulgarisateur scientifique de la deuxième moitié du XIXe siècle, avance le chiffre considérable de 10 000 exemplaires pour le tirage des numéros de l’Annuaire comportant les Notices (2). François Arago, promoteur de ces Notices, prend en charge leur rédaction, de 1811 jusqu’à sa mort en 1853. Elles sont consacrées à ses thèmes de prédilection : machines à vapeur, puits artésiens, comètes, éclipses, Lune, etc. Les Notices à caractère astronomique s’appuient sur le cours public d’astronomie qu’il dispense à l’Observatoire de 1812 à 1846. Elles serviront de socle à l’Astronomie populaire publiée à titre posthume à compter de 1854.
Figure 1 : Arago, Astronomie populaire, en 4 tomes (édition posthume, 1854)
Nous nous proposons ici d’analyser la Notice consacrée à la Lune rousse publiée dans l’Annuaire pour l’année 1827. Dans sa biographie d’Arago, James Lequeux (3) envisage cette notice d’un point de vue scientifique et prolonge la réflexion en citant Fourier. Notre dessein est différent puisque nous considérons ici le texte sous l’unique aspect de la diffusion des connaissances.
Notons tout d’abord que la Notice de l’Annuaire pour 1827 est intégralement reprise dans le chapitre XXXII « Lune rousse » du livre XXI « La Lune » du tome troisième de l’Astronomie populaire (4). Mais elle est précédée d’une introduction qui a deux objets. Le premier est de rappeler l’anecdote qui a conduit Arago à s’intéresser aux croyances populaires liées à la Lune :
Je suis charmé de vous voir réunis autour de moi, dit un jour Louis XVIII aux membres composant une députation du Bureau des Longitudes qui étaient allés lui présenter la Connaissance des Temps et l’Annuaire, car vous m’expliquerez nettement ce que c’est que la Lune rousse et son mode d’action sur les récoltes. » Laplace, à qui s’adressaient plus particulièrement ces paroles, resta comme atterré ; lui qui avait tant écrit sur la Lune, n’avait en effet jamais songé à la Lune rousse. Laplace consultait tous ses voisins du regard, mais ne voyant personne disposé à prendre la parole, il se détermina à répondre lui-même : « Sire, la Lune rousse n’occupe aucune place dans les théories astronomiques ; nous ne sommes donc pas en mesure de satisfaire la curiosité de Votre Majesté. » Le soir, le roi s’égaya beaucoup de l’embarras dans lequel il avait mis les membres de son (5) Bureau des Longitudes. Laplace l’apprit et vint me demander à l’Observatoire si je pouvais l’éclairer sur cette fameuse Lune rousse qui avait été le sujet d’un si désagréable contretemps. Je lui promis d’aller aux informations auprès des jardiniers du Jardin des Plantes et d’autres cultivateurs. Telle a été l’origine du chapitre qu’on va lire.
Le premier commentaire que l’on peut faire à propos de cette entrée en matière concerne le goût d’Arago pour les anecdotes accrocheuses qui vont ouvrir l’appétit de savoir de son auditoire du cours public ou de son lectorat. L’intrusion de l’anecdote est un marqueur du type de discours : il s’agit bien ici d’un écrit de diffusion et non pas d’un document à caractère purement scientifique. Deux grands lecteurs d’Arago – le célèbre vulgarisateur Camille Flammarion (1842-1925) et l’écrivain Jules Verne (1828-1905) – feront leur miel de ces anecdotes. Ce début n’empêche pas Arago d’utiliser, tout au long de la Notice, un raisonnement rigoureux sur lequel nous reviendrons. Ce premier paragraphe nous éclaire également sur l’état d’esprit de la Cour de la Restauration vis-à-vis du corps savant, dont une bonne partie s’était illustrée pendant la période révolutionnaire. Le mettre en difficulté, ou rire de lui, fait partie du jeu.
Le second objet de l’avant-propos du chapitre de l’Astronomie populaire est de souligner le pillage dont la Notice de 1827 a fait l’objet :
Il est bien loin de ma pensée d’attribuer le moindre mérite aux réflexions que la Lune rousse m’a inspirées ; mais comme je vois les lignes suivantes reproduites en substance dans des ouvrages récents et sans indication de la source où les auteurs ont puisé, pour éviter tout soupçon de plagiat, je ferai remarquer qu’elles ont paru dans l’Annuaire du Bureau des Longitudes de 1827, en sorte qu’en cas de contestation, je pourrais presque invoquer la prescription légale.
On sait que des versions sujettes à caution du cours public d’Arago furent publiées sans son accord. C’est du reste ce qui le détermina à le publier sous la forme de l’Astronomie populaire.
Figure 2 : Arago donnant son cours d’astronomie populaire. Détail d’un des neuf panneaux (1886-1889) de Théobald Chartran (1849-1907) ornant l’escalier d’honneur de la Sorbonne (© Rectorat de Paris)
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Après ces lignes de mise en garde, Arago recopie sa Notice de l’Annuaire sur laquelle nous allons désormais nous concentrer. Il expose le propos : celui de l’influence supposée de la Lune sur « les phénomènes de la végétation » puis débute par une question : « Les savants ne se sont-ils pas trop hâtés de ranger cette opinion parmi les préjugés populaires qui ne méritent aucun examen ? » Où nous constatons qu’Arago ouvre son argumentaire par une problématique, se montre prudent et se garde d’un jugement sans analyse. Il n'aura pas cette disposition d’esprit lorsqu’il s’attaquera à un autre volet des croyances populaires, concernant les comètes. Son ton sera alors très polémique contre les « écrivains sans mission » qui affolent le public. L’homme d’un terroir – Arago est né à Estagel dans les Pyrénées-Orientales – connaît le monde paysan vis-à-vis duquel il manifeste de la bienveillance. Celle-ci ne s’étend pas aux plumitifs sans foi ni loi qui entretiennent les peurs ancestrales et font fi des découvertes de la science en marche.
Mais revenons à la Lune rousse. Il s’agit d’une lunaison, s’étendant sur les mois d’avril voire mai selon les années (6), au cours de laquelle, « quand le ciel est serein », les bourgeons gèlent alors que la température ambiante est supérieure à 0°. Les jardiniers constatent que si le ciel est couvert, « les mêmes effets n’ont plus lieu ». Les jardiniers attribuent donc à la Lune rousse « une certaine vertu frigorifique » que les physiciens armés de leurs meilleurs instruments n’ont pu déceler. Chacun campe sur sa position, les scientifiques reléguant la Lune rousse « parmi les préjugés populaires », tandis que les jardiniers continuent de constater les dégâts et peuvent mettre en doute la puissance des thermomètres.
C’est « une belle découverte faite par Wells » qui permet à Arago d’expliquer le phénomène. Celui-ci a mené un certain nombre d’expériences prouvant que « les corps terrestres » peuvent « acquérir la nuit une température différente de celle de l’atmosphère dont ils sont entourés. » Ce phénomène ne se produit « que par un temps parfaitement serein ». Alors les « différences de température entre les corps solides et l’atmosphère » s’élèvent à 6, 7 ou 8°. Ainsi, si la température de l’atmosphère n’est que de 4, 5 ou 6° (ce qui n’est pas rare par temps clair), les bourgeons peuvent geler.
William Charles Wells
William Charles Wells est un médecin né aux États-Unis en 1757, dans une famille écossaise installée en Caroline du Sud. Venu en Écosse pour ses études, il finit par s’installer de ce côté de l’Atlantique et devient fellow de la Royal Society d’Edimbourg en 1793. Il est également élu fellow de la Royal Society de Londres et rédige plusieurs articles parus dans les Philosophical transactions. En 1814, il publie à Londres An essay on dew qui lui vaut la médaille Rumford de la Royal Society. Dès 1815, l’ouvrage bénéficie d’une recension élogieuse dans le Journal des Mines. Puis il est traduit en 1817 par Tordeux (7) sous le titre Essai sur la rosée et publié chez Crochard. Une nouvelle recension paraît alors dans les Annales de chimie et de physique de Gay-Lussac et Arago, éditées aussi par Crochard. De nos jours, William Charles Wells est surtout connu pour ses écrits sur ce qui deviendrait un demi-siècle plus tard l’idée de sélection naturelle. Il est mort à Londres en 1817. @@@@@@@ La rosée se forme par condensation sur certains corps de la vapeur d’eau contenue dans l’air. Comme la Lune rousse, elle ne se produit que par temps clair ; les deux phénomènes ont la même explication. Ainsi, lorsque le ciel est clair, les corps placés à la surface de la Terre se refroidissent-ils en rayonnant vers le ciel (8). Ceci affecte moins les métaux qui sont peu émetteurs. Ce refroidissement affecte peu l’air ambiant : aussi la différence entre la température atmosphérique nocturne et la température des corps à la surface terrestre, plus froids, peut-elle atteindre 6 à 8°C par temps clair. La rosée et même la gelée peuvent alors se condenser sur les corps ainsi refroidis.
Figure 3 : Cours de physique de l’École polytechnique (1837), par Gabriel Lamé (p. 366-367, Google Books)
Ce refroidissement est nettement moindre en cas de présence de nuages, ou sous un corps couvrant (une table, une serre), car la chaleur rayonnée par les corps et la surface terrestre leur est renvoyée (définition même de l’ « effet de serre »).
Figure 3bis : ibid., p. 366.
Cet écart de 6 à 8° entre la température atmosphérique nocturne et la température des corps à la surface terrestre, par temps clair, a cette conséquence particulière en avril (9), quand la température atmosphérique reste à des niveaux assez bas (de l’ordre de 4 à 6°C) : les corps à la surface sont, eux, situés à une température inférieure à 0°. |
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Il ne reste plus pour Arago qu’à conclure. Les jardiniers ne se trompent pas sur le phénomène, mais sur son interprétation. Ils attribuent « l’effet à la lumière de l’astre » alors que « la lumière lunaire n’est ici que l’indice d’une atmosphère sereine ». Donc « la Lune n’y contribue nullement ». Comme cette Lune rousse, le refroidissement ne se produit que par temps clair ; les deux phénomènes sont donc simultanés, mais il n’y a pas de lien de cause à effet entre eux – c’est un bel exemple illustrant une corrélation (deux éléments ayant la même cause), sans qu’il y ait causalité de l’une à l’autre (la Lune rousse n’est pas la cause du gel, et l’inverse non plus). À la suite de cette Notice sur la Lune rousse, Arago décide de passer au crible de l’analyse scientifique toutes les croyances populaires liées à la Lune. Il y manifeste, entre autres, son goût pour la météorologie, vraisemblablement issu de la fréquentation régulière de son grand ami Alexander von Humboldt (1769-1859). Lorsqu’il examine l’impact supposé de la Lune sur la météorologie, il constate que, selon le présupposé de la personne qui effectue les relevés, celle-ci peut ne retenir que l’influence qui s’opère dans le sens escompté (beau temps ou mauvais temps, selon le cas). Dans plusieurs autres chapitres, nous trouvons à l’œuvre l’argument utilisé pour la Lune rousse : celui du synchronisme de deux phénomènes sans qu’il y ait de lien de cause à effet. La plupart des articles sont construits sur le plan qui a fait le succès de la Notice sur la Lune rousse : l’énoncé de la croyance populaire, la question qui prend souvent la forme « Est-il permis de regarder cette opinion comme un préjugé indigne d’examen (10) […] ? », le raisonnement scientifique débouchant sur une conclusion où Arago reconnaît une part de véracité à l’observation tout en contestant l’explication apportée par la sagesse populaire.
En notre XXIe siècle supposé éclairé, lorsqu’on voit fleurir sur la toile et sur les tables des libraires les innombrables écrits consacrés à « Jardiner avec la Lune », force est de constater que les arguments d’Arago n’ont pas convaincu les jardiniers…
(Janvier 2015)
L’auteure remercie James Lequeux et Alexandre Moatti pour leurs remarques et suggestions sur le présent article, ainsi que ce dernier pour sa recherche du manuscrit d’Arago.
1. Pour de plus amples informations sur les Notices de l’Annuaire, voir mon article dans le n°166 (4/2014) de la revue Romantisme consacré à l’astronomie au XIXe siècle, Laurence Guignard & Sylvain Venayre (dir.).
2. Louis Figuier, L’année scientifique et industrielle, tables décennales (1856-1865), Paris, Hachette, p. 5.
3. James Lequeux, François Arago un savant généreux, Observatoire de Paris / EDP Sciences, 2008, pp. 325-328.
4. François Arago, Astronomie populaire, tome troisième, Paris, Gide et Baudry, 1856 (œuvre posthume), pp. 497-500.
5. En italiques dans le texte.
6. À titre d’exemple, la « Lune rousse » de 2014 s’étend du 29 avril au 27 mai. Celle de 2015 ira du 19 avril au 18 mai.
7. Nous savons peu de choses de A.J. Tordeux, pharmacien à Cambrai. C’est un correspondant d’Arago puisque nous trouvons, par exemple, dans les Comptes Rendus de l’Académie des sciences pour 1838 la mention d’une lettre de Tordeux à Arago sur un phénomène de parhélie.
8. Ce que Joseph Fourier (1768-1830) appelait « la chaleur obscure », non visible, dans l’infrarouge. Sur ce sujet, voir l’analyse par James Lequeux d’un texte de Fourier, BibNum, novembre 2010.
9. Ce même phénomène de différence de température peut apparaître avant avril (ou six mois plus tard) : mais les bourgeons n’étant pas encore éclos (resp. les feuilles déjà tombées, en automne), il n’a pas le même impact de gel de la végétation.
10. Chapitre XXXIII « La Lune exerce-t-elle une action sur les nuages de l’atmosphère terrestre ? » de l’Astronomie populaire, tome troisième, op. cit. Il est ici question du dicton « La Lune mange les nuages ».
OUVRAGES ET REVUE
James Lequeux, François Arago. Un savant généreux, Observatoire de Paris et EDP Sciences, 2008. |
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