Histoire de l’École Polytechnique

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Histoire de l’École Polytechnique
Auteur : Ambroise Fourcy (1778-1842), bibliothécaire de l'Ecole polytechnique
Auteur de l'analyse : Jean Dhombres, directeur de recherche émérite au CNRS
Publication :

Histoire de l’École Polytechnique, par A. Fourcy, Ancien Officier supérieur d’Artillerie, Bibliothécaire et Membre du Conseil d’Instruction de cette École, Chevalier de l’Ordre royal et militaire de Saint-Louis, Officier de la Légion d’Honneur ; à Paris, chez l’auteur, à l’École Polytechnique, 1828. Avec dans la marge appel de notes, notes de J. Dhombres explicitant le texte de Fourcy, figurant en annexe.

Année de publication :

1828

Nombre de Pages :
516
Résumé :

La première histoire de l’École polytechnique, faite par son bibliothécaire un peu plus de 30 ans après sa création par la Révolution. Et l’analyse acérée par J. Dhombres (« L’École polytechnique et ses historiens ») des différentes histoires de Polytechnique et des élites françaises, de Fourcy jusqu’au début des années 1980.

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
Juin 2018

« Dans la conscience collective française et l’imaginaire international commun, l’École polytechnique est une institution qui trouve une niche quelque part entre l’Académie française, le vin de Bordeaux, la raison de Descartes et la Tour Eiffel. […] D'où vient cette force du Fourcy, son statut de référence fréquente, alors que l'ouvrage fut composé sous Charles X, l'École ayant à peine passé la trentaine ? […] Souvent l'historien, besogneux collecteur et commentateur de textes, prend pour argent comptant des discours qui n'ont l'École polytechnique que pour prétexte et règlent d'autres combats. Le thème de l'éducation est une des passions rhétoriques du Français, de Condorcet à Bourdieu. »
Voici quelques extraits de l’article de Jean Dhombres, « L’École polytechnique et ses historiens » (1987, republication en ligne BibNum 2018), qui devraient intéresser le lecteur : car si Polytechnique participe d’une mythologie nationale, il se pourrait bien que ce soit aussi le cas de son historiographie, avec ses approximations (débusquées dans son style perçant par J. Dhombres), ses éternels débats (de la création de l’École en 1794 jusqu’en 1987, mais aussi de nos jours…) ; en ce sens, cet article et le texte de 1828 qu’il prend comme point de départ, restent d’une actualité certaine.


Jean Dhombres, mathématicien, historien des mathématiques, historien, est ancien élève de l’École polytechnique (X62), docteur d’État en analyse fonctionnelle, directeur de recherche émérite au CNRS.

 

L’École polytechnique et ses historiens
Jean Dhombres, directeur de recherche émérite au CNRS

Les anciens élèves : un objet historique

1. Origine géographique des élèves

2. Origine sociale

3. Les carrières

4. Le privilège

 

La création de l'École polytechnique : rôle des savants dans la France révolutionnaire

 

Le débat entretenu depuis l'origine : science pure, science appliquée

1. La double position de Monge

2. Science industrielle et permanence du débat : l'ingénieur

3. Le cas des mathématiques

4. La recherche à l'École polytechnique

 

L'enseignement et l'évolution de son contenu à l'École

1. Les cours de l'École

2. L'amont : les classes préparatoires

3. L'aval : les écoles d'application

 

Le corps professoral de 1794 à nos jours

1. Les individualités

2. Le corps

 

Le financement de l'École

 

La vie à l'École

 

Le modèle polytechnique

1. Comparaisons avec d'autres institutions

2. Le débat : Université-Grandes Écoles

3. Le rayonnement extérieur

 

Conclusion

 

                                                                                        

Dans la conscience collective française et l’imaginaire international commun, l’École polytechnique est une institution qui trouve une niche quelque part entre l’Académie française, le vin de Bordeaux, la raison de Descartes et la Tour Eiffel. La démonstration se fait par l’absurde : dans Le Roi se meurt, Ionesco ne fait-il pas comprendre le malheur des temps par cette simple annonce : « Et l'École polytechnique vient de disparaître dans un trou !» ? Autrement dit, cette institution aux élèves bicornus incarne des valeurs françaises, d'autant plus que son histoire couvre les deux derniers siècles et dès les origines la drape de la légitimité républicaine révolutionnaire.

Difficile alors d’échapper à un certain ton quand on entend décrire cette École et écrire son histoire, car en outre l'École est militaire et forme des militaires. En tant que telle, elle participe aux conflits armés qui ponctuent les temps et engendrent les héros : guerre franco-prussienne, Grande Guerre, et dernière guerre par Résistance glorifiée.

Symbole d’une conception scientifique et technique française, l'École polytechnique est d'abord le lieu de formation d’une élite, a priori bourgeoise puisque depuis deux siècles au moins la France l'est dans ses rouages de direction. Cette École est donc ainsi à l'origine de bien des courants qui animent l'élite active, courants canalisés par les liens de camaraderie au fil de carrières parallèles, courants ranimés par la nostalgie des années de jeunesse.

Difficile à nouveau d'échapper à une certaine hagiographie doucereuse, surtout dans les ouvrages anniversaires. Couronnement d’une éducation moderne dont elle se veut le moteur – au point que la gradation des programmes depuis les petites classes vers l'âge de douze ans paraît tendue vers l'entrée dans l'enceinte auguste – l’École polytechnique est le point de mire tant des critiques sur l'impéritie française que des louanges sur les admirables corps d'ingénieurs non moins français. Souvent l'historien, besogneux collecteur et commentateur de textes, prend pour argent comptant des discours qui n'ont l'École polytechnique que pour prétexte et règlent d'autres combats. Le thème de l'éducation est une des passions rhétoriques du Français, de Condorcet à Bourdieu.

Paru en 1828, à compte d'auteur, le livre d'Ambroise Fourcy sur l'École polytechnique échappe aux trois grands travers signalés et sert de référence obligée, souvent pillée. Il fait le bonheur des historiens ou des sociologues, et pas seulement de ceux qui se spécialisent dans l'étude du monde éducatif, ou de ceux plus rares encore qui étudient l'évolution et le développement des sciences et des techniques.

D'où vient cette force du Fourcy, son statut de référence fréquente, alors que l'ouvrage fut composé sous Charles X, l'École ayant à peine passé la trentaine ? Dans les pages qui suivent, nous voudrions répondre à cette question simple, en élargissant la réflexion pour examiner ce que l'on est en droit d’attendre aujourd'hui d’une monographie sur une institution académique, qu’il s’agisse d’un laboratoire universitaire, d’une Grande École, voire d’un centre de recherches industrielles.

Comme il ne convient pas de rêver, c'est en parlant des différents travaux consacrés à l'École polytechnique jusqu'à nos jours, que notre réflexion prendra corps, se nourrissant de l'historiographie disponible en la critiquant autant que de besoin. Une analyse que, d'entrée de jeu, nous voulons constructive, tant pour le curieux qui veut s’intéresser à un aspect spécifique de l'École que pour le chercheur à l'affût de nouvelles pistes. Ajoutons qu'il n’entre pas dans les vues de cette introduction de refaire une histoire de l'École polytechnique, ou de dire d’avance tout ce qu’il y a d'intéressant dans Fourcy, mais bien de confronter quelques points de vue et peut-être même de suggérer de nouvelles études. (On voudra bien excuser dans ces pages l'embarras de certaines litanies d'ouvrages.)

Notons tout de suite que cette démarche critique ne pourrait être suivie pour les autres institutions académiques françaises, tant est faible le nombre de ces lieux de formation et de recherche qui ont attiré l'attention et inspiré la plume des historiens de notre pays. L'École polytechnique doit à son aura d’être l’oasis dans un désert ! Qu'on prenne la moindre des créations académiques anglaises et l’on trouvera, la concernant, plusieurs monographies savantes, des articles de revues, et naturellement des discours, des pièces d’archives reproduites... Les auteurs français semblaient gênés à se limiter à de telles spécialisations, souvent marquées du coin de la civilisation technique, au point de les avoir laissées jusqu’à peu à leurs collègues anglophones. Nos auteurs préféraient les gigantesques panoramas qui font parcourir les siècles et les provinces, genre Histoire de l'Université française ou autres. Quand ils consentaient à s'intéresser aux lieux dispensateurs du savoir, ce furent rarement ceux consacrés aux sciences et aux scientifiques ou aux techniques qui les ont retenus ; il leur fallait matière plus ample, humanités plus corsées.

Cette situation change actuellement en France. Profitons-en pour parler du Fourcy : il en vaut la peine car il donne à penser.

 

Les anciens élèves : un objet historique

Ce qui frappe avant tout face à une institution scolaire ayant quelques années d'âge – quand on entreprend d'en faire l'histoire – c'est qu'elle délimite une population cernable, celle des anciens élèves. En tant que telle, cette population constitue un objet historique bien déterminé, donc un champ d'investigation délimité permettant des réponses aux questions que l'historien voudra bien poser. Aussi élémentaire que la constatation précédente puisse paraître, il est surprenant de vérifier combien peu d'historiens des institutions académiques se sont sentis concernés par cette population en tant qu’objet historique, une population dont ils ne savent pas bien que faire, à vrai dire. C'est que les chiffres sont là et vite impressionnants. Ainsi, l'École polytechnique drainait au début du xixe siècle en moyenne 130 élèves par promotion avec des hauts et des bas, moyenne passée à 220 après 1870, tandis que depuis 1957, il s'agit d’environ trois cents élèves par an et 340 aujourd'hui. En conséquence, voilà que Fourcy, dès 1828, a en face de lui une population de plus de 4 000 personnes. Beaucoup trop ! Eh bien il n'hésite pas... et entreprend de dresser la liste nominale de tous les anciens élèves, promotion par promotion, ainsi qu'une liste alphabétique récapitulative. Et il indique la dernière profession connue de chacun, les décorations reçues et le corps d'option à la sortie de l'École. Ce document est irremplaçable pour quiconque entend connaître les cadres dirigeants de la France du début du xixe siècle. Les historiens successeurs de Fourcy n'eurent pas un tel souci. Bien heureusement, des annuaires édités par la Société des anciens élèves nous procurent ces listes jusqu'à aujourd'hui, en y ajoutant diverses indications utiles[1].

Mais que faire de cet objet historique ? La réponse de Fourcy est donnée dans son livre et elle surprend par son actualité. Alors qu'il vient de dresser une table des fonctions exercées par les pères des élèves d'une promotion, il poursuit :

 

Si l’on avait un certain nombre de documents semblables, mais avec une classification mieux appropriée, on en pourrait former une branche de statistique assez curieuse, qui indiquerait le mouvement des diverses classes de la société vers certains genres de professions. (p. 177)

 

Ce n'est pas tant le goût statistique qui surprend – on connaît les progrès des administrateurs français à ce sujet sous le Directoire et l'Empire – mais l'application aux mouvements sociaux et plus encore le besoin exprimé d’une typologie adaptée des métiers et des classes, c'est-à-dire la recherche de paramètres de repérage.

 

Ce paramètre qu’imaginèrent Izac, Sutter et Toan en prenant la taille des élèves polytechniciens depuis la fondation de l’École jusque vers les années 50 du xxe siècle ; une taille qui pourrait porter témoignage des strates sociales d'origine. Voici leur conclusion[2] :

Les variations de taille, de 1801 à 1954, se caractérisent ainsi : diminution importante des tailles inférieures à la moyenne ; augmentation discrète des tailles moyennes et augmentation frappante des fortes tailles...

Depuis sa fondation, les élèves de l'École polytechnique ont toujours eu une taille moyenne supérieure à celle de l'ensemble des Français du même âge. Cette particularité doit être attribuée, en partie, au fait qu'ils ont toujours atteint très précocement leur taille maximale.

 

Les auteurs posent alors le problème en termes biologiques de sélection et leur discours paraît surprenant, d'un néo-positivisme désarmant :

 

Le problème des corrélations existant entre la croissance physique et le développement de certaines aptitudes intellectuelles se trouve posé. L'aptitude mentale ici en cause est-elle d’ordre génétique ou due à une influence familiale, aiguillant tôt l’enfant vers cette discipline (les mathématiques) ?

 

En tout cas, ils indiquent que pour aujourd’hui :

 

L'accroissement rapide de la taille des conscrits, observé depuis peu, révèle seulement que le retard statural, manifesté depuis toujours par le contingent vis à vis des polytechniciens, a été récemment comblé en partie.

 

Évidemment, c’est le recrutement : âge, origine géographique, origine sociale, qui attire d’abord les regards[3]. La première étude statistique de ce recrutement, au-delà du calcul de Fourcy sur la promotion 1799, est due à Montessus de Ballore en 1893. Plus d’un demi-siècle après, A. Daumard a repris ces études statistiques avec une remarquable précision, tandis que récemment M. Bouillé et T. Shinn [1][4] en faisaient l'objet de travaux pour l'obtention de grades universitaires... Ce dernier auteur publiait sa thèse sous le titre évocateur de « Savoir scientifique et pouvoir social ». Et, comme Fourcy le prévoyait, les conclusions de ces analyses sont fortement orientées par les classifications sociales retenues.

 

Origine géographique des élèves

Commençons par l’origine géographique des élèves. Daumard, pour la période 1815-1847, parvient à l’idée que la répartition régionale par sa relative uniformité, semble avoir moins d'importance que le milieu professionnel auquel appartiennent les parents. Une conclusion que J.H. Weiss [2] reprend à son compte – en l'étendant à l'école centrale des Arts et Manufactures de 1829 à 1847 et de 1910 à 1917 – dans son étude si bien documentée et si remarquablement organisée, The Making of Technological Man : The Social Origins of French Engineering Education. Par comparaison avec les pourcentages nationaux, Weiss constate que Paris, aussi bien pour l’école Centrale que pour l’École polytechnique, l'emporte dans la première moitié du XIXe siècle avec plus du cinquième des élèves alors que la population de la capitale ne dépasse pas 4% de la population française. En 1794, d’après Charles Gardeur-Lebrun [1], il y avait presque 60% de Parisiens à l'École Centrale des Travaux Publics. À peine moins d'un quart des élèves, selon l'étude de Weiss, provient des villes entre 10 000 et 50 000 habitants, alors qu’elles contiennent moins de 3% de la population. Sur un siècle il y a stabilité du recrutement en provenance des villes entre 2 000 et 10 000 habitants. Izac, Sutter et Toan sont frappés par le peu de variation statistique sur le long terme du lieu de naissance et la concordance avec la population des régions.

 

 Seule la région de l’Est comprend un nombre d’élèves un peu supérieur au chiffre que faisaient prévoir les recensements, surtout de 1836 à 1900

 

Les disparités départementales, pourtant notées par Sutter, favorisant l’Alsace et la Lorraine et éventuellement le Nord, ne semblent pas très significatives aux différents auteurs. Autrement dit, la ligne de scolarité coupant la France en deux, en gros Saint-Malo-Genève, que Maggiolo autrefois, et d'autres, ont mise en évidence après le baron Dupin en 1826, semble nettement moins pertinente pour l'entrée à l'École polytechnique[5]. Au Nord de cette ligne, entre 1786 et 1790, plus de deux hommes sur trois, plus d'une femme sur deux, sont alphabétisés, contre moins d'un homme sur trois et d'une femme sur dix au Sud. Il faudrait d'ailleurs, un peu plus tard, plutôt parler d'un triangle Saint-Malo-Lyon-Bayonne, un triangle qui se retrouve dans la carte des conscrits exemptés du service national pour défaut de taille[6]. Mais le recrutement de l'École, ne l'oublions pas, s’effectue, d’après le décret du 7 Vendémiaire an III, par un concours avec 22 centres ouverts et répartis sur toute la France : Dune-Libre (Dunkerque), Amiens, Mézières, Caen, Rouen, Reims, Paris, Metz, Strasbourg, Brest, Rennes, Nantes, Tours, Auxerre, Dijon, Rochefort, Bordeaux, Bayonne, Toulouse, Montpellier, Marseille et Grenoble.

Cette volonté décentralisatrice peut expliquer l’effacement relatif des disparités de scolarisation, malgré un récolement parisien des listes de reçus. Mais on doit regarder de plus près ainsi que D. Julia [3] le fit pour la période révolutionnaire[7]. Les renseignements glanés par cette histoire quantitative sont intéressants. Pour les statistiques ultérieures et une analyse plus fine, il peut y avoir des difficultés de repérage selon que l'on comptabilise le domicile des parents ou le lieu de préparation au concours (par exemple pour le domicile du candidat chez un tuteur ou dans une pension). Les pourcentages d'étudiants reçus parmi les candidats présentés, c'est-à-dire par centre d'examen, ne semblent pas avoir été pris en compte, d'un point de vue régional. C’est dommage ! Fourcy fait la différence – significative – entre les taux d'admission en province et à Paris (page 209). Il faudrait préciser sur le long terme.

 

Origine sociale

L'âge des candidats ou des élèves est une autre donnée, fortement encadrée par le législateur qui a fixé des limites inférieures et supérieures, d’ailleurs variables et contournables dans différentes situations et suivant les époques. Fourcy cite le cas d'un garçon de 12 ans et demi admis en 1794 (Paul Bruet) et s'étend sur les variations liées à une conception de la sortie des élèves de l'École, notamment en direction des professions militaires stricto sensu.

Existe-t-il des disparités régionales ? Certains centres favorisent-ils les plus jeunes, ou les redoublants dans la préparation ?

On ne semble pas s'être inquiété de telles questions, mais c’est à l’évidence sur l'origine sociale des élèves que les regards se veulent les plus scrutateurs. Jouant de la périodisation, T. Shinn [1] avance de chapitre en chapitre, sûr de ses quelques tableaux statistiques établis par sélection aléatoire sur un siècle (1815-1914). Ces statistiques toutefois ne se basent que sur l'énoncé des mêmes catégories sociales – sur un siècle – telles que disponibles sur le registre des élèves conservé aux archives de l'École polytechnique ! L'originalité du travail de Shinn [1] est de corréler le milieu de naissance à la première carrière embrassée par le polytechnicien.

Extrayons quelques citations qui permettent de toucher le thème conducteur de l'ouvrage de Shinn [1]. Première période, celle d'avant 1804 :

 

 L'École polytechnique devient une institution extrêmement cotée, où les familles bourgeoises, défavorisées sous l’Ancien Régime, peuvent offrir à leur fils une formation scientifique avancée et de ce fait, leur ouvrir l'accès aux postes clés de l'État.

 

Peut-être ! Fourcy donne de la situation un tableau sensiblement différent : il comptabilise juste avant 1800 presque 60% d’élèves sans fortune et seulement 14% d’élèves présumés riches. Les élèves reçoivent d’ailleurs un salaire. Fourcy indique que de nombreuses démissions sont dues à la pénurie alimentaire, et signale une mauvaise santé générale. Le chiffre des élèves reçus ne rejoignant pas l'École est considérable, ainsi que la mortalité. Par ailleurs, pourquoi les postes clés de l’État seraient-ils ouverts aux possesseurs d'une formation scientifique ?

Sous Napoléon (1805-1815), T. Shinn poursuit :

 

52% des élèves de l'École polytechnique viennent des couches supérieures de la société française.

 

Pour la période de la Restauration, il ajoute au tableau une autre touche quelque peu étonnante, et qui laisse perplexe tant elle applique au passé des causalités sociologiques du présent.

 

L'entrée à l'École polytechnique devient presque l'exclusivité des candidats ayant une culture littéraire et artistique, ·c'est-à-dire les fils des familles riches.

 

Le dessin géométrique relève-t-il de l'artiste au sens moderne du terme, ou de l'artiste-artisan au sens du XVIIIe siècle, qui n’a rien de bourgeois ?

Pendant ce qu'il appelle l'âge d'or de l'École (1830-1880), Shinn explique :

 

 La haute bourgeoisie se sert de l'École polytechnique et des autres grandes écoles pour concrétiser son pouvoir en accédant, grâce à ces institutions, à des carrières qui lui permettent de monopoliser l'autorité de l'État. Accéder à l'École polytechnique est finalement une façon de se démarquer des autres couches sociales et de se présenter comme l'élite de la nation.

 

Enfin sur la dernière période, celle avant 1914, ce sont les mentalités qui sont invoquées.

 

L'École polytechnique cesse d’être le lieu de légitimation et de confirmation de la haute bourgeoisie, pour devenir un véhicule de mobilité sociale ascendante... Malgré cette ouverture sociale, il n'en reste pas moins vrai que la continuité demeure dans la mesure où l'École polytechnique transmet à ceux qui y entrent, quelle que soit leur origine sociale, un esprit élitiste.

 

Mais elle a perdu « la dimension stratégique qui faisait d'elle l’institution de choix pour accéder à l'élite nationale. »

La liaison opérée par Shinn entre origine sociale et carrière le conduit parfois à des formules à l'emporte-pièce, d'autant qu'il veut expliquer la causalité sociologique par des mesures concernant l'enseignement, le fonctionnement et la discipline de l'École alors que son étude est souvent, faute de place, superficielle sur ces sujets. Il serait pour le moins intéressant de se fonder sur l'étude biographique d'envergure réalisée sur les grands notables du premier Empire sous la direction de L. Bergeron et G. Chaussinand­ Nogaret pour affiner ce que Shinn dit de l'École pendant la même période. D'ailleurs on trouvera dans Weiss [1] (Appendix: Methods and Classifications) une discussion dense sur les classifications sociales (professions, revenus) et les raisons de ne pas suivre les regroupements socio-professionnels[8] de Shinn [1].

On aura intérêt aussi à comparer avec les classifications retenues par Carady-Jones et Jenkins pour le cas de l'Université de Cambridge et son recrutement. L'histoire des institutions académiques n’a aucune raison d'être un monde fermé, protégé des travaux historiques généraux, parcellisé au point qu'un auteur ignore un travail similaire au sien sur une autre institution. Il y va de l'intérêt d'une telle histoire et de sa contribution à la méthode historique. En tout cas, Weiss [1] confirme pour l’école Centrale, entre 1830 et 1847, la proportion de plus de deux tiers d’élèves en provenance de la haute bourgeoisie, relevée déjà à l'École polytechnique. Selon la classification de Shinn [1] excluant les industriels et gros négociants, cette proportion ne serait que de l'ordre du tiers à l'école Centrale, ce qui indique surtout que cette dernière école reçoit les préférences nettes de la catégorie socio­professionnelle exclue. En gros, les classes populaires et les employés sont représentés à 10% à l'École polytechnique et 15% à l’école Centrale pendant la Monarchie de Juillet. Que peut-on en tirer ? Il paraît clair que ce sont les comparaisons qui sont parlantes. Astucieuse et instructive apparaît chez Weiss [1] la comparaison avec deux autres populations, celle de l'Académie des Sciences d'une part et celle des professeurs de physique d'autre part. Sensiblement identiques pendant la Monarchie de Juillet, ces populations diffèrent notablement vers la fin du siècle en ce qui concerne la proportion en provenance des classes populaires et des employés ; ces classes représentent 40% à l'Académie des Sciences, 53% chez les professeurs de physique mais seulement 22% à l'école Centrale[9]. Comme la tendance vers la fin du siècle est à la similarité entre les deux Écoles, on peut en induire la même conclusion quant à l’École polytechnique. Autrement dit, la croissance des institutions éducatives ou de recherche scientifique n’est pas en proportion directe et simple avec la démocratisation : les choix orientés issus des stratégies dues à la stratification sociale jouent un rôle influent. Une constatation qui se trouve corroborée par l'étude de A. Lechat sur les professeurs (toutes disciplines) du Collège de France. On peut aussi vérifier que les industriels et gros négociants qui boudaient l'École polytechnique avant 1850, au profit de l’école Centrale, se retrouvent également représentés, environ le quart de la population, dans les deux Écoles à la fin du siècle. Pourtant aucune étude régionale n’a été réalisée sur des villes portuaires comme Nantes, Bordeaux ou Marseille pour valider ces conclusions quant à cette catégorie professionnelle et en déduire une meilleure connaissance de ses stratégies.

Il serait de toute façon souhaitable que les historiens entreprennent des études statistiques analogues sur les élèves de l'École polytechnique au cours de notre siècle présent, car on a pu voir que ces analyses dépassent en potentialités de conclusion le cadre limité d’une population particulière. Encore faut-il les conduire avec rationalité et bon sens et prendre du temps pour recueillir une information solide[10].

Il serait alors tentant, pour motiver ces études, et ne pas les laisser s'enliser dans une problématique limitée, de poser d’autres questions à cet objet historique de la population des élèves et à tout le moins de brosser des tableaux évolutifs sur les deux siècles quasiment écoulés. D'autres questions ? Par exemple, toutes celles relatives aux candidats à l'École par comparaison aux seuls reçus : les origines sociales des candidats et des reçus sont-elles très similaires[11] ? Existe-t-il des disparités régionales selon les périodes retenues ? Peut-on mettre en évidence d'autres classifications que celles liées aux revenus des parents ?

 

Les carrières

Mais notre objet historique peut encore répondre à d'autres questions : par exemple à celle qui évoque l'insertion-infiltration des polytechniciens dans certaines professions. Grâce aux volumes consacrés à l'École polytechnique à l'occasion de commémorations variées, on dispose certes de remarquables données, généralement non quantifiées, dans certaines branches d'activité professionnelle. Comme le genre commémoratif est volontiers décrié par les historiens professionnels, qu'un ton hagiographique indispose à juste titre, il convient toutefois de rappeler quelques sources suffisamment riches d'autant qu'elles ne sont pas remplacées par d'autres études.

Ainsi le tome II du Livre du Centenaire (cf. École [2]) contient en 566 pages des informations substantielles sur les divers corps militaires et leur histoire, avec des notices biographiques particulièrement utiles car elles mettent en évidence des conflits locaux révélateurs et que l'on aurait tort de laisser à la petite histoire. Sont passés en revue, dans le cadre polytechnicien, le Génie militaire, le Génie maritime, les Ingénieurs hydrographes de la Marine, les Ingénieurs géographes, le corps d'État-Major, l'Infanterie et la Cavalerie, les Officiers de Vaisseau, l'Intendance militaire, le Commissariat de la Marine, les Poudres et Salpêtres et l'Artillerie de Marine et de Terre. Bien entendu les publications d'histoire militaire reprennent différemment ces évocations et les complètent en partie jusqu'à nos jours. Je me contenterai de faire référence à la Revue historique de l’armée (n° 1 et 2) de 1954. Dans le même cadre du Livre du Centenaire, le tome III fait le tour des corps civils et des professions d'ingénieurs, certes dans le même esprit un peu guindé du tome II[12].

Mais nous ne disposons pas d'une étude en profondeur, prenant appui sur le cas des anciens polytechniciens pour interroger les mutations de notre siècle en ce qui concerne la fonction publique - ni d'ailleurs sur la stabilisation du siècle dernier. Des mutations qui ont entraîné, vers les années 80, un véritable maëlstrom vers des activités de gestion dont rend brièvement compte le rapport Friedel-Lecomte d'octobre 1982[13].

Sur ce thème de l'adaptation des élèves d'une école aux carrières embrassées, en particulier sur la concurrence avec l'école Nationale d'Administration, parurent quelques essais parfois brillants, assortis de propositions concrètes qui ressemblent fort à des défenses ou des attaques corporatistes[14].

Il serait donc sage de mettre au point une méthodologie statistique d'analyse historique pour dépasser ces humeurs et éventuellement inscrire certains courants dans le long terme, par exemple le passage, d'après T. Shinn [1] d’une moyenne, d'un polytechnicien sur quatre entrant dans l'Artillerie à sa sortie de l'École, entre 1815 et 1829, à plus d’un sur deux après la défaite de 1870 - ou encore la stabilité sur près d’un siècle du nombre des démissionnaires immédiats, c'est-à-dire n'entrant dans aucun corps. L'évolution des profils des carrières, en particulier dans les corps où les archives sont facilement disponibles et les traditions relativement cataloguées, comme par exemple le système du pantouflage, n'a semble-t­il fait l'objet d'aucune étude systématique. Elles sont indispensables si l’on songe que vers 1905 plus de la moitié des Artilleurs polytechniciens démissionnent dans les cinq ans suivant la sortie de l'École. Études indispensables d’autant que ces dernières années, les corps administratifs et militaires français ont fait l’objet de travaux d'envergure, par exemple grâce à Charle [1] et à J.R. Osborne ou S.W. Sirman. Ces travaux spécialisés recoupent des études de mobilité sociale liée à l’éducation au XIXe chez P. Harrigan, ou des études très vastes et passionnantes qui englobent la formation, les revenus et l'esprit du temps, comme chez C. Charle [2] pour la période 1880-1920, M. Agulhon, E. Suleiman ou J. Wakeford. Il faut signaler A. Thépot [2] qui a étudié la place de l'ingénieur dans la société française et son évolution. Cette foisonnante richesse récente a permis la mise en évidence de certaines lignes directrices concernant les élites. Ne serait-il pas sage - et peu coûteux - d'en authentifier certaines conclusions sur la population des anciens élèves de l'École polytechnique ? Autrement dit, il faut aussi des travaux pratiques pour les historiens et l'École polytechnique est un bon laboratoire. Il faudrait alors utiliser, cum grano salis, les travaux de R.M. Marsh sur les mandarins chinois. On peut constater avec plaisir que des travaux de cet ordre sont quelquefois proposés pour le travail d'apprentis-historiens, par exemple avec des sujets de maîtrise. Ainsi en fut-il, chez F. Gauthier, avec les ingénieurs du Génie Maritime (1810-1932), ou chez A. Collet avec les ingénieurs des Ponts et Chaussées (1830-1930) et chez C. Mercié avec les polytechniciens entre 1870 et 1930.

De nombreux réseaux lient les anciens élèves : professionnels, corporatistes aussi et dans des domaines inattendus comme l'éducation, mais aussi familiaux. Quelques-uns de ces réseaux apparaissent entre 1794 et 1830 grâce aux notices biographiques réalisées sur les· personnages cités par Fourcy (cf. pages 143 et suiv.). Pourtant, de tels réseaux, en particulier les généalogies polytechniciennes directes ou indirectes, n’ont pas fait l'objet d’une étude historique documentée. C'est dommage.

Avec un rien d'imagination, mais de la rigueur, les historiens disposent, grâce aux anciens élèves de l'École, d’un très bon objet historique. Après le colloque du CNRS de décembre 1984 consacré au titre d'ingénieur dont les actes viennent de paraître, après la décision de créer une banque de données sur les ingénieurs, on doit penser que les chercheurs auront des sources fiables comparatives et se lanceront dans des études qui manquent encore cruellement en France. Il me paraît symptomatique que cette banque de données se constitue d’abord avec des éléments concernant les élèves ingénieurs dans différentes grandes écoles françaises. On peut espérer une moisson intéressante[15].

 

Le privilège

Un aspect très particulier, mais fondamental, a été évoqué à plusieurs reprises, celui du privilège exclusif de recrutement dans certains corps civils et militaires pour les élèves de l'École polytechnique.

Fourcy décrit minutieusement l'obtention de ce privilège grâce à la loi du 30 Vendémiaire an IV, un privilège qu'il justifie. Et il relate les débats que ce privilège ne manqua pas de soulever, par exemple en 1798 au Conseil des Anciens. Toute l'histoire de l'École polytechnique, en particulier pendant la querelle émanée de la Société des Ingénieurs Civils et de l'Université, est marquée par des attaques ou des défenses justificatives du privilège, un vocable à fortes connotations en France. Il serait certainement intéressant, au titre de l'histoire des mentalités, de reprendre les multiples arguments avancés de 1795 jusqu'à nos jours pour les examiner à chaque reprise dans un contexte politique, économique et social différent[16]. L'histoire institutionnelle en sortirait toute ragaillardie. Il importerait de lier cette étude aux démarches pour la reconnaissance du titre d'ingénieur diplômé (loi de 1932). Il importerait surtout de sonder le rôle des corps, cloisonnés et quelquefois rivaux malgré les précautions du législateur, dans la diffusion ou le blocage de certaines pratiques technologiques. Les correspondances polytechniciennes, dûment étudiées, permettraient peut-être une meilleure compréhension de l'évolution du tissu industriel et de l'équipement français[17].

Terminons par un pied de nez cette évocation conflictuelle du privilège grâce aux Propos de O.L. Barenton, Confiseur, Ancien élève de l’École polytechnique, une habile reprise d'un argument d'Aristote sur la liberté de créer.

 

Polytechnique, école française, tue le goût du jeu par le calcul des probabilités, et supprime le goût du risque, à la fois en assurant à ses élèves une carrière sûre et en leur donnant le mépris des richesses. (A. Detœuf [1]).

 

 

La création de l’École polytechnique : le rôle des savants dans la France révolutionnaire

La création de l'École est souvent décrite sur le mode épique, et la plupart des auteurs entendent rendre manifeste une influence politique déterminante des savants pendant l'an II de la Révolution alors que « la France semblait perdue ». Ainsi fait J.B. Biot dès 1803 dans son Essai sur l’histoire des sciences pendant la Révolution française. Cette année-là Biot est un mathématicien doté d’un siège à l’Institut au titre des sciences et d’un poste au Collège de France. Il était auparavant professeur à l'école centrale de Beauvais et disciple de Laplace, pour lequel il voulut préparer des commentaires explicatifs de la monumentale mais difficile Mécanique Céleste. C'est aussi un polytechnicien de la première promotion, qui deviendra un physicien de talent avec des travaux sur le pouvoir rotatoire. Il triplera sa position à l’Institut en entrant sur le tard à l'Académie française en 1856 après avoir été élu à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1841[18].

Biot lance donc en 1803 un mode descriptif du fonctionnement de l'École polytechnique en attribuant une influence passagère, mais notable, aux savants de la France révolutionnaire qui soutient victorieusement la lutte contre toute l’Europe.

 

Les savants qui avaient opéré de si grandes choses, jouissaient d'un crédit sans bornes. On n'ignorait pas que la République leur devait son salut et son existence. Ils profitèrent de cet instant de faveur, pour assurer à la France cette supériorité des lumières qui l'avait fait triompher de ses ennemis. Telle fut l'origine de l'École polytechnique. Les faits par­ laient trop haut alors pour que l'on pût mettre en doute l'utilité des sciences et des arts. (Essai, p. 58)

 

Nul doute que ce rôle des savants en général, et non pas seulement d’une poignée politisée, ne représente un cas historique singulier que la France ne connaîtra vraisemblablement plus jusqu'au Front populaire de 1936. Car toute différente est la participation de Marcelin Berthelot, chimiste et mandarin universitaire, au ministère de l'Instruction publique dans un gouvernement laïcisant de la Ille République ou celle de E. Borel, mathématicien, au ministère de la Marine ou encore la fonction de P. Painlevé comme président du Conseil. Ce sont des collaborations individuelles qui n'entraînent pas l'adhésion de la communauté scientifique, ni d’une portion de celle-ci en tant que telle. En tout cas, les contemporains des débuts de l'École soulignent, pour s'en étonner, ce rôle des savants. Deux ans après Biot, S. F. Lacroix en reprend la langue virile dans son Essai sur l'enseignement en général et celui des mathématiques en particulier (1805).

 

Si les premiers mouvements d’une révolution qui devait ébranler l’Europe, faire disparaître plusieurs états et renouveler/es formes d’un grand empire, suspendirent pendant quelque temps la culture des sciences, le besoin ramena bientôt les esprits à ces spéculations... Alors quelques membres du Comité de salut public stimulés par les savants qu’ils avaient appelés auprès d’eux pour s’aider de leurs lumières, saisissant l'occasion d'exécuter des plans aussi vastes que nouveaux, proposèrent la formation de l'École Centrale des Travaux Publics. (Essai, pp. 31-32)

 

C'est Pourcy, toujours gourmé et précautionneux, qui semble trouver le ton juste. Il parle de ce que nous qualifierions aujourd'hui de « lobby scientifique » tout en laissant le rôle de décision au Comité de salut public.

 

Il y avait alors auprès du Comité de salut public, une espèce de congrès de savants, où la plupart des sciences exactes et naturelles se trouvaient dignement représentées. C'est de là que partaient, à la voix du Comité souverain, ces instructions lumineuses, ces inventions sou­ daines, ces expédients ingénieux et rapides qui, dégageant les procédés des arts des vieilles ornières de la routine, élevaient tout à coup leurs produits au niveau des immenses besoins de la Révolution. (cf. p. 13)

 

Ces textes toutefois, ne nous décrivent pas la manière effective dont certains savants, en 1794, agirent auprès du pouvoir, et firent partie intégrante de ce pouvoir. Naturellement nous aimerions en savoir davantage sur cette singularité notable de l'histoire de France. Mais autant il peut y avoir de lyrisme[19] sur la participation des savants à l’effort de guerre chez un G. Pinet [1] ou chez un A. Mathiez dans un article qu'il faut resituer au cœur de la Première Guerre mondiale, autant il manque une analyse de la communauté des savants, en tant que telle, dans son action auprès des pouvoirs publics. C. Richard, l'historien qui jusqu'à présent a le mieux examiné l'effort technique de guerre dans sa thèse Le Comité de salut public et les fabrications de guerre sous la Terreur (1921) juge d'ailleurs la tâche quasiment impossible.

 

Il est difficile de déterminer avec précision le rôle exact de chacun des savants qui unirent leurs efforts à ceux du Comité. Associés à une tâche commune, ils collaborèrent étroitement ; aucun procès-verbal de leurs délibérations n'a été dressé et nous n'avons pour apprécier leur activité que des témoignages indirects ou fragmentaires. Ils suffisent pourtant à donner une idée de l'importance et de la variété des services qu'ils rendirent.

 

Et nous n'apprendrons rien de plus en remontant à G. Pouchet. Un témoin direct, membre du Comité de salut public, parlera de ces savants auxquels on associe parfois son nom. Mais son témoignage se situe à un moment de la Restauration où il importait de ne pas trop rappeler les événements de l'an II, alors que des polytechniciens sont aussitôt allés fleurir la tombe de Monge, mort le 28 juillet 1818. Il n'y avait aucun intérêt à rendre manifeste un lobby scientifique influent en l'an II quand un autre lobby scientifique venait d'obtenir le maintien de l'École polytechnique, après des manifestations peu favorables aux Bourbons. Citons Prieur qui écrit en 1818, dans une lettre au journal La Côte d’Or (20 septembre) :

 

Ainsi l’on voit déjà qu'une part plus ou moins grande dans la création de l'École appartient à plusieurs personnes. Qui a fondé cet établissement ? La Convention nationale sans contredit.

 

Prieur indique son propre rôle dans l'introduction effective, quoique sans statut explicite, d'un groupe de savants auprès du Comité de salut public, et ce bien avant que ne germe l'idée d'une école :

 

Dès mon entrée au Comité de salut public (août 93), j'avais obtenu la permission de réunir dans mes bureaux plusieurs savants, la plupart d’une haute réputation. Ils employèrent leurs talents avec un grand zèle aux opérations de la fabrication d’armes et de poudre dont je m’étais chargé et sans la supériorité de leurs lumières et de leur activité, il n'eût pas été possible d'obtenir l’exécution de cette immense entreprise. Ils rendirent de précieux services pour divers autres objets et jurent d'une ressource infinie quand il s'agit de la question de la nouvelle École.

 

Certains historiens de l'École vont déformer l'image précédente, sans fournir de textes nouveaux ou d'actes précis. Au point que J. P. Callot [2] dans son Histoire de l'École polytechnique, citant le passage de Pourcy déjà fourni, omet les mots « à la voix du Comité souverain » et parle à plusieurs reprises d’un véritable comité des savants qu'il n'hésite pas à baptiser d’« institution admirable ». D’autres auteurs déplacent adroitement l'accent tout en gardant le scénario habilement dépeint par Pourcy. C'est le pouvoir politique qui, délibérément, aurait créé une commission scientifique chargée d'établir les institutions ad hoc pour l'enseignement technique. Du coup, cette commission aurait cru bon d’adopter une attitude directement politique en ouvrant au seul mérite l'École en gestation, nonobstant toute origine sociale, dans le but de garantir l'orthodoxie révolutionnaire des élèves. Citons encore T. Shinn [1] qui veut faire remonter cette commission à l’année 1793.

 

À partir de 1793, la Convention, devant le manque de cadres scientifiques et techniques et les besoins de plus en plus urgents de la nation, décide de constituer une commission composée de scientifiques et des ingénieurs les plus éminents. Cette commission est chargée d'établir un programme qui permette de former un grand nombre de scientifiques et de techniciens politiquement sûrs et compétents sur le plan technique. Le gouvernement fait alors appel à Monge, Lamblardie, Carnot, Prieur de la Côte-d'Or et autres scientifiques renommés qui, bien que n'étant pas des jacobins orthodoxes, se voient chargés de réformer le système d'enseignement technique supérieur français.

 

Certes, plus loin, cet auteur souligne le point du recrutement.

 

L'un des arguments essentiels des trois défenseurs de l'É.P. porte sur les origines sociales des élèves, qui seront recrutés sans discrimination de naissance ni de fortune, mais uniquement sur leur valeur et leur mérite.

 

C'est cette fois la lettre même de Fourcy. Mais prenons garde que ce dernier situe le rôle du concours dans une tout autre perspective que le bon choix politique. Il s'agit du problème de l'égalitarisme sur lequel il nous paraît utile d'insister. Fourcy cite le rapport de Fourcroy à la Convention (septembre 1794) :

 

On veut appeler ceux qui sont déjà les mieux préparés, pour que la République puisse jouir plus tôt de l'exercice de leurs talents. La seule manière de les reconnaître est de les faire passer à un examen qui donne la mesure précise de l'intelligence et des dispositions de chacun d'eux. (pp. 27-28).

 

L'idée même du concours engendrait à plus ou moins long terme la constitution d'une caste bénéficiant de privilèges. Or à l'encontre de celle­ ci portait la condamnation de Rousseau de cette « inégalité funeste introduite entre les hommes par la distinction des talents et l'avilissement des vertus ». Fourcroy lui-même, le 21 Frimaire an II, ne vitupérait-il pas « l’élévation d’une espèce de sacerdoce plus redoutable peut-être que celui que la raison du peuple vient de renverser » ? A contrario, pour la formation des maîtres, en mai 1794, à l'époque même où l'École polytechnique est en gestation, il n'est pas prévu un concours mais un choix, dans chaque administration de district, après consultation des sociétés populaires, de quatre citoyens « reconnus avoir des dispositions pour l’enseignement ». Le projet a dû mûrir tout comme celui de l'École Centrale des Travaux Publics, indifférent à Thermidor, pour aboutir au décret du 9 Brumaire an III (30 octobre 1794) qui lance les écoles normales - en fait une seule école Normale - dix-huit jours après l’arrêté qui organise le recrutement des futurs polytechniciens. L'article 2 s'oppose à la procédure du concours :

 

Les administrateurs de district enverront à l'École Normale un nombre d'élèves proportionné à la population: la base proportionnelle sera d'un pour vingt mille habitants; à Paris, les élèves seront désignés par l'administration du département.

 

L'article 3, du moins sous sa forme littérale, n'est guère limitatif sur le plan politique et très général sur les qualités intellectuelles requises.

 

Les administrateurs ne pourront fixer leur choix que sur les citoyens qui unissent à des mœurs pures un patriotisme éprouvé, et les dispositions nécessaires pour recevoir et pour répandre l’instruction.

 

Cette quasi-simultanéité de deux politiques différentes, à l'École Centrale des Travaux Publics et à l'école Normale, les fait apparaître comme deux mises à l'essai. Cette hypothèse est d’autant moins invraisemblable que du côté scientifique, quelques personnalités se retrouvent dans l'enseignement des deux établissements, précisément Monge, Berthollet, Lagrange. Nous espérons bien que le projet en cours de réédition critique des cours de l'École Normale de l'an III permettra de préciser ces politiques, le rôle effectif des différents savants et leur action politique, notamment pendant ce printemps et cet été 1794[20].

En tout cas, dans Les trois couleurs du tableau noir, la Révolution (1981), D. Julia remet les montres à l'heure quant au rôle des savants. Il y a bien une commission officielle et tardive, elle est certes composée de savants, mais son mandat est moins vaste et les idées essentielles sont a priori indiquées par le pouvoir.

 

Un mois plus tard (21 ventôse, 11 mars 1794), le Comité de salut public crée une commission des travaux publics dont l'une des missions spécifiques est « l’établissement d'une école centrale des travaux publics » et le « mode d'examen et de concours auxquels seront assujettis ceux qui voudront être employés à la direction de ses travaux ».

 

De fait, la Commission des travaux publics fut instituée, séance tenante, à la suite d’un rapport de Barère à la Convention dans lequel il plaidait pour la réunion sous une seule et même administration des ingénieurs chargés des travaux militaires de défense et des ingénieurs civils. Comme souvent à l’origine d’une réforme sérieuse, il y a une carence administrative reconnue et un vide institutionnel. C'est ce qu’indique bien J. Fayet, en 1960, dans La Révolution et la Science. Début 1794, l’école du Génie de Mézières transférée à Metz est à l’abandon, comme est exsangue, faute d'élèves laissés au civil, l’école des Ponts et Chaussées que Lamblardie dirigeait, depuis la mort de Perronet le 27 février. L'idée jacobine d’une réorganisation centralisée des carrières du génie militaire et du corps des Ponts et Chaussées rejoint les soucis de Prieur et de Carnot sur la formation des ingénieurs militaires ; l’enthousiasme est de Monge. Il reste tout à faire : les choses se noueront avant Thermidor, au printemps 1794, grâce à la circonstance heureuse de cette Commission des travaux publics, sorte d’organisme interministériel avant la lettre. Prieur félicite ainsi Carnot qui, en supprimant les prérogatives ministérielles, redistribua les tâches et put grouper « les attributions d'une manière différente sous des activités nouvelles, nommées commissions exécutives ». Prieur, dans le texte déjà mentionné, peut donc assurer que l’idée d’une école unique d’ingénieurs sur des bases nouvelles était dans l'air du temps « et n'a pas été amenée par le désir de personne en particulier... Elle a été forcée par le cours des événements ». C’est une autre façon de dire l’heureuse distribution des tâches liant le civil et le militaire !

Il paraît difficile de préférer l’analyse de Louis de Launay dans son Monge, fondateur de l’École polytechnique.

 

Il (Monge) fut le vivificateur et le metteur en œuvre de la première heure. La part des conventionnels ressemble un peu à celle des souverains ou ministres qui ont leur nom gravé sur un monument pour avoir posé la première pierre ou présidé à son inauguration.

 

Le rôle de Monge est important, mais il ne fut pas seul et les politiques participèrent. A tout le moins il faut connaître ces savants associés, de près ou de loin, à la vie du Comité de salut public. Dans la Commission des travaux publics Pinet [1] fait figurer cinq chimistes authentiques, Berthollet, Chaptal, Fourcroy, Guyton de Morveau et Vauquelin, un physicien, Hassenfratz, deux ingénieurs, Lamblardie et Prieur et le mathématicien Monge. Les liens entre ces neuf hommes sont de diverse nature. Prieur est ancien élève de l’école royale du Génie de Mézières, école où Monge fut un incomparable animateur jusqu’en 1784, cumulant un temps les postes de professeur de mathématiques et de physique. Mais il y a surtout des liens politiques et de Launay parlera joliment de l’aile gauche de la science française. Ces hommes font partie du pouvoir. Prieur, Fourcroy et Guyton de Morveau sont des conventionnels. Prieur est membre du Comité de salut public depuis août 1793 et le restera jusqu'au 10 juillet 1794, y revenantdu 15 Vendémiaire au 15 Pluviôse an III. Fourcroy de même, membre du Comité de salut public du 15 Fructidor an II au 15 Nivôse an III (1er septembre 1794, 4 janvier 1795) siège à nouveau à ce Comité du 15 Pluviôse au 15 Prairial (3 février-3 juin 1795). Monge fut Ministre de la Marine dans le gouvernement Danton de la fin août 1792 à avril1793, Hassenfratz joue un rôle important  à la mairie de Paris auprès de Pache ; c'est comme Fourcroy un personnage du Club des Jacobins. Il existe aussi le lien créé par l'appartenance à la franc-maçonnerie, vraisemblablement dans la Loge des Neuf Sœurs, fondée par l'astronome Lalande. Et on doit surtout consta­ ter tout un dégradé d'engagements depuis la participation politique de plein emploi jusqu'à l'association à différentes commissions étatiques. Il serait vain de faire une distinction entre ce qui revient au politique et ce qui appartient au savant. Est-il savant ou militaire ce Guyton qui au nom du Comité de salut public inspecte de mai à juillet 1794 les opérations d'aérostats à l'armée du Nord ? Est-il savant ou politique ce Monge qui rédige des arrêtés du Comité sur les poudres que Prieur se contente de signer ?

En revanche, le rôle spécifiquement politique de Vauquelin, de Berthollet ou de Chaptal paraît effacé.

Reste évidemment que les liens scientifiques sont forts et ce n'est pas pour rien que l'on a parlé de révolution chimique... avant 1789 en ouvrant ainsi au vocable une riche carrière : cette œuvre militante avec la nouvelle nomenclature chimique soude profondément ces savants par leur collaboration scientifique avec Lavoisier[21]. Ces solidarités se manifestent éventuellement par des sauvegardes : c'est Fourcroy qui protège d'Arcet et Chaptal, chimistes, en les faisant mettre en réquisition pendant l'an II. Il ne faudrait surtout pas oublier que ces savants continuent de produire de la science[22] et donc se surveillent les uns les autres, et se complètent. Et l'on pourrait ainsi tisser bien d'autres liens entre ces hommes, une trame de quotidien, de contingent et de nécessaire. Il faudrait parler de liens provinciaux par exemple avec le clan « bourguignon »[23]. Il faudrait parler des liens familiaux entre Monge et Berthollet[24]. Il faudrait surtout étendre la liste des neuf noms fournis par Pinet, de façon un peu arbitraire, et inclure d'autres personnes actives dans la Commission des travaux publics. Les archives de l'École polytechnique recèlent des lettres qui marquent l'activité de ces savants pour la mise en place de l'École Centrale des Travaux Publics dès Vendémiaire an III : il y a des lettres de Guyton, de Carny, de Pluvinet, etc., sur les instruments de chimie et de physique nécessaires à l'instruction, mais aussi de Fourcroy, de Daubenton, d'Haüy, de d'Arcet. Langins [4], [5], après les outrances de certains historiens, se contente de parler « de relations officielles des savants avec le Comité de salut public » qui sont « celles d'employés individuels parfois rémunérés et parfois non, avec leur employeur[25] ».

Il n'empêche qu'il dut y avoir concertation assez forte de cette commission à partir de la fin mai 1794 pour que l'on se mette d'accord tant sur un programme - dont le moindre aspect révolutionnaire pour qui a l'habitude des mœurs françaises est qu'il ait reçu la sanction gouvernementale moins d'un mois avant l'ouverture des cours - que sur une organisation pratique des études. Des enseignants comme Fourier, Delorme et quelques autres n'interviendront effectivement à l'École qu'à partir de mai 1795, mais Hachette et Barruel interviennent dès la mi-novembre 1794 pour les cours aux aspirants-instructeurs, Prony et Ferry à partir du 21 décembre 1794. Il a donc bien fallu les mettre au courant et les impliquer. Une précieuse indication a contrario nous est fournie par Bernardin de Saint-Pierre, improbable professeur de Morale à l'école Normale de l'an III, qui dans un style inimitable se plaindra d'avoir manqué les réunions préparatoires.

 

Je suis père de famille et domicilié à la campagne. Je m) occupais d'un ouvrage sur l'éducation, entrepris depuis longtemps, lorsqu'il y a environ deux mois, un arrêté du Comité d'instruction publique me chargea de la composition des éléments de morale républicaine pour l'École Normale... Le zèle des représentants du peuple, qui s'anime par les contrariétés mêmes, me fit parvenir, il y a quelques jours, une invitation de me rendre le plus tôt possible à Paris, pour m'y concerter, avec eux et les professeurs de l'École Normale, sur un mode uniforme d'enseignement. À mon arrivée, je l'ai trouvé déterminé...

 

Sans coup férir, de telles concertations entre savants et politiques durent avoir lieu pour la mise en place de l'École Centrale des Travaux Publics, comme d'ailleurs elles avaient eu lieu à l'occasion des cours révolutionnaires en l'an II (cours révolutionnaires sur la fabrication des salpêtres, des poudres et des canons du 1er au 30 Ventôse, école de Mars en Messidor) pour former des techniciens. Ces cours constituent d'ailleurs une des matrices de l'École polytechnique et sont bien étudiés[26].

Cela dit, on doit s'interroger aussi sur l'absence de certains savants pendant ce printemps et cet été 1794, décisifs pour la création de l'École. Ne parlons pas de Lavoisier exécuté comme fermier général le 8 mai 1794, ni de Laplace, précautionneusement en retraite du côté de Melun, et qui ne reviendra en force qu'en 1795, ni même de Lamarck puisque l'histoire naturelle n'entrait pas dans les plans de l'École. Mais que penser de l'apparente mise de côté d'un Lagrange, d'un Lacroix, d'un Legendre, trois savants mathématiciens que l'enseignement ne laissait certainement pas indifférents ? Que dire de l'oubli d'un physicien fondateur de la cristallographie comme Haüy ? Le nom de Legendre fut prononcé comme professeur possible à l'école Normale, mais on retint finalement Laplace ; de même Haüy fut professeur à l'école Normale. Et cette interrogation nous conduit à envisager d'autres activités de ces savants ; Lacroix est chef de bureau à la première section en Vendémiaire an III de la Commission exécutive de l'Instruction publique et Legendre chef de bureau de la deuxième section (Poids et Mesures, Encouragement des sciences).

Il faudrait mentionner d'autres noms, parmi ces savants politiques, ou proches des politiques, selon un jeu souple et variable d'engagements. On devrait signaler en outre le mathématicien strasbourgeois Arbogast, très influent au Comité d'instruction publique, Carny aussi, surtout Prony, Chaussier, Jacotot du clan bourguignon avec Fourier peut-être, Pelletier, mais aussi le physicien Charles, le mathématicien Vandermonde qui fera de l'économie politique à l'école Normale, Vicq d'Azyr ou Thouin.

Ces savants n'auraient-ils la confiance que d'une partie du Comité de salut public ? Fourcroy le voudra faire croire au lendemain de Thermidor, accusant les guillotinés, Robespierre, Couthon et Saint-Just, de s'être montrés hostiles à la science et à sa diffusion. Mais Fourcy, très justement, met cette diatribe sur le compte de l’habileté politique destinée à mieux faire accepter par la Convention un projet sur l'École Centrale des Travaux Publics qu'auraient combattu ceux dont elle s'était débarrassée[27]. Et C. Richard a beau jeu de montrer que rien n'indique une scission à ce titre du Comité de salut public. Toutefois, pour son propos, cet historien crut bon de mêler les aspects industriels, les aspects techniques, les aspects militaires liés à la fabrication des fournitures de guerre, les aspects scientifiques et enfin les aspects économiques, et on ne s'y retrouve plus très bien[28].

Cette richesse d'études historiques conduit à penser qu'une analyse fine des dates d'entrées de certains savants au Comité de salut public et des missions scientifiques ou techniques des uns et des autres permettrait de mieux rendre compte de cette singulière influence.

L'étude en vaut la peine et on pourra utiliser L. Tuetey.

En tout cas, ces savants, avec la mise en place de l'École, recevaient mission d'unifier les enseignements pour les ingénieurs civils et les ingénieurs militaires. Allaient-ils considérer la future École comme préparatoire à des écoles spécialisées déjà en place (Ponts et Chaussées, Mines, Artillerie, Génie, etc.), ce qu'on appelle des écoles d'application, ou bien envisageait-on initialement une suppression pure et simple de ces écoles plus orientées professionnellement ? La question n'a pas seulement un intérêt historique- lié au jacobinisme centralisateur - ou un intérêt sémantique - le pas­ sage de la terminologie d'École Centrale des Travaux Publics à celle d'École polytechnique - mais elle marque une ligne de déséquilibre de l'École tout au long de l'histoire, comme la ligne de séparation des eaux sur une chaîne montagneuse. C'est évidemment sur de telles zones que l'historien doit promener son regard scrutateur, faute de quoi l'intérêt faiblit.

Fourcy le sait et indique que le législateur (par souci d'économie) envi­ sageait la suppression des écoles d'application, du moins dès que l'École nouvellement créée aurait pris « une marche assurée » (cf. page 26). Il oppose à ce parti les intentions des fondateurs de l'École, celle par exemple de Lamblardie, qui reprendra significativement en l'an IV la direction de l'école des Ponts et Chaussées (cf. aussi page 32). Mais sans doute certains pro­ fesseurs devaient hésiter et Fourcy explique un glissement momentané en faveur de la suppression des écoles d'application par l'enthousiasme (une valeur qu'il ne faut jamais minorer quand il s'agit de l'an II ou III) mais aussi par le souci reconnu d'économie et de rationalisation centralisatrice. Avec cette analyse, nous paraît quelque peu injuste la critique de M. Bradley [1], dans un travail d'ailleurs remarquable, sur une erreur d'interprétation de Fourcy au profit d'une École envisagée comme seulement préparatoire aux écoles d'application. Un autre exemple nous permet de justifier la fiabilité du texte de Pourcy. En 1904, au tome V de ses savants procès-verbaux du Comité d'instruction publique de la Convention, l'érudit J. Guillaume consacra vingt-cinq pages à des « documents nouveaux sur la création de t'École Centrale des Travaux Publics » par lesquels il voulait indiquer que cette École fonctionna dès mars 1794, contrairement aux explications de Pourcy. De fait, Guillaume, comme l'a bien montré M. E. Antoine, confond l'École Nationale des Travaux Publics, nouvel avatar de l'école des Ponts et Chaussées, avec l'École Centrale des Travaux Publics.

Les historiens qui consultèrent récemment de près les archives de l'École polytechnique, ou les archives nationales, confirment cette véracité du Fourcy[29]. C'est ici d'ailleurs le lieu de signaler que les archives de l'École polytechnique ont fait l'objet d'un reclassement récent, permettant un accès facile aux chercheurs[30]. On a déjà pu retrouver diverses pièces originales, dont un descriptif d'un cours de Cauchy[31].

Finalement, la loi du 30 Vendémiaire an IV fixa les relations entre l'École polytechnique et les écoles d'application maintenues. Elle instaura le « privilège », et nous avons déjà indiqué le débat qu'il suscite depuis lors. Nous pouvons lui donner d'ailleurs une autre coloration liée à l'opinion des savants. En effet, Pourcy indique les réactions corporatistes du Comité des fortifications dès 1797, c'est-à-dire de fait les réactions du génie militaire, réactions couvertes en gros par le Ministre de la Guerre et transmises au Ministre de l'Intérieur dont l'École dépendait. La commission des travaux publics - véritable ministère plurivalent - ne fonctionnait plus et les querelles d'usage pouvaient reprendre entre civils et militaires.

Mais cette querelle ne risquait pas de scinder le lobby scientifique, à quelques rares personnalités près liées à l'armée par un poste d'examinateur ou de professeur. Il en sera ainsi en gros pendant la première moitié du XIXe siècle et le Conseil de perfectionnement de l'École avec ses représentants d'origine diverse permettra l'arbitrage, autrement dit bien souvent le statu quo. Mais les historiens ont là encore beaucoup de travail à effectuer pour nous apprendre le règlement des conflits et des options au sein de ce Conseil.

Pourtant, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, et au-delà, il y a un conflit au sein même des scientifiques car de nouvelles sciences naissent qui réclament leur place dans l'enseignement ; il s'agit, entre autres, de l'électricité et de la chimie organique. Des écoles spécialisées se créent, grâce à l'effort d'industriels et de scientifiques, en dehors de l'Université et selon le modèle de l'École polytechnique, mais également en concurrence scientifique et professionnelle avec celle-ci. C'est donc un enjeu de nature différente, auquel Pourcy ne pouvait guère songer ; un enjeu que les historiens et les sociologues ont examiné en général de façon ponctuelle, mais sans y accorder une attention dirigée. C'est sans doute un manque, d'autant que cette étude détermine les structurations au sein du « lobby scientifique ». J'emploie à tort cette expression de « lobby » sur toute une période, alors que sa réalité n'est attestée que pour quelques mois en l'an II et l'an III, peut-être prolongée pour une partie jusqu'au Consulat et à l'Empire[32]. Et heureusement nous disposons d'une grande richesse de témoignages directs sur la vie scientifique de cette communauté autour de 1800 à Paris, bénéficiant souvent du regard aiguisé de l'étranger, grâce à Benzenberg, Brugnatelli, Bugge, Cassini, Delambre, Kotzebue, M.A. Pictet, voire Jacobi pour ce qui se passait vingt années plus tard. Réunir ces témoignages en un même volume serait une entreprise louable et originale, au moment du bicentenaire de la Révolution. Mais faut-il parler d'une communauté scientifique à cette époque et donc de son influence ? Au-delà même de l'École et de son histoire, cette question n'a pas reçu de réponse bien satisfaisante chez les historiens car étudier les différents courants d'un milieu scientifique donné n'est pas chose habituelle, encore aujourd'hui. Cette étude nécessite beaucoup de précautions puisque manquent les outils méthodologiques d'analyse. Des métiers peuvent se décrire et Ringer le fit avec force dans The Decline of the German Mandarins. On peut de même décrire un groupement très uni de scientifiques dont la durée ne dépasse guère la décennie comme l'a prouvé M. Crosland [1] dans son étude de la Société d'Arcueil. Mais une génération scientifique paraît un objet historique beaucoup plus disparate, tendue par des motivations bien différentes, occupée à des tâches sociales assez variées, du naturaliste au médecin, de l'astronome au géodésien. Se restreindre aux scientifiques, n'est-ce pas un leurre ? Ne faut-il pas plutôt prendre globalement les élites intellectuelles ? Mais pour citer un exemple, que reste-t-il de la spécificité du monde scientifique dans le travail de Charle [2] ? Autant de questions que la pratique historienne devra résoudre.

Roger Hahn [1], dans son étude « anatomique » de l'Académie des Sciences de Paris de 1666 au tout début du XIXe siècle, a réussi la gageure du long terme en restreignant le champ aux stratifications institutionnelles et à leurs évolutions.

C. C. Gillipsie [2] est beaucoup plus ambitieux dans son décryptage d'une société scientifique au sein de la société française de la fin de l'Ancien Régime et entend poursuivre sous la Révolution et jusqu'à l'Empire. N. Dhombres [1] tente, au-delà des clivages de générations, dans un chapitre intitulé « Sciences, Idéologies et Pouvoir », de scinder les attitudes idéologiques des scientifiques autour de 1800 d'une part à l'égard du progrès, de la science « populaire », de la science « utile », du nationalisme, et d'autre part à l'égard des grands problèmes scientifiques d'une époque.

Nous n'avons indiqué ici que quelques exemples d'études relativement récentes - et correspondant à la période de vie de l'École polytechnique - pour signaler que leur problématique pourrait trouver matière à réponse grâce à une étude bien menée de l'histoire de l'École polytechnique, s'appuyant sur la richesse des documents, sur la variété des scientifiques en jeu, tant des enseignants que des enseignés, et sur la multiplicité des enjeux liés à l'industrie, aux services civils ou militaires de l'État. À titre d'exemple, nous allons maintenant considérer le débat science pure – science appliquée, par le biais de l’Époque polytechnique.

Mais notre propos principal plus général et certes plus vague, est de rap­peler qu'en écrivant de l'histoire, il faut aussi vouloir répondre à des questions. C'est la seule façon d'ailleurs d'être autre chose que bavard ! Ce que Fourcy devient brutalement pour les événements survenus à l'École après 1816, événements auxquels il ne consacre heureusement qu'une trentaine de pages, lorsqu'il n'entend plus alors que gommer tous les aspects de l'École dérangeants pour le pouvoir.

 

Le débat entretenu depuis l’origine : science pure – science appliquée

L'opposition à l'École polytechnique entre les sciences pures et les applications est née avec l'École elle-même et on peut tenir sans tromperie que l'originalité intellectuelle majeure de cet établissement réside dans l'apparente contradiction entre une fonction de formation d'ingénieurs tournés vers la pratique et un objectif explicite de méthodologie scientifique théorique. Les deux personnalités dominantes dans la vie de l’École de 1794 à 1825, que sont Monge (mort en 1818) et Laplace (mort en 1827), sont d'accord sur l'essentiel à ce sujet : utiliser dans l'enseignement les méthodes les plus générales, donc les plus théoriques, les mieux assurées et éventuellement les plus récentes, pour conforter la possibilité d'applications, dont seules quelques-unes sont explicitement inscrites au programme et doivent alors faire l'objet d'un travail concret.

 

La double position de Monge

Pourcy est d'une grande clarté sur cette décision générale, apparemment impossible à tenir car elle joue sur deux tableaux, et qui fut constamment maintenue.  Certes, on entendra Théodore Olivier [1], une des chevilles ouvrières de l'école Centrale, opposer en 1851, dans ses Mémoires de géométrie descriptive, théorique et appliquée, une « École de Monge » tournée vers la pratique et une « École de Laplace » toute théorique, et vitupérer la détestable influence des Laplace, Poisson et Cauchy lors de la réforme de la Restauration.

Cette opposition facile est souvent reprise et comme les documents ne la confortent pas, on invoque un esprit acquis en 1816. Citons par exemple[33] :

 

Quant à l'enseignement, des changements essentiels y sont apportés : non pas tellement dans les matières que dans les méthodes et dans l’esprit, à la fois plus élevé et plus théorique. Polytechnique cesse d'être l’ « École de Monge » pour devenir l’ « École de Laplace ».

 

Pour en finir avec cette mauvaise tradition, il suffit de signaler que l'année 1819 voit l'institution de deux nouveaux cours, l'un sur la théorie des machines et le calcul de leurs effets, l'autre sur l'arithmétique sociale, selon la terminologie empruntée à Condorcet, c'est-à-dire l'utilisation des statistiques et des probabilités pour tout ce qui touche aux moyens de production, aux assurances, à la monnaie[34], etc.

En outre, faire de Monge un esprit essentiellement concret et de Laplace un théoricien à tout crin est contraire à ce que nous savons de ces savants qui tous les deux participèrent aux travaux expérimentaux de Lavoisier[35], mais surent tout autant mettre la théorie, quelquefois très sophistiquée, au service de domaines a priori concrets: on peut penser d'une part à la théorie des remblais et des déblais de Monge, un mémoire de 1775 au titre trompeur puisqu'il pose la base des congruences des droites qui serviront bientôt en optique théorique grâce à Malus et on peut évoquer d'autre part la théorie de la capillarité de Laplace (tome III de la Mécanique Céleste de 1805), un monument de mathématiques pures et de précisions expérimentales. Il y aurait, il est vrai, un très beau sujet à traiter sur un parallèle des façons de procéder, scientifiquement, de Monge et de Laplace et sur leurs attitudes pédagogiques respectives[36].

Il faut ajouter qu'autant Monge est un personnage chaleureux, adorant le contact avec les élèves et fort d'une expérience qui remonte à l'École royale du Génie de Mézières, autant Laplace est distant, hautain, aimant les petits cercles choisis, comme la Société d'Arcueil. Il n'a vraiment bénéficié, d'ailleurs, que de quatre mois d'expérience pédagogique à l'École Normale de l'an III[37]. De plus, en mettant en jeu une formation théorique au service ultérieur de la pratique, Laplace et Monge ne sont pas des novateurs. Ils sont fidèles au sens du mot ingénieur auquel nous a habitués la Renaissance italienne : un homme formé aux spéculations théoriques des mathématiques et les tournant vers la technique et les réalisations concrètes. Dans l’Encyclopédie de Diderot (édition de 1787), le mot ingénieur est appliqué pour désigner les hommes au service de la marine et des ponts et chaussées, d'abord formés dans des écoles et non sur le tas.

Toutes ces sortes d'hommes sont élevés dans les écoles d'où ils passent à leur service, commençant par les postes les plus bas et s'élevant avec le temps et le mérite aux places les plus distinguées.

Et l'on retrouve indiqués dans cet article de l'Encyclopédie, les quatre piliers de la formation imposée à l'école royale du Génie de Mézières par d'Argenson dès 1750 : arithmétique, géométrie, mécanique et hydrodynamique. L'usage du dessin est recommandé, la coupe des pierres aussi. Monge insistera considérablement sur la représentation géométrique, sur la coupe des pierres ou des charpentes, mais inscrira cette pédagogie dans une formation analytique et théorique des élèves[38].

 

 

Science industrielle et permanence du débat : l'ingénieur

Plusieurs historiens refusent de comprendre cette position bifrons de Monge entérinée dans la vie de l'École et nous racontent insidieusement une tout autre histoire. Ainsi avec l'École polytechnique à travers l'histoire, P. Tuffrau [1] prépare le terrain pour rendre évidente la soi-disant duplicité des savants face aux conventionnels : on voulait des ingénieurs et des officiers, ils font des savants ! Il y a là un habile mais vain jeu d'écriture.

 

Avant tout, l'École est née des besoins urgents de la France révolutionnaire, au moment le plus terrible de son histoire : 1793... C'est alors que quelques savants illustres, qui avaient toute la confiance du Comité de salut public, lui suggérèrent de créer une école unique à Paris... Comment ces savants – Monge, Berthollet, Chaptal, Fourcroy, Guyton-Morveau, Lamblardie – avaient-ils gagné la confiance de ces gens terribles et terriblement défiants ? Par un loyalisme à toute épreuve. (École [1]).

 

Cet exorde permet l'enchaînement crucial de cette « duplicité » :

 

Sous couleur de préparer des officiers instruits et des ingénieurs capables, ils travaillèrent à constituer un centre de hautes études désintéressées, et à élever (le mot est de Monge) « le plus magnifique monument à l'Instruction publique ».

 

J. Favet [1] se contente de citer Monge laissant un mémoire avant de partir en mission pour l'Italie, au cas où le Corps législatif attaquerait l'École :

 

Lorsqu’on a créé l'École, on voulait à la vérité préparer des officiers et des ingénieurs, mais on avait un but bien plus vaste et bien plus élevé, celui de stimuler tout à coup le génie français prêt à s'endormir, de rappeler l'attention vers les sciences, de ranimer l'amour de l'étude et de rendre à la France un éclat non moins solide et non moins brillant que celui de nos armées.

 

Mais cette citation n’implique nulle duplicité et pour s’en convaincre, il suffit de lire la description des motifs de constitution de l'École Centrale des Travaux Publics telle que fournie par Fourcroy à la Convention, et qui donna précisément lieu à un vote unanime, le 7 Vendémiaire an III. On trouvera ce texte cité dans son intégralité dans le livre de J. Langins [5] : la République avait besoin de savants : l’École Centrale des Travaux Publics de l’an III, et nous nous contenterons ici de quelques lignes. Tout d'abord, l'École n'offre pas une formation encyclopédique : on y privilégie, de façon approfondie, les mathématiques et les sciences physiques (lesquelles incluent la chimie) :

 

Le nombre et l'utilité des connaissances mathématiques et physiques, qui constitueront l'enseignement dans l'École des Travaux Publics, exigent que le cours complet des études dure trois années.

 

Et tout autant que la formation des ingénieurs, on a en vue l'accroissement du savoir scientifique dans ces domaines, qualifiés de sciences exactes.

 

Le Comité doit vous dire que la grandeur de cette École est digne du peuple auquel elle est consacrée; qu’elle sera sans modèle en Europe; qu’elle satisfera doublement et aux besoins de la république et à l'instruction générale que le peuple réclame depuis cinq ans ; qu'elle répandra de proche en proche, et dans toute la république, le goût si avantageux de l'étude des sciences exactes, et que c'est enfin un des plus puissants moyens de faire marcher, d'un pas égal, le perfectionnement des arts utiles et celui de la raison humaine.

 

Prieur [1] de la Côte-d'Or, en juin 1795[39], un mois après l'ouverture des cours réguliers, et quelques mois après les cours révolutionnaires, confirme la double vocation de l’École : formation des ingénieurs, mais aussi des savants et des professeurs[40].

 

Non seulement l'École Centrale des Travaux Publics formera des candidats instruits pour les différentes jonctions d’ingénieurs, mais il en sortira des architectes, des hommes propres à faire de grandes entre­ prises de manufactures, soit dans les arts mécaniques, soit dans les arts chimiques, des dessinateurs de plusieurs genres, des peintres même, des instituteurs pour des sciences aussi rares que précieuses; enfin, ne fût­ce que des citoyens éclairés qui, suivant leurs dispositions et leur goût, pourraient embrasser la profession dans laquelle ils croiraient le mieux réussir.

 

Quelques années plus tard, alors que la tourmente révolutionnaire est stabilisée et que les besoins d'une situation de crise sont régularisés, la même position est tenue dans un Essai sur cette question proposée aux élèves de l'École polytechnique : Quelle a été l'influence de l'École polytechnique sur la perfection des travaux dans les services publics, civils et militaires ; et sur l'instruction publique en général ?

Le travail de J. P. Hoguer, élève à l'École, dut suffisamment refléter la politique officielle pour pouvoir être imprimé en 1805, sans doute avec l'aide d'Andrieux, le tout nouveau professeur de belles-lettres. Le langage en est simple et l'exposé commence par une description des fonctions « d'un officier des services publics », une association linguistique sans doute volontaire, qui manifeste l'autre bipolarisation de l'École, voulue dès l'origine et qui lie la fonction des militaires à celle des ingénieurs.

 

Aussi utiles dans la guerre que dans la paix, leurs travaux intéressent également l'État et les particuliers. Mais les connaissances qu'ils exigent, sont encore au-dessus de leur importance. Il faut que l'ingénieur soit instruit à la fois dans les théories les plus relevées des sciences, et dans les pratiques les plus vulgaires des arts mécaniques. Placé entre le savant et l'ouvrier, il est auprès de l'un l'interprète de l'autre.

 

Hoguer justifie ensuite la centralisation des études à Paris et le système de recrutement : on croit entendre le texte de Fourcroy prononcé dix ans plus tôt. Et Hoguer vient au point de cette « heureuse et sage combinaison de la théorie et de la pratique... dont l'influence réciproque serait presque nulle, si ces deux études étaient séparées. » Qui dit études théoriques, en ce début du XIXe siècle, entend sciences mathématiques, lesquelles contenaient la mécanique.

 

En formant des mathématiques la base de l’instruction, les fondateurs les ont considérées sous le double rapport de leurs applications aux services publics, et de l'influence qu'elles exercent sur le perfectionnement des facultés intellectuelles, second résultat aussi important que le premier pour les ingénieurs.

 

Une justification des plus classiques de l'utilisation des mathématiques dans la formation. L'argument qui suit est plus subtil sur les calculs nécessités par la mécanique pratique.

 

Et comment pourra-t-il calculer les forces qu'il s'agit de combiner et de mettre en jeu, si son esprit n'est pas habitué à la métaphysique délicate, qui présidant aux passages de l'analyse et de la géométrie à la mécanique, lie par une chaîne à la fois solide et légère, des vérités abstraites à des objets sensibles, et conduit du domaine imaginaire de la pensée au domaine réel de la nature ?

 

Monge ne disait rien d'autre dans le programme qu'il donnait de l'étude de la géométrie descriptive pour les élèves de l’École Normale à l’occasion de sa première leçon, le 1er Pluviôse an III, précisément à l'époque même où se déroulaient tant les cours révolutionnaires de l’École Centrale des Travaux Publics que les cours spéciaux destinés aux aspirants-instructeurs ?

 

Pour tirer la nation française de la dépendance où elle a été jusqu’à présent, de l’industrie étrangère, il faut premièrement, diriger l’éducation nationale vers la connaissance des objets qui exigent de l’exactitude, ce qui a été totalement négligé jusqu’à ce jour, et accoutumer les mains de nos artistes au maniement des instruments de tous les genres, qui servent à porter la précision dans les travaux, et à mesurer ses différents degrés: alors les consommateurs, devenus sensibles à l’exactitude, pourront l’exiger dans les divers ouvrages, y mettre le prix nécessaire, et nos artistes familiarisés avec elle dès l'âge le plus tendre, seront en état de l'atteindre.

Il faut, en second lieu, rendre populaire la connaissance d’un grand nombre de phénomènes naturels, indispensable aux progrès de l'industrie ; et profiter, pour l’avancement de l’instruction générale de la nation, de · cette circonstance heureuse dans laquelle elle se trouve : d'avoir à sa disposition les principales ressources qui lui sont nécessaires.

Il faut enfin répandre, parmi nos artistes, la connaissance des procédés des arts, et celle des machines qui ont pour objet, ou de diminuer la main d’œuvre, ou de donner aux résultats des travaux plus d'uniformité et plus de précision : et, à cet égard, il faut l'avouer, nous avons beaucoup à puiser chez les nations étrangères.

On ne peut remplir toutes ces vues, qu'en donnant à l'éducation nationale une direction nouvelle.

C'est d'abord, en familiarisant avec l'usage de la Géométrie descriptive tous les jeunes gens qui ont de l'intelligence, tant ceux qui ont une fortune acquise, afin qu'un jour ils soient en état de faire de leurs capitaux un emploi plus utile, et pour eux et pour la nation, que ceux mêmes qui n'ont d'autre fortune que leur éducation, afin qu'ils puissent un jour donner un plus grand prix à leur travail.

Cet art a deux objets principaux.

Le premier est de représenter avec exactitude, sur des dessins qui n’ont que deux dimensions, les objets qui en ont trois, et qui sont susceptibles de définition rigoureuse. Sous ce point de vue, c’est une langue nécessaire à l’homme de génie qui conçoit un projet, à ceux qui doivent en diriger l'exécution, et enfin aux artistes qui doivent eux-mêmes en exécuter les différentes parties.

Le second objet de la Géométrie descriptive, est de déduire de la description exacte des corps tout ce qui suit nécessairement de leurs formes et de leurs positions respectives. Dans ce sens, c'est un moyen de rechercher la vérité ; elle offre des exemples perpétuels du passage du connu à l’inconnu ; et parce qu’elle est toujours appliquée à des objets susceptibles de la plus grande évidence, il est nécessaire de la faire entrer dans le plan d’une éducation nationale.

 

L'École polytechnique, par Monge interposé, incarne à tel point cette liaison entre la science pure et la science appliquée, que lors de la création de l'École centrale des Arts et Manufactures, en 1829, les membres fondateurs Lavallée, Pinet et Théodore Olivier avaient l'impression de renouer avec cette école de pensée qui aurait été dénaturée à l'École polytechnique elle-même au fil des âges et des réformes. J. H. Weiss [2], dans son étude de l'école Centrale, termine un chapitre très bien charpenté, intitulé « The curriculum justified », par ces mots que je traduis :

 

Ce qui effectivement se passa à Polytechnique importe moins que ce qu'Olivier pensait qu'il s'était passé. La langue qu'il choisit de prendre pour exprimer son impression d'une trahison de l'œuvre de Monge nous offre un regard sur l’éthique diffuse de l'école Centrale en ses premières années. Les centraux renouaient avec une tradition sacrée d'éducation des ingénieurs, détériorée par l'élitisme et la trop grande dévotion à la théorie pure de ces hommes responsables de l'École polytechnique pendant la Restauration.

 

Weiss [2] entend inscrire le débat science pure - science appliquée, ou la rivalité École polytechnique - école Centrale qui en serait une autre facette, dans un cadre sociologique, celui de la constitution d'une classe et d'une profession, celle d'ingénieur civil. Il fait alors appel à une superstructure qui permettrait de justifier idéologiquement cette classe en la fondant sur un savoir, sur une connaissance. Il s'agit de la Science industrielle et le chapitre portant ce titre dans l'ouvrage de Weiss est exemplaire par ses points de vue, d'autant qu'ils ne restent pas rhétoriques, mais envisagent plusieurs niveaux à partir de judicieuses citations. D'abord il y a le niveau des cours de physique de Péclet et des cours de chimie de J. B. Dumas. Il y a ensuite les relations entre mécanique théorique et mécanique pratique chez des hommes à la fois ingénieurs de formation et de goût et théoriciens comme Navier, Coriolis ou Poncelet, et l'on pourra compléter cette description par les travaux précis de Grattan-Guinness [2][41]. Enfin, Weiss se situe au niveau de la justification intellectuelle et philosophique, en assignant à l’ingénieur un rôle dans l'arbre de la connaissance, par la science industrielle. Il fait appel à des écrits perspicaces mais ambigus de A. Comte dans le Discours sur l’esprit positif de 1844[42].

Cette perspicacité dans l'analyse de la constitution d'une classe sociale a quand même ses limites historiques dans la mesure où le débat science pure - science appliquée se reproduit pratiquement dans les mêmes termes à l'École polytechnique depuis 1794... jusqu'à aujourd'hui et il est fort à parier qu'il en sera ainsi demain encore. Or, la profession d'ingénieur, avec la reconnaissance du titre et sa défense juridique en 1932, est désormais bien établie tandis que le vocable de science industrielle n'a plus cours aujourd'hui : on parle de technopoles, d'universités de technologie, etc. !

Au moins, les thèses avancées avec brio par Weiss montrent a contrario le danger de la simple étude chronologique d'une institution académique. Un danger que les historiens de l'École polytechnique semblent ignorer puisqu'aucune histoire de l'École ne donne sur le débat science pure - science appliquée autre chose que de brefs instantanés, oscillant d'un redressement théorique à un élargissement vers la pratique. Le lecteur attentif aura remarqué que les exemples choisis pour illustrer ce débat portent surtout sur la période du début de l'École. Mais c'est faute d'études disponibles sur les périodes ultérieures. On est déçu par Ashby. C'est bien dommage mais il y a quand même des textes de A. Léon [1], [2], et il faut lancer un appel aux historiens, d'autant que les comptes-rendus du Conseil de perfectionnement portent témoignage des questions posées. Même s'il parle en témoin, on ne peut en effet se contenter des ricanements d'Arago sur la fin de sa vie, pour faire pièce aux réformes imposées à l'École par Le Verrier dès 1850 et qu'il comparait aux efforts similaires pour diminuer le rôle des mathématiques sous Napoléon 1er.

 

Des généraux, dont tout l'avancement s'était fait sur les champs de bataille, des généraux, très braves canonniers, mais nullement artilleurs, harcelaient sans cesse l'Empereur de leurs doléances sur ce qu'ils appelaient les tendances trop scientifiques des officiers sortis de l'École polytechnique. (Sur l'ancienne École polytechnique, Paris, Bachelier, 1853).

 

Et Arago [1] de citer des réalisations techniques et pratiques d'anciens polytechniciens depuis le môle d'Alger et les lentilles de Fresnel, jusqu'au traitement des pouzzolanes et la manufacture d'Indret près de Nantes. Qu'est-ce que cela prouve ? Presque 70 ans plus tard le maréchal Foch tiendra le même langage que les « braves canonniers » ! Il nous manque à vrai dire une vue convenable sur les liens évolutifs de l'École avec le monde industriel, dans le style de ce que G. Roderick et M. Stephens, ou Sanderson, firent pour des cas anglais. Et ce manque est une gêne considérable pour apprécier le rôle effectif de l'École au XIXe comme au XXe siècle. Il ne faut pas oublier qu'avec le privilège les élèves les mieux placés sont assurés d'entrer dans un corps, c'est-à-dire de nourrir les services de l'État, militaires et civils : services de la haute fonction publique si chers à la bourgeoisie française, services qui ont une composante bureaucratique que l'on verra fortement accentuée jusqu'à nos jours. De sorte que le lien avec l'aventure technologique a pu se détendre notablement ou prendre d'étranges détours. Les notices biographiques sur les polytechniciens cités par Fourcy (cf. pp. 143-193) font ressortir l'important rôle technique de ces ingénieurs autour de 1820 - dans l'équipement français pour les voies de communications (routes, canaux) - et l'urbanisation[43] : elles sont plus silencieuses sur le lien industriel. Comment évoluèrent les carrières et les participations aux grands projets techniques au cours du siècle passé et du siècle présent ?

Voilà une bonne question historique, trop vaste certes, et qui nécessite une approche méthodologique bien structurée. Mais plusieurs historiens ont déjà réfléchi avec bonheur sur de telles questions et l'étude du cas polytechnicien pourrait venir étayer ces réflexions[44].

Il faut signaler pour son intérêt l’étude sur le groupe X - crise, pris sur cinquante ans[45], et celle de G. Desaunay.

En attendant, rappelons la pirouette de A. Detœuf :

 

La Science et l'Industrie, voyons, c'est Painlevé et Loucheur, c'est le cul et la chemise : ne me demandez pas lequel des deux est la chemise !

 

Revenons à l'École. La position sur vingt ans de Monge et Laplace quant à la répartition entre la théorie et les applications fut quelquefois sérieusement dénaturée par ceux qui pensaient en être les héritiers au nom de la logique administrative. Ainsi citons un texte qui fait réponse à un projet de Coriolis, devenu directeur des études en 1838, et désireux d'adapter l'enseignement[46].

 

Quoi qu'il en soit, l’École polytechnique, appelée lors de sa création : et avant qu'on se soit cru obligé de lui imposer un nom grec, École des services publics, n’est point destinée à renseignement spécial des sciences mathématiques et physiques, dans ce qu'elles ont de transcendant ; on aurait dû la nommer école de Théorie, par opposition à la dénomination d'école d'Application, qu'on a donnée à celles où les élèves sortant de l'École polytechnique reçoivent l'instruction relative aux différents services publics auxquels ils sont appelés. Elle n'est ou ne doit être que préparatoire à l'égard de celles-ci: on doit y enseigner tout ce qui est commun en fait d'instruction, à l'ensemble de ces écoles, c'est le principe des théories générales, des formules analytiques, appliqué à l’'instruction: établir d'abord, et dans une seule et même école, tous les principes, toutes les règles et les méthodes des Mathématiques, les lois de la Mécanique, de la Physique et de la Chimie, pour en laisser faire les applications définitives, dans les écoles spéciales des Ponts et Chaussées, des Mines, etc.

 

La balance voulue par Monge se trouve déséquilibrée[47] ! Saluons à nouveau d’un clin d'œil A. Detœuf [1] qui a sur ce débat un aphorisme malicieux :

 

Plus l'école nous enseigne de pratique, plus elle nous donne l’illusion de savoir, plus elle fait de nous un être inapte à apprendre. L'X a appris à apprendre, et on l’a maintenu si loin de la réalité que, lorsqu'il y entre, il ne peut pas ne pas se rendre compte de son ignorance. C'est une puissante raison de succès.

 

 

Le cas des mathématiques

Le débat science pure - science appliquée recouvre en partie celui des mathématiques transcendantes comme opposées aux mathématiques appliquées. Mais il faut faire attention à ne pas confondre divers aspects tout en ne bousculant pas trop la chronologie. C'est là que l'historien doit faire un effort minimum d'examen du contenu. Ainsi Monge que nous avons longuement cité règle magnifiquement le problème pour la géométrie descriptive[48]. C'est vraisemblablement l'équilibre qu'il sut trouver qui peut expliquer la longévité de cette géométrie jusque vers les années 1950, alors que, dès 1850, elle paraissait obsolète tant du point de vue théorique que du point de vue pratique. Cette partie de la géométrie sera même appelée « la science industrielle » par Hachette. Pour l'analyse mathématique, au contraire, le débat est resté vif tout au long de l'histoire de l'École. Vers 1820, il se situait ainsi : fallait-il présenter cette analyse aussi simplement que possible, donc en particulier en faisant appel à l'intuition géométrique, ou devait-on suivre la voie de la recherche mathématique de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, voie qui passait par un point de vue analytique d'une généralité maximale ?

Mais à présenter ainsi le débat, on oblitère un aspect essentiel : les fondements de l'analyse, depuis 1730 environ, avaient fait l'objet d'attaques philosophiques sérieuses et même le point de vue algébrique de Lagrange, publié à partir de 1797, n'était pas reconnu comme satisfaisant, encore qu'il mettait en avant la notion de dérivation. En outre, Gauss ou Bolzano critiquaient sur le fond l'emploi de la géométrie en analyse. Pour se convaincre des difficultés, il suffit de lire l'ouvrage de L. Carnot, publié en1797, Réflexions sur la métaphysique du calcul infinitésimal, où l'on constate un syncrétisme assez surprenant pour un mathématicien. Or cette analyse, on le savait bien, était l'outil-clef pour la mécanique depuis l'ouvrage de Lagrange, la Méchanique analitique (1788). Nombreux furent les professeurs, notamment dans les écoles centrales entre 1795 et 1803, qui s'essayèrent à trouver un fondement logique, permettant à coup sûr de ne pas se tromper dans l'application du calcul différentiel et intégral. Cauchy en 1821, dans son Cours d'analyse algébrique de l’École Royale polytechnique, propose une nouvelle architecture de l’analyse, basée sur la notion de limite, de continuité et de fonction[49]. Ordre logique, relative concision, spécificité du domaine, récupération des résultats connus, tous les ingrédients sont présents pour que le cours soit adapté. Hélas, comme corollaire, il y a non seulement la nouveauté mais une totale remise en cause des modes précédents d'enseignement, par exemple celui des infiniment petits qui reçoivent chez Cauchy un statut fonctionnel et peuvent être traités, disons comme des suites (xn)n≥1 qui convergent vers O. Branle-bas, même chez un Laplace, et le Conseil d'instruction décida en 1825 de revenir au statu quo. Cauchy réplique vertement[50].

 

Si quelques parties du cours d’analyse et de mécanique ont été con­ sidérées par plusieurs personnes comme exigeant des élèves, surtout dans la première année, un travail trop considérable, cela ne tient nullement à la méthode suivie aujourd'hui par les professeurs, mais au grand nombre d'articles ajoutés depuis la réorganisation de l'École, au programme de la première année, et à la rigueur que les professeurs s'étaient pro­ posé de mettre dans leur démonstration. En comparant les nouvelles méthodes avec celles qui étaient autrefois en usage, on reconnaîtra sans peine que les nouvelles sont en général plus simples, quand elles ne sont pas plus rigoureuses. Au reste, si l'on sacrifie quelque chose de la rigueur, ainsi que l'un des professeurs d'analyse l'a proposé dans la séance du 24 novembre dernier, l'expérience démontrera bientôt que les nouvelles méthodes, loin de nuire à l'instruction des élèves, leur permettent d’apprendre, en moins de temps et avec moins de travail, tout ce qu'ils apprenaient autrefois.

 

L'ingénieur est celui qui reçoit une formation théorique marquée par les mathématiques. Pour justifier cette formation, les arguments peuvent varier au cours des temps allant même jusqu'à un principe d'austérité morale, sans doute pour faire pendant à une Angleterre du début du XIXe siècle qui voit dans l’enseignement des mathématiques une possibilité de maintenir les ouvriers ou les techniciens dans la religion. En tout cas, la justification dépasse de loin la spécificité technique des mathématiques[51]. C'est toute l'évolution des attitudes vis-à-vis des mathématiques qu'il serait alors passionnant de retracer et les documents sur l'École polytechnique permettraient vraisemblablement de tenir un fil conducteur et d'être au cœur d'un débat intéressant[52]. Malheureusement, cette étude n'a pas encore été entreprise, ce dont on est en droit de s'étonner, tant sont nombreuses aujourd'hui les histoires des mentalités, sans compter les histoires de l'enseignement.

Notre but, ici, est seulement de dire que l’histoire d'une institution peut conduire à des questions qui dépassent l'anecdotique dont il faut bien se nourrir. À titre d'exemple, nous n'avons envisagé que les problèmes posés par l'enseignement des mathématiques vers 1820, mais on se doute qu’à l'École des problèmes aussi importants se sont posés à d'autres époques charnières, d'autant que les professeurs mathématiciens de l'École ont souvent fait partie de ceux qui, précisément, changeaient l'architecture de leur science. Une des réformes éducatives majeures à la fin des années 1950 et au début des années 1960, fut l'introduction des mathématiques dites « modernes » : comment cette réforme fut-elle préparée et vécue à l'École polytechnique ? Voilà un thème auquel on aimerait qu'un historien du temps présent puisse consacrer quelques moments. Avec l'insertion du vocabulaire de la théorie des ensembles, l'apparition surtout des méthodes topologiques et l'étude des espaces fonctionnels, vers les années 1960, ont d'abord disparu des chapitres entiers sur les équations aux dérivées partielles ou sur la théorie des surfaces. Cet effacement s'oppose aux besoins reconnus de modèles mathématiques pour les ingénieurs. Le mouvement ne pouvait qu'être stoppé. Dans un texte de 1966, le Directeur des études de l'École polytechnique, R. Chéradame [2], indiquait son désarroi.

 

Hier, la géométrie tenait une place appréciable, ce qui satisfait tous les ingénieurs qui travaillent dans trois dimensions. L'analyse mathématique n'était pas trop loin des applications, elle était sans doute davantage rigueur que philosophie. Elle desséchait peut-être un peu, mais elle était accessible à tous les bons ingénieurs, polytechniciens ou non. Aujourd'hui, la géométrie a disparu, l'analyse est transformée. De grandes théories généralisatrices fort abstraites, accessibles aux meilleurs, éloignées des applications, très philosophiques, ont remplacé les petits chapitres en apparence très variés de ma jeunesse.

 

On peut certes dire que ce texte ne fait que renvoyer à une longue tradition qui s'oppose à trop de théorie dans l'enseignement, et les mathématiques sont toujours sur le lieu de la bataille. Nous ne citerons, à titre d'exemple, qu'un commentaire dû à Bouchu, en 1821, alors directeur de l'École et critiquant les méthodes de Cauchy.

 

Les élèves sont naturellement contrariés lorsqu’on les détourne de ce but (l’étude des matières de l’examen)J en les occupant de longs développements non exigés ou de théories de luxe qui surchargent leur mémoire et leur enlèvent des moments précieux.

 

Mais il paraît plus utile de constater que le texte de R. Chéradame va beaucoup plus loin et pose en fait le problème global de l'intérêt, aujourd'hui, dans une formation d'ingénieurs, d'un enseignement des mathématiques développées pour elles-mêmes. Ne faut-il pas poser la question d'un changement du rôle épistémologique des mathématiques ? En quoi les mathématiques enseignées à l’École par Cauchy au début du XIXe siècle, celles enseignées par Jordan ou Poincaré à la fin du même siècle, différaient-elles pour l'utilité de la formation ? Faut-il plutôt tenir compte de l'intervention contemporaine d'autres sciences, plus directement utiles pour un futur ingénieur - l'électronique par exemple - ou de la mise en œuvre d'autres techniques - l'informatique - qui en outre prendraient la relève du rôle pédagogique des mathématiques ? Voilà une belle question pour l'historien, et l'éducateur, sinon le philosophe. Et sous prétexte de trop grande technicité, elle ne doit pas être envisagée par le seul mathématicien[53].

Au fond, dans la logique du texte de Chéradame, c'est la possibilité même de garder à l'École polytechnique un enseignement commun à tous les élèves qui est mise en cause.

Que mettre toutefois dans le tronc commun ? Apparemment la réponse idéale ne fut pas trouvée. En 1982, dans le rapport (Friedel-Lecomte) du groupe d'études sur l'École polytechnique, groupe institué à la demande de C. Hernu, alors Ministre de la Défense, tous les thèmes discutés depuis 1794 se retrouvent. Cette permanence historique n'est pourtant pas signalée. On trouve dans ce rapport le problème de l'adaptation du contenu de l’enseignement aux besoins de notre temps : ce que disait Monge déjà. On trouve aussi l'exigence de cohésion entre l’enseignement reçu et celui donné dans les écoles d'application ; ce qui fit l'objet dès 1797 de l'avis du Comité des fortifications. On parle en 1982 de l'approfondissement d'une haute formation scientifique, ce qui correspond à la scolarité prolongée que l'on permettait pour certains élèves dès le Consulat en créant des postes d'adjoints aux répétiteurs, postes dont profiteront Teysseyrre, Biot, Malus, etc.

Il est alors amusant de lire dans ce rapport d'octobre 1982 le refrain si souvent entendu de retour au concret :

 

Une évolution des programmes est en cours pour l'horizon 84 et devrait inclure une modernisation en physique et chimie, et le début d'un « basculement » vers le concret, ceci s'appliquant également aux mathématiques où une place convenable doit être rendue à la géométrie.

 

Ceci nous conduit à une remarque assez générale à l'intention de qui entre­ prend de faire ou de comprendre l'histoire même ancienne d'une institution :il y a intérêt à connaître les préoccupations contemporaines pour des institutions similaires. En tout cas pour l'École polytechnique, il est bon de connaître les points de vue manifestés chez J. Delsarte (s.d.), R. Boul­ loche (1964), Friedel et P. Lecomte (1982), P. Germain (1978), Gille, Largier et Pelegrin (1947), P. Lelong (1964), Lhermite (1968), Pasquet (1978), E. Grison (1980), L. Schwartz (1982), ou ceux plus variés et plus dilues dans les comptes-rendus de certains colloques qui marquèrent les dernières années[54].

Si des permanences historiques jouent et tiennent à la nature ambivalente de l'École voulue dès 1794, il ne faut pas tomber dans le travers d'un perpétuel déjà-vu désabusé. Le rapport Friedel-Lecomte de 1982 déjà cité insiste sur un nécessaire passage par la recherche pour la majorité des élèves et indique que la proportion d'anciens élèves ayant eu cette activité quelques années à la sortie de l'École, après une forte croissance dans les années 65, s'est écroulée en 1970 et ne remonte que lentement aujourd'hui, avec une faiblesse notable pour les élèves entrés dans les corps. Ce reproche marque un changement net de perspective, car il ne s'agit plus d'une formation morale que constatait E. Estaunié [1] en 1932 quant à l'habitude prise par les élèves de résoudre des problèmes.

 

Mais il y a mieux : parce que l'enseignement reçu est désintéressé, parce qu'il se refuse par système aux applications utilitaires tout en demeurant à la racine de celles-ci, une autre habitude s'impose et qui est celle du désintéressement dans la recherche. Répercussion morale d'autant plus agissante qu'elle est pour ainsi dire inconsciente.

 

 

La recherche à l’École polytechnique

Et ceci nous conduit naturellement aux laboratoires de l'École, à ce que, en utilisant notre vocabulaire contemporain, nous appelons la recherche à l'École polytechnique[55]. Car il y a des activités scientifiques originales dès le début de l'École et la Correspondance sur l'École polytechnique de Hachette, ou le Journal de l'École polytechnique, se font l'écho des inventions des enseignants et des élèves. C'est d'ailleurs sans doute l'aspect le plus étonnant pour nous aujourd'hui que de constater la participation des élèves à de telles activités en ces premières promotions - ce qui prouve surtout que l'institution a vieilli ! Un groupe d'élèves, dès le premier Cahier du Journal, charge l'un d'eux, Dupuis-Torcy, de rédiger un mémoire de leurs trouvailles sur la détermination géométrique des teintes dans les dessins (pp. 167-189), d'autres avec les chefs de brigade Biot et Malus, cherchent à résoudre le plus simplement un problème que Viète avait exposé dans l'Apollonius Gallus, deux siècles plutôt, sur le cercle tangent à trois cercles donnés, problème auquel Cauchy apportera une réponse très courte. Ce sont là des exercices ingénieux, mais scolaires. Il y a des productions beaucoup plus notables. Pourtant, au cours du XIXe siècle, on a l'impression que les élèves, ou les tout jeunes anciens élèves, interviennent de moins en moins dans le Journal de l'École.

Nous savons que fonctionnaient, presque dès le début, des laboratoires en chimie, puis en physique. Ces laboratoires connurent des hauts et des bas, pour enfin se développer vraiment après la Seconde Guerre mondiale. Mais la structure des laboratoires à l'École n'a pourtant fait l'objet d'aucune étude historique approfondie sauf en chimie et en physique pour la période napoléonienne grâce aux travaux de M. P. Crosland [1], [2] sur la société d'Arcueil et sur Gay-Lussac et à ceux de W. A. Smeaton. L'institution fut-elle rebelle à certaines innovations scientifiques ou techniques ? Fut-elle mieux disposée envers certains secteurs que d'autres, au-delà des personnalités scientifiques en cause ? Il nous manque beaucoup de réponses[56].

L'installation d'un Centre de recherches physiques à l'École ne date que de 1936, sur l'initiative de Leprince-Ringuet et sa reconnaissance officielle n'aura lieu qu'en 1949. Mais en mathématiques, en chimie, en physique, des recherches furent menées à l'École depuis 1795 : on en connaît les résultats parcellisés dans les ouvrages spécialisés d'histoire des sciences. On aimerait alors pouvoir apprécier le fonctionnement de ces groupes de recherche, étudier leur insertion auprès des élèves et dans la recherche scientifique française. Il manque là une œuvre d'historien et de sociologue des sciences. Quelques cas sont un peu étudiés, par exemple pour la physique entre les deux guerres, dans le remarquable livre de D. Pestre. Je ne vois guère d'autres textes à signaler, ce qui est un peu étrange !

 

 

L’enseignement et l’évolution de son contenu à l’École

Les cours de l’École

C'est un des domaines négligés de l'historiographie de l'École, et ce défaut devrait quand même surprendre. Et pourtant, il ne faudrait pas accuser le manque de documents puisqu'au contraire, ils abondent dès les premières années et sont en évidence dès lors que tout professeur est contraint de fournir un cours écrit. Les cours publiés sous forme de livres, notamment en mathématiques, ne furent sans doute jamais professés in extenso - et ce jusqu'à nos jours, je peux en témoigner - mais on peut corriger l'impression laissée par ces livres en consultant les archives constituées aussi bien de feuilles de cours distribuées aux élèves et portant la matière des examens, que de notes de travail des professeurs eux-mêmes ou d'élèves, de remarques des répétiteurs, ou d'exercices d'application proposés[57]. Or, ce à quoi se limitent généralement les historiens reste très superficiel, avec au mieux l'énoncé des têtes de chapitre des programmes officiels. Malheureusement de tels aperçus trahissent souvent le contenu réel, comme un exemple significatif suffira à nous en faire prendre conscience. Il est pratiquement impossible, à la seule lecture des livres classiques sur l'histoire de l’École polytechnique, de connaître le contenu exact du cours de géométrie, dont pourtant on dit qu'il fut considéré pendant des décennies comme le cours essentiel, sous l'influence initiale de Monge, et dont une citation faite plus haut indique toute la richesse escomptée. S'agit-il vraiment de géométrie descriptive, c'est-à-dire d'une technique de représentation des solides par leurs deux projections sur deux plans orthogonaux, et présentant des constructions tout à la fois élégantes, précises et efficaces, pourtant différentes du dessin de machines, qu'on appellera le dessin industriel[58] ?

S'agit-il plutôt de géométrie différentielle, c'est-à-dire de l'utilisation des ressources de l'analyse mathématique pour l'étude locale des courbes et des surfaces, avec nécessité d'un bagage mathématique parfois lourd[59] ? S'agit-il encore de géométrie projective, c'est-à-dire d'une utilisation systématique de l'algèbre, avec emploi des nombres complexes[60], ce qui nous fait sortir des surfaces en trois dimensions accessibles à nos sens, pour nous faire entrer dans un autre monde, a priori bien éloigné des applications... jusqu'au jour où cette algèbre jouera son rôle en électromagnétisme ? Il faut entrer dans le détail du cours professé pour le savoir, et c'est ce qu'a tenté P. Matthias en 1980 pour le seul cours de Monge.

A-t-on besoin de telles précisions ? Un chœur de voix plutôt désaccordées risque de répondre négativement à cette question, et l'on y retrouve­ rait pêle-mêle ceux pour qui les finances sont l'essentiel dans la description d'une institution éducative, ceux pour qui les règlements, la vie intérieure et le folklore méritent seuls l'exercice de la curiosité, ceux enfin qui n'ont d'yeux que pour la répartition et le décompte des élèves en classes sociales. Et l'homme curieux, consommateur de récits historiques, risque de ne pas leur donner tort, car l'historien n'a pas à rendre compte de la totalité du passé et doit sélectionner ses cibles. Oui certes ! Mais si précisément l'historien s'appuie sur ces fameux programmes, et quelques textes officiels seulement, comment fondera-t-il son jugement sur le reproche de trop grande abstraction des cours de l'École, comment appréciera-t-il la caricature d'un enseignement inadapté et sera-t-il autorisé à en déduire le corollaire d'une école isolée du monde industriel, d'une école rendue responsable d'un retard français ? Car dès le début de l'École, on entendra la litanie des employeurs : ces élèves formés à grands frais ne savent pas calculer, ne savent pas appliquer les connaissances acquises, ne sont pas préparés à être des ingénieurs, etc. C'est une litanie aussi rabâchée que celle entendue depuis la fixation de l'orthographe française : les lycéens ne savent pas écrire le français ! Cette dernière assertion ne trompe plus, ou plutôt on sait qu'elle fait partie de la philosophie spontanée de l'enseignement, tandis que la première, relative aux études scientifiques de l'École polytechnique, peut encore tromper son monde... à commencer par les historiens. En effet, cette critique d'une abstraction trop grande, dont le corollaire immédiat serait un intérêt moins vif pour les techniques d'application directe, joue du thème déjà évoqué de science pure- science appliquée, et s'attaque à la vocation mathématique de l'École, une des affirmations initiales maintenues jusqu'à nos jours.

Tout ceci pour insister sur la nécessité d'études précises sur les contenus de l’enseignement : des études qu'il ne faut pas confondre avec celles sur l'influence scientifique des cours publiés, qui elle aussi mérite description. Très heureusement Langins [4] dans sa thèse en anglais (1979) réalisa une analyse précise et enrichissante en ce qui concerne les cours de la première décennie. On en retrouvera, fortement charpentés, les aspects liés aux seuls cours révolutionnaires de 1795 dans son livre en français de 1986. Langins [5] indique que le pourcentage du temps des élèves consacré à l'analyse et à la mécanique triple de la première à la seconde année de vie de l'École. Il explique que la raison n'est pas à rechercher dans une volonté de renforcement théorique mais à trouver dans la faiblesse de la formation mathématique initiale des élèves, ce qui éclaire la situation effective de l'enseignement français en 1794. De nouveau en 1806, il y a un quasi­doublement et après cela, contrairement à ce qui a été souvent dit de l'influence de Laplace ou de Cauchy en 1816, une tendance à la basse sur au moins une génération[61]. En particulier, M. Bradley [3] et J. Langins [3] analysent avec finesse le cas des manipulations de chimie à l'École, sur lesquelles les historiens sont contradictoires. Certains prétendent à l'abandon rapide de cette discipline, voire l'opposent au développement industriel parallèle[62] (fabrication de la soude, blanchiment par le chlore que des historiens des techniques détaillent bien comme D. Landes ; A. E. Musson et E. Robinson). Citons Langins :

 

Notre impression est que les fondateurs de l’École ont bien adhéré à cet idéal « polytechnique » mais que les circonstances matérielles, le niveau assez hétérogène des élèves et la difficulté, voire l'impossibilité, d'imposer une discipline comme celle qui règnera sous l'Empire, per­ mirent aux élèves de suivre leurs intérêts particuliers pour tous les sujets, y compris pour la chimie.

 

Face aux contenus de l'enseignement, un parti-pris novateur a été adopté par O. Valette en 1983 ; son titre est significatif : La naissance de la physique moderne à travers révolution de l'enseignement à l'École polytechnique au début du XIXe siècle. Malgré quelques aperçus intéressants et un souci de nuances, ce travail ne réalise pas les ambitions annoncées[63]. Les mêmes ambitions sont cette fois tenues avec l'étude par D. Pestre de l'enseignement de la théorie de la relativité à l’École (notamment le cours de J. Becquerel), étude qu'on aura intérêt à lier à celles de M. Biezunski et de M. Paty sur la réception en France des idées d'Einstein. On ne trouve rien, cependant, sur tout ce qui concerne l'enseignement de l'électricité au cours du XIXe siècle, ou celui de la chimie organique - alors que Weiss [2] s'y est essayé dans son ouvrage sur l'école Centrale avec la dissection, même rapide, des ouvrages de Péclet (Traité de l'éclairage, 1827 ; Traité élémentaire de physique, 1847 ; ou Traité de la chaleur considérée dans ses applications) et de 1.B. Dumas (Traité de chimie appliquée aux Arts, de 1828 à 1846). Weiss [2] souligne que ces ouvrages didactiques introduisent des liens entre scientifiques et industriels. Ils le font d'une part grâce à l'accent porté sur la certification, c'est-à-dire la mise à l'épreuve par les savants de nouveaux instruments, l'analyse critique fournissant quelquefois d'autres applications. Ils le font d'autre part grâce au souci, quelquefois malheureux, de saisir les innovations, donc de modifier les pratiques des manufacturiers, du moins des plus jeunes.

Nous ne pouvons alors que déplorer l'absence d'études sur les liens entre l'École et le monde industriel. Puisqu'on ne reproche qu'aux riches, il est dommage que Weiss [2] n'ait pas fait usage des archives disponibles des cours et des notes de cours de l'école Centrale et se soit essentiellement contenté des livres publiés. Mais il nous faut aller plus loin et constater un vide, ou presque, de l'historiographie en général. Les études encore rares et d'un genre nouveau sur les manuels manquent cruellement d'outils de comparaison : non seulement avec « l'avant et l'après », mais avec les manuels « à côté », par exemple les manuels publiés à l'étranger, ou les textes écrits pour des domaines scientifiques proches. Il y a presque une déontologie du chercheur à fixer, non pas en préalable, mais au cours des études à venir[64], pour que le souci de comparer soit le moteur des recherches. On est encore resté, même chez les historiens des sciences, à des remarques assez superficielles sur la célébrité d'un manuel, pris isolément. La situation doit évoluer ! Pour des études d'ensemble sur un enseignement scientifique, études bien rares, il faut cependant citer M. Turner pour le cas anglais et G. Howson pour l'enseignement des mathématiques, toujours en Angleterre. Pour la France du XVIIIe siècle, il y a heureusement la réunion d'études nouvellement rééditées de R. Taton (éd.). Quelques cours particuliers de l'École ont fait l'objet de notices historiques. Elles ne répondent pas toujours aux questions que l'on brûle de poser sur l'évolution des contenus ou des savoir­faire, sans parler des méthodes pédagogiques dont la description est généralement passéiste. Ce dernier point est plutôt surprenant car la plupart de tels articles, au-delà même des cours de l'École, sont le fait d'enseignants[65]. Insistons sur l'absence de traitement du long terme en matière d'enseignement et sur l'absence d'intérêt pour le XXe siècle.

On pourra trouver dans G. Pinet [2] des renseignements sur le dessin enseigné à l'École, dans J. Langins [5], M. Chasles [1] et I. Grattan-Guinness [1], [2] des données sur les cours de machines effectués jusque vers les années 1830, données qu'il est intéressant de relier aux réflexions de T.S. Kuhn et R. Taton [3]. On trouve dans P. J. Booker [1] et P. Matthias des renseignements sur la géométrie descriptive.

Pour le cours de Cauchy, on a d'une part la très bonne biographie due à B. Belhoste [1] qui prépare une thèse sur l'École polytechnique entre 1804 et 1850, d'autre part l'édition critique par C. Gilain d'un cours retrouvé sur les équations différentielles, ainsi que la retranscription de notes prises au cours même de Cauchy et publiées par B. Belhoste [2]. Il y a aussi l'analyse des textes fournie par T. Guitard. Sur Liouville, on peut consul­ter B. Belhoste et L. Lützen, ainsi que les documents présentés par E. Neuenschwander [1], [2].  On le voit, malgré quelques remarquables contributions, la moisson reste maigre[66].

Le cas de l'enseignement littéraire est à mettre à part, tant d'ailleurs dans les cours de l'École, que chez des historiens dont la paresse s'accommode fort bien de longs jugements non réfutables sur ces cours littéraires et d'un silence pesant sur les cours scientifiques aisément disponibles. À trop vouloir prouver, on dit quelquefois des bêtises. Les élèves n'ont jamais reçu, même au cours de leur préparation, « une formation intensive en littérature étrangère ainsi qu'en prose et en poésie françaises », comme l'assure abusivement un historien. Le premier professeur littéraire, Andrieux, divisait en 1804 son cours de première année en deux parties. L'une était consacrée à la grammaire (grammaire générale et logique, grammaire française), l'autre à l'art d'écrire par les Belles-Lettres. Pour les élèves de seconde année, il passait à l'éloquence, à la poésie et à l'histoire abrégée de la langue et de la littérature française depuis Charlemagne. Un pro­ gramme qui ne pouvait être que de culture générale, ne serait-ce que d'après les heures attribuées[67]. Il faut dire que les spécifications du concours d'entrée ne faisaient quasiment aucune place à la culture littéraire. Qu'on en juge par l'article suivant du règlement du concours en 1794.

 

Les candidats seront tenus d'écrire, sous la dictée de l’examinateur, plusieurs phrases françaises, et d'en faire l'analyse grammaticale, afin de constater qu'ils savent écrire lisiblement, et qu'ils possèdent les principes de leur langue.

 

En 1806, suivant la logique de l'organisation des lycées débutée quatre ans plus tôt, et mettant à égalité dans l'enseignement le latin et les mathématiques, une épreuve latine est instaurée par le Conseil de perfectionnement pour le concours d'entrée suivant. L'affaire reste à un niveau bien modeste, inférieur au niveau escompté à la fin d'études secondaires normales :

 

Les candidats seront tenus de traduire, sous les yeux de l’examinateur, un morceau des Offices de Cicéron ; ils feront ensuite l’analyse grammaticale de leur traduction. On exigera aussi qu'ils sachent écrire lisiblement.

 

Prétendre qu'il s'agit là de valeurs aristocratiques, c'est juger d'après les façons qui ont cours dans un autre temps, même si l'on ajoute au lot l'escrime, la gymnastique, et l’équitation ! À ce propos, il y aurait tout un chapitre à écrire sur le sport, sa pratique et sa morale à l'École et ceci donnerait vraisemblablement une image singulière de la société française[68]. Aux deux extrêmes, on trouve la totale absence de telles activités sportives avant 1800, tandis qu'en 1982 surgit un rapport constatant qu'il est difficile de placer des cours scientifiques lorsque 50 pour cent des activités des élèves à l’École sont sportives ! En 1962 déjà, la répartition des élèves en sous­groupes se faisait sur la base d'activités sportives. Ô Monge !

La distribution du contenu de l'enseignement à l'École a excité la plume des Français et innombrables sont les mémoires, rapports, manuscrits inédits, lettres aux journaux, controverses publiées[69], etc. Je ne suis pas sûr que l'on puisse faire un usage utile de cette littérature qui en dit souvent plus sur l'auteur que sur l'École ou sur son enseignement scientifique. L'influence des contenus de l'enseignement de l'École se fit sentir directement dans l'éducation française parce que des polytechniciens, ou des enseignants de l'École, participèrent à des établissements scolaires comme l'école des Sciences et des Lettres, dirigée par Thurot et réunissant Hachette, Neveu et Poisson, et surtout l'école Centrale créée en 1829 et très étudiée par J.H. Weiss [2]. Mais l'influence la plus notable sur l'enseignement français passe par une autre voie, qu'il convient d'examiner maintenant et qui échappe presque toujours aux historiens de l'École, à Fourcy près : nous ne perdons pas notre mentor.

 

 

L’amont : les classes préparatoires

L'amont de l'École polytechnique, c'est-à-dire les classes préparatoires au concours, est souvent, avec quelque pointe d'ironie, jugé comme plus important dans la formation globale du polytechnicien que les cours et habitudes de l'École elle-même. Ces classes, appelées dans l'argot étudiant « hypotaupes » et « taupes », sont situées aujourd'hui après le baccalauréat dans le curriculum et connaissent encore une grande célébrité. Leurs professeurs, qui ne dépendent nullement de l'Université, jouissent dans les lycées d'un statut particulier : ils disposent des meilleurs élèves, sont responsables d'une sélection sévère, et d'autant plus recherchée, et leur carrière est financièrement avantageuse. En mathématiques, comme en physique ou chimie, c'est parmi les professeurs de ces classes que sont recru­ tés les inspecteurs généraux ; ce sont donc en gros les points de vue de ces professeurs qui modèlent le système éducatif français[70]. D'ailleurs, il y a pléthore d'anecdotes les concernant, et bien plus de richesse descriptive par des vocables tirés de leurs noms que sur les professeurs plus rassis de l'École. Autre symptôme, la plupart des manuels adaptés aux débuts scientifiques d'un étudiant sont de leur fait. À ma connaissance, ces classes n'ont fait l'objet d'aucune étude historique systématique depuis leur création en 1795 et les renseignements doivent être glanés ici ou là, dans ces monographies souvent insipides sur des écoles ou des lycées français, tant elles insistent sur des points institutionnels ou juridiques et négligent le contenu de l'enseignement ou la description de la vie d'une communauté. C'est plutôt en lisant la littérature de Stendhal à Duhamel, de Romains à Sartre, en passant par Vallès et Martin du Gard, que l'on appréhendera le mieux ces classes aujourd'hui[71].

Elles remontent à la création de l'École polytechnique et se développèrent d'abord dans les écoles centrales entre 1795 et 1803, sous le nom de classes de mathématiques transcendantes. Sur ces écoles centrales, heureusement, la littérature historiographique est riche, aussi bien en France qu'à l'étranger, car elles offrent un contraste saisissant avec les collèges de l'Ancien Régime au moins sur trois points : liberté de choix des matières par les étudiants et donc organisation de l'école autour des matières plutôt que des âges ; large place donnée aux sciences qui n'étaient qu'optionnelles avant 1789 ; utilisation de manuels au lieu de cours dictés. L'enjeu idéologique de ces écoles a marqué toute la littérature éducative française du XIXe siècle, dont le manque de sérénité est notable, de l'apologie d'un Lacroix dans ses Essais de 1805, au mépris d'un E. Allain. La période contemporaine a, enfin, mieux pris ses distances et les auteurs comme R.R. Palmer et D. Julia sont des références sûres[72]. Pour les fréquentations de ces écoles, le document le mieux informé actuellement est celui de C. Mérot.

Mais pour les classes de mathématiques transcendantes elles-mêmes, le contenu des cours ou l’origine des élèves, les données sont beaucoup plus clairsemées, notamment dans certaines des monographies d'écoles centrales, comme celle consacrée à Besançon par A. Troux, laquelle possède une riche bibliographie sur ces écoles[73]. Le cas de l'école centrale de Nantes, sur le plan scientifique, a fait l'objet d'une thèse de troisième cycle de P. Lamandé. Les avis diffèrent sur les raisons variées de la suppression des écoles centrales, remplacées par des lycées par Bonaparte, et sur l'éventuelle décadence des études scientifiques dans ces nouveaux établissements pendant l'Empire. L.P. Williams [1], [2] présente la thèse d'une baisse sensible du niveau scientifique ; au contraire N. Dhombres [1] tente de faire valoir la thèse d'un équilibre voulu et précis entre deux disciplines considérées comme techniques, le latin d'une part, les mathématiques de l'autre, ce qui est très différent d'un équilibre entre la culture humaniste et la culture scientifique[74]. Du fait de cet équilibre, à côté des classes de mathématiques transcendantes, se mettent en place des classes de lettres, ancêtres des khâgnes et des hypokhâgnes, préparant à l'École Normale Supérieure, école recréée par Napoléon à partir de 1808. Il est notable que ces classes littéraires, au contraire des classes scientifiques, aient fait l'objet de quelques études intéressantes, du moins pour la période juste après la première guerre mondiale : J.F. Sirinelli, P. Villar et V. Karady [4] pour une période un peu plus large. On trouvera ainsi de nombreux documents cités dans la thèse très riche de C. Charle [2], Intellectuels et Élites en France, 1880-1920.

Pierre Bourdieu, en 1981, avec un article intitulé Épreuve scolaire et consécration sociale, a réalisé une longue étude sur les classes préparatoires actuelles, traitant simultanément des classes littéraires et des classes scientifiques. Il privilégie la préparation à l'École Normale et celle à l'École poly­ technique puisqu'il entend décrire « l’école d'élite, institution chargée de conférer une formation et une consécration à ceux qui sont appelés à entrer dans la classe dominante dont ils sont pour la plupart issus (on voit le paradoxe) ». Si les tableaux statistiques nombreux pour les élèves sont bien répartis et riches, l'accent du texte, par les citations et les illustrations, est toutefois mis sur le cas littéraire, provoquant un amalgame non justifié. Ce qui ne gêne guère l'auteur puisque, comme il le répète avec force : « On ne peut comprendre complètement les caractéristiques les plus significatives des ‘écoles d'élite’ qu'à condition d'apercevoir que la transformation qu'elles ont à opérer n'est pas seulement technique mais aussi sociale ou, si l'on veut, magique ». Dès lors, l'histoire disparaît et ces classes semblent un moule immuable, indépendant de ce qui est enseigné aussi bien en sciences qu'en lettres, ce qui est difficilement crédible. À l'historien, vraisemblablement, de reprendre les critères élaborés par Bourdieu, pour les examiner à l'aune des documents disponibles et de leur évolution. La forte structuration du travail de Bourdieu est à la fois un défi et un guide pour l'historien.

Il n'y a en fait pratiquement aucune étude sur l'histoire des classes préparatoires scientifiques. Et si ces classes des lycées peuvent être plus ou moins connues grâce aux archives et à quelques études solides mais nettement plus générales[75], il est à craindre que nous ne restions ignorants sur la préparation à l'École dans les officines privées. Or celles-ci sont souvent renommées et marquent l'imaginaire français ; Bourdieu le savait bien, qui fit un usage plutôt retors de témoignages contemporains concernant la célèbre école Sainte-Geneviève. Ces préparations privées paraissent se multiplier très tôt, sans prendre toujours un aspect confessionnel, mais plutôt mercantile[76]. Sur cet aspect, comme en tant d'autres, l'École polytechnique suit la pratique qui s'était instaurée à l’École royale du Génie de Mézières avec de véritables préparations payantes au concours[77]. Cela dit, et au moins dans les lycées pour la période allant de. 1800 à 1850, nous pour­ rions, sans trop de peine, dresser une sociologie des professeurs de mathématiques et de physique des classes préparatoires et approfondir leurs pratiques. D'autant que certaines des personnalités de ces professeurs sont fortement contrastées et diablement attachantes.

Je ne peux m'empêcher ici de parler de Gergonne lui-même dont on attend encore la biographie, car ses collègues sont ses épigones. Fils d'un peintre lorrain, Gergonne donne dès l'âge de 17 ans des leçons de mathématiques, puis s'engage comme volontaire en août 1792. La Révolution aidant, il tente sa chance à un concours pour l'école d'artillerie de Châlons. Entré premier le 21 février 1794, il en sort formé « à la méthode révolutionnaire » en mars puis est envoyé à l'armée des Pyrénées. Ceci détermine géographiquement sa vie car il se présente comme professeur de mathématiques devant le jury de l'École centrale du Gard. Il est retenu, part en coup de vent se marier à Berlin, et revient à Nîmes. Comme beau­ coup de ses collègues des écoles centrales, il passe au lycée comme professeur de mathématiques spéciales, fonction qu'il cumule avec un professorat d'astronomie en 1816 à l'université de Montpellier. Homme universel, il enseigne la philosophie et on a de lui un Traité de dialectique rationnelle. Cumulant encore, le voilà recteur de l'Académie de Montpellier en 1830 et pour quatorze années. En juin 1830, sur le tard, il est membre correspondant de l'Académie des Sciences. Le professorat et le service des mathématiques sont les traits majeurs d'une vie qui, de façon étonnante, ne produisit aucun manuel mathématique, même à l'occasion de sa longue retraite. C'est qu'à partir de 1810 et pendant 21 ans, Gergonne fit vivre les Annales de Mathématiques pures et appliquées que Liouville reprendra en lançant le Journal du même nom en 1836. Dans les Annales Gergonne est l'homme-orchestre, y contribuant par plus de deux cents notes, com­ mentant certains articles, classant les sujets, dessinant les figures, suscitant des controverses et donnant vie à un courrier polémique. En un mot, Gergonne anima le milieu des professeurs de mathématiques tout en accueillant les jeunes espoirs mathématiques parisiens. Son goût de la géométrie élémentaire - dépassée - fut notable, mais Gergonne sut réserver une bonne place à des articles sur les nombres imaginaires, le théorème de d'Alembert, l'astronomie mathématique, « l'analise » ou la statistique, etc. Au total, un rôle remarquable de vulgarisation et d'animation, mais à un niveau mathématique professionnalisé nettement plus spécialisé que la Correspondance sur l’École polytechnique éditée par Hachette.

Il est alors clair que Gergonne réalise, pour le milieu mathématique professoral des classes préparatoires ou des classes terminales des lycées, ce que l'Académie des Sciences a fait à partir de 1666 pour le monde savant : la constitution d'une identité permettant la reconnaissance d'un statut intellectuel. Et cette classe professorale se manifesta activement par la publication de manuels mathématiques, une production qui atteignit un sommet sous l'Empire et baissa ensuite[78].

S'intéresser à ces classes préparatoires, lorsque l'on envisage l'École poly­ technique, n'est pas uniquement céder à une curiosité tous azimuts. Il semble très plausible, en effet, d'avancer que Monge a conçu l'École en 1794, certes pour créer un système d'enseignement technique, mais aussi pour agir sur tout le système scolaire français, qui était alors en voie de complète réorganisation. L'idée directrice éclate de simplicité : c'est du jacobinisme faisant jouer la concurrence et l'émulation. En créant un centre d'excellence au sommet, avec des exigences intellectuelles nettes, des façons de faire pédagogiques bien claires (examens fréquents, concours), un pro­gramme explicite façonné par les sciences et surtout les mathématiques, programme détaillé et largement diffusé, on marquait l'orientation du vecteur éducatif. L'étonnant est que ce pari utopiste de Monge ait été tenu, gagné et maintenu pratiquement jusqu'à nos jours. Et c'est vraisemblablement dans cette vision globale, politique, qu'il faut trouver le rôle essentiel du lobby scientifique qui secondait Monge. Fourcy, en observateur clairvoyant, manifeste ce rôle à plusieurs reprises. Il signale ainsi qu'en 1800, le Ministre de l'Intérieur, sous la pression du Conseil de perfectionnement, adresse à tous les professeurs des classes préparatoires « quelques directions pour leur enseignement » (pp. 203-204) afin que les méthodes de professeurs comme Lagrange et Laplace servent de phares pour tous les autres enseignants. Et Fourcy cite longuement la lettre en question - ce qui ne lui est pas coutumier - car le fond est important. Il s'agit du problème de l'enseignement en général dans les écoles : comment l'adapter à l'état de la science en marche d'une part ; comment maintenir sa variété, seule garantie de l'émulation des enseignants d'autre part ; et enfin, com­ment produire une uniformité sinon des programmes, du moins des buts de la scolarité et en particulier des connaissances acquises ? Le modèle retenu, pour satisfaire ces trois demandes volontiers contradictoires, est celui de Monge et de Laplace, c'est-à-dire la mise en conformité naturelle, par émulation, de tout le cursus éducatif sur l'École polytechnique. On comprend d'autant mieux l'obligation faite aux enseignants à l'École polytechnique[79] de publier leurs cours.

Que le pari de Monge ait été rapidement gagné se voit nettement en analysant la composition des manuels mathématiques. On assiste à un foisonne­ ment de ceux-ci juste avant 1800, grâce à la liberté laissée aux professeurs des écoles centrales de composer le cours à leur gré - Prony parlera de la « multiplicité des livres élémentaires dont on est inondé. » Pour l'après-1800, ce sont plutôt les éditions de certains manuels classiques qui se multiplient, l'ordonnance et les matières retenues ayant fait l'objet d'un consensus et l'uniformisation étant quasiment acquise[80]. On aurait tort de n'y voir que l'effet du centralisme napoléonien. Il faudrait plutôt appréhender l’homogénéisation de cette classe professorale, modelée par le haut depuis 1795[81]. À ce propos, il serait intéressant de savoir si la proportion d'anciens élèves de l'École polytechnique parmi ces professeurs de mathématiques transcendantes, non négligeable entre 1796 et 1803, reste forte au cours du siècle. Pour citer quelques noms, Francoeur et Bourdon enseignèrent au lycée Charlemagne, Poinsot au lycée Bonaparte, Dinet et Devaillez au lycée Napoléon, Mary-Vallée au lycée de Caen, Terquem à celui de Mayence, Cléreaux au lycée de Gand, etc. Et ce modelage de l'enseignement par le haut, ce façonnage par les mathématiques, ne fut pas apprécié par tous, notamment pas par les Idéologues qui soutinrent tant les écoles centrales. Il y eut là tout un débat vers 1800 qui permet de situer la cassure du clan encyclopédiste et l'autonomie des scientifiques qui en résulta[82].

La logique d'un tel système d'une part, l'adhésion de la classe professorale et la visée politique d'autre part, peuvent expliquer la stabilité relative du système au cours du XIXe siècle, malgré l'inconvénient majeur d'une seule école retenue, école dont il importe alors que la finalité ne soit pas professionnelle. Arago ne disait-il pas que l'École polytechnique « était plus qu’une École, que c’était une Institution nationale[83] » ?

Une telle visée politique au sens large jette un autre jour sur le débat entretenu à l'École depuis l'origine entre une science pure et des sciences appliquées et il serait tentant, à titre d'hypothèse, de voir ce que donnerait une histoire de l'éducation en France à partir des différentes organisations de l'École polytechnique. ll y a toutefois des limites nettes. Pendant la Révolution, cette École réalise bien la double tendance de l'enseignement français relevée par R. R. Palmer [3] : enseignement national ; enseignement plus démocratique. Si la Restauration et la monarchie de Juillet laissent subsister sans enthousiasme l'équilibre napoléonien entre le latin et les mathématiques, puisque l'École polytechnique oriente le vecteur éducatif, les autres sciences sont nettement réduites et bien séparées des cours littéraires[84]. En1847, J.B. Dumas signale la baisse de l'enseignement des sciences dans les collèges secondaires, mais loue les institutions privées préparant à l'École polytechnique pour la qualité de leur enseignement, grâce en particulier à des répétiteurs. Et Dumas prône la bifurcation, c'est-à-dire une option à prédominance scientifique dans le secondaire. Elle ne sera réalisée que plus tard[85]. Le système polytechnicien atteignait ses limites : on pourrait peut-être interpréter de cette façon la querelle relative au baccalauréat dans la deuxième moitié du XIXe siècle[86]. Sur l'amont de l'École polytechnique, notamment sur les élèves préparant le concours, il reste donc beaucoup à étudier pour l'historien de l'éducation.

 

L'aval : les écoles d'application

Passons à l'aval immédiat de l'École. Les écoles d'application ont certes fait l'objet de beaucoup de publications disparates, quelquefois fort savantes, mais bien peu ont considéré globalement ces écoles comme un aval de l'École polytechnique. Pourtant le privilège les lie directement à l'École et, depuis le début, courent les revendications de l'aval à l'amont et les ajustements. Pourcy décrit avec détail l'un de ceux-ci, à partir des reproches émanés du Comité des fortifications en 1797, qui débouchèrent au Corps législatif. Compte tenu de la position de Monge au départ, de ce mélange voulu de théorie et de pratique, la pratique n'étant pas considérée en soi, professionnellement, mais comme illustration, au sens propre comme un exercice d'école, les conflits ne pouvaient qu'être fréquents entre les deux tendances contraires. D'une part, les applications choisies, éventuellement variables, mordent trop sur des spécialités que certaines écoles veulent se réserver et qu'elles considèrent par peur de la concurrence comme inutiles à d'autres ingénieurs. D'autre part, les écoles aimeraient refouler toute partie théorique en amont, selon le principe déductif intouchable qui, en France, transcende toutes les réformes éducatives et ignore superbement l'évolution des sciences et des techniques. Nous déplorons qu'un tel cadre dialectique, ou plus prosaïquement concurrentiel, n'ait pas servi pour décrire les écoles d’application : ce serait pourtant un bel objet historique. Nous le déplorons d'autant plus que l'École polytechnique, grâce au Conseil de perfectionnement dont Fourcy nous répète tous les avantages, permet, par ses archives[87], de suivre les débats entre l'amont et l'aval. Le Conseil, avec des représentants des corps, de l'Académie des Sciences et des professeurs, est un lieu rêvé d'observation. Comment s'opèrent les réformes de curriculum, comment agissent les différents pouvoirs ? T. Shinn [1] parle trop imprudemment d'un quasi-statu quo sur 50 ans du curriculum (1830-1880), alors que des coups de sonde dans l'enseignement effectif des mathématiques le contredisent. Mais quand bien même les programmes varieraient peu, il conviendrait d'expliquer cette constance par le jeu des forces en présence au Conseil de perfectionnement. Il reste donc bien du champ aux historiens !

 

Le corps professoral de 1794 à nos jours

La célébrité de la plupart des professeurs de l'École polytechnique, notamment en mathématiques, en physique ou en chimie, fait que nous dispo­ sons de sources biographiques souvent riches. Il serait vain de tenter une liste de références possibles et le mieux est de se reporter au Dictionary of Scientific Biography ainsi qu'à la Nouvelle Biographie française en voie de constitution. Pour les premières années couvertes par Fourcy, nous avons essayé de donner de chaque personnage cité ses traits les plus saillants (cf. pp. 143-193). Toutefois, le genre littéraire qui consiste à décrire les activités professorales d'un savant est un genre trop peu pratiqué, trop peu noble aux yeux de beaucoup, pour que l'on dispose d'une information organisée à un niveau minimal. Aussi d'un auteur à l'autre, les indications fournies sur le professeur dans l'exercice de ses fonctions diffèrent considérablement de nature et il est bien difficile, sinon impossible, de dresser des typologies aux fins comparatives. Nous nous contenterons de quelques exemples, à nos yeux particulièrement réussis.

 

Les individualités

Certes, à tout seigneur tout honneur ! C'est par Gaspard Monge qu'il faut débuter. Avec les biographies dues à L. de Launay et P. Aubry, avec surtout le traitement détaillé de son œuvre scientifique et éducative par R. Taton, nous disposons d'une masse maîtrisée d'informations. R. Taton se propose de publier une biographie plus concise et à jour des dernières recherches sur le père fondateur de l'École polytechnique. Nous avons déjà signalé qu'en renouvelant l'archaïque biographie due à Vaison sur Cauchy, B. Belhoste [1] a consacré des pages remarquables à Cauchy professeur, tant à l'École polytechnique de 1816 à 1830, qu'à la Sorbonne à partir de 1849 et au Collège de France, de 1824 à 1830. M. P. Crosland [2], dans sa biographie aussi vivante que documentée, fait revivre Gay-Lussac, Scientist and Bourgeois et son premier ouvrage sur la Société d'Arcueil, devenu un classique, c'est-à-dire un modèle, permet de jeter un regard analytique sur l'organisation de la recherche à l'École polytechnique pendant les vingt premières années du XIXe siècle[88]. Il restitue des discussions entre la plupart des professeurs et des répétiteurs de l'École polytechnique. Qu'il est dommage que d'autres périodes n'aient pas attiré des chercheurs de la trempe de Crosland : il est vrai que l'activité chimique qu'il choisit de décrire marque par sa brillance toute la science française. Mais serait-il impossible de réaliser des monographies analogues, par exemple en physique des particules avec la vie d'un laboratoire de physique à l'École après la Deuxième Guerre mondiale ?

Prony, professeur d'analyse à l'École polytechnique pendant vingt ans, a fait l'objet d'une thèse de M. Bradley [8] où ses activités professorales, tant à l'école des Ponts et Chaussées qu'à l'École polytechnique sont décrites, l'accent étant mis avec une minutie érudite sur les relations avec les élèves et les relations avec l'Administration. Ce travail va faire l'objet d'une parution en français[89].

Le légendaire Ampère, sur lequel courent tant d'anecdotes et qui a servi de prototype au savant Cosinus, nous est mieux connu grâce à R. Taton [5] et au travail étonnamment riche de C. Blondel [1]. Poisson a fait l'objet d'un ouvrage collectif dirigé par P. Costabel, P. Dugac et M. Métivier (éd.). J.N.L. Durand, professeur d'architecture, a été étudié par W. Szambien[90].

Dans une certaine mesure, Poinsot enseignant est révélé par l'introduc­ tion de P. Bailhache [1] à la réédition de la Théorie de l’équilibre. De même, Navier et des collègues comme Poncelet ou Coriolis sont analysés, en particulier dans leur fonction enseignante et dans leurs choix scientifiques en mécanique et « science industrielle » par Grattan-Guinness [2]. Un exposé sur Malus, mais plus axé sur le contenu scientifique, est fourni par A. Chappert [1]. C. Phili [1], [2] a découvert quelques informations sur le cours de Lagrange et L. Pepe doit prochainement fournir un exposé cohérent sur ce mathématicien professeur[91].

Je ne prétends pas être exhaustif, mais c'est à peu près là que doit s'arrêter la liste des d scriptions individuelles ayant quelque rapport avec l'enseignement à l'École, en dehors des éloges académiques ou de quelques cour­ tes notices. On trouvera peut-être que c'est déjà beaucoup : je crois qu'il faut plutôt conclure à l'insuffisance et quelques chiffres peuvent en rendre compte. Il y eut, depuis la création jusqu'en 1975, vingt-cinq professeurs d'analyse, neuf de géométrie, une dizaine de mathématiques appliquées, vingt-huit de mécanique, onze d'astronomie, vingt-huit de physique, vingt­ quatre de chimie, treize d'architecture, quinze de littérature, huit d'économie politique, six d'art militaire, six de fortification, quinze de dessin enfin. Et certaines filiations sont longues et solides. En géométrie par exemple, le tandem professoral Monge-Hachette se maintient sur presque vingt ans, relayé à la mort de Monge par Arago, suivi de trente ans d'enseignement de Leroy, de quatorze ans de de La Gournerie, de presque quarante ans de Mannheim, de dix ans de Haag, de vingt-quatre ans d'Ocagne et de vingt ans de Gaston Julia. Peu d'enseignants sur deux siècles et ce qu'on pourrait appeler une véritable tradition, sur laquelle un regard critique serait le bienvenu. Ne serait-il pas temps de la décrire cette tradition, en particulier de manifester le rôle de G. 1ulia dans la mathématique française entre les deux guerres et après la Deuxième Guerre mondiale ? Certains domaines sont illustrés par des professeurs qui ont pris soin de joindre l’histoire détaillée de leur domaine à leur enseignement, par exemple E. Jouguet en mécanique. Pourtant on ne dispose pas d'un tableau évolutif de l'enseignement de cette science depuis Lagrange à nos jours en passant par Poisson, Sturm et Painlevé !

 

Le corps

L'étude individuelle des personnalités professorales ne doit certes pas masquer le corps professoral lui-même, d'autant que son importance numérique est, comme nous l'avons déjà dit, loin d'être négligeable. Pendant le XIXe siècle, à une douzaine de professeurs, il faut adjoindre une trentaine, voire une quarantaine à certaines périodes, de répétiteurs ou maîtres de conférences. Au total, cela fait environ cinq fois plus d'enseignants scientifiques attitrés qu'à l'école Normale Supérieure à la même époque, et environ les deux tiers du nombre des professeurs de l'école Centrale en 1875. Juste avant la Première Guerre mondiale la proportion passera à la moitié. Ces chiffres sont relativement faibles par rapport à la population enseignante des facultés des sciences, laquelle passe d'un peu plus de cent enseignants en 1875 à un peu moins de 300 en 1896, puis à 423 en 1913[92]. Pourtant, je ne connais aucune étude de ce corps, même pas une de ces analyses sociologiques qui firent récemment florès en ce qui concerne les universités ou l'enseignement secondaire. Au siècle dernier, A. de Candolle les avait tentées avec ambition sur les scientifiques en général[93]. Serait­ il donc inconcevable de disposer de l'analogue à l'École de ce qui fut fait par O. Weisz [1] en 1977 pour le personnel de l'enseignement supérieur dans Le corps professoral de l'enseignement supérieur et l'idéologie de la réforme universitaire en France 1860-1885, ou par T. Zeldin [2] dans la remarquable partie de son Histoire des passions françaises consacrée aux enseignants et à l'enseignement (par exemple son chapitre Privilège et Culture) ou encore par V. Karady [2] en ce qui concerne les carrières des professeurs littéraires avec sa Recherche sur la morphologie du corps universitaire littéraire sous la Troisième République ou V. Karady [4] sur les carrières professorales des normaliens[94].

J.H. Weiss à propos de l'école Centrale, dans un chapitre symptomatiquement et habilement intitulé : « l'École en tant que société », dresse un tableau du corps professoral sur vingt ans : dates et nature d'intervention, formation originelle, etc. Cela lui permet d'indiquer les tendances particu­lières de chaque enseignant principal dans le recrutement de son personnel d'accompagnement, un modèle utile pour qui veut connaître à une époque donnée, les voies offertes pour placer des scientifiques et préciser leurs tendances dans le choix d'une profession[95]. Plusieurs historiens insistent sur l'importance en France des rapports de patronage d'un professeur influent vis-à-vis de ses élèves au cours du XIXe siècle[96] : on pourrait préciser la situation à l'École. Pourcy a sur ce sujet une note savoureuse concernant Monge et Binet (p. 289).

À propos de l'École polytechnique il serait intéressant de faire la part prise par les militaires et les ingénieurs militaires dans le corps professoral avant et après 1870 par exemple. C'est vraisemblablement à cause de leur présence qu'on ne peut pas accepter comme valable une composition socio­logique du corps professoral semblable à celle de l'Académie des Sciences, quand bien même beaucoup d'enseignants en sont ou en seront membres. Rappelons, comme l'a montré J.H. Weiss [1], que l'Académie garde, en pro­ portion bien supérieure à celle des grandes écoles, des individualités issues des milieux populaires (presque 15 % entre 1830-1847 et 36 % entre 1886-1917) et que, dans la deuxième période, la bourgeoisie moyenne l'emporte par un facteur 3/2 sur la haute bourgeoisie. Et profitons-en pour indiquer que puisque le choix de critères pour le regroupement des catégories sociales est toujours discutable, seuls les tableaux comparatifs - selon les mêmes critères - sont parlants. Comme l'établissement de ces tableaux oblige tel historien à empiéter sur la chasse gardée intellectuelle de tel autre, une saine concurrence ne peut qu'être profitable à tous.

 

Le financement de l'École

À plusieurs reprises, Pourcy s'inquiète de fournir des données chiffrées des finances de l'École (par exemple, p. 100, p. 134, p. 141 ou encore p. 332), mais aucune étude n'a, semble-t-il, été faite systématiquement pour connaître le coût de l'institution. Or, ce coût est fréquemment avancé comme exorbitant ! Nul doute que seule la comparaison avec des établissements analogues permette le jugement. G. Pinet [1] se fondant d'ailleurs sur Pourcy pour les premières années, fournit quelques indications utiles en une très courte note[97].

Il manque une étude solide du financement de l'École et le tableau sommaire que l'on peut dresser grâce aux indications disponibles dans les livres sur l'École est trompeur : on ne sait si les chiffres fournis, d'une année sur l'autre, incluent ou non les bourses octroyées, les frais de pension, le paiement des uniformes, les salaires des militaires affectés à l'École, l'entretien des bâtiments, etc.

Aux fins de comparaison avec d'autres établissements, c'est le coût moyen par élève qui semble la donnée la plus utile, encore faut-il pouvoir l'établir avec une certaine assurance. Donnons donc quelques chiffres, sous toute réserve. En 1798, le financement de l'École est de 300 000 F et il y a 220 élèves au total, ce qui donnerait 1 364 F de coût moyen. Mais dès 1805, le financement descend à 250 000 F, pour 283 élèves présents, ce qui fournirait un coût moyen de 884 F. Après cette date et jusqu'en 1815, comme le financement n'augmente guère, contrairement au nombre d'élèves, on déduirait une diminution notable du coût moyen. Contentons-nous d'un chiffre de 137 032 F de financement en 1837, pour 300 élèves présents, soit un coût moyen par élève de 457 F. Comparons avec l'école Centrale vers 1840 grâce aux indications de J.H. Weiss [1]. Cette école fait un bénéfice moyen de 65 000 F par an entre 1840 et 1852 et comporte 285 élèves en1840, chacun payant un écolage de 800 F. Au total, nous aboutissons à un coût moyen de 571 F. Ce coût est supérieur à celui de l'École polytechnique. Mais ces chiffres restent approximatifs. L'État versa 61 000 F en1840 à l'école Centrale, pour l’essentiel afin de payer des scolarités sous forme de bourses. On estimait à 1 200 F par an les frais de survie d'un étudiant à Paris, tandis que les frais de pension demandés à l'École polytechnique atteignaient 1 500 F. Nous les avons considérés comme couvrant ces frais et venant en déduction des 587 032 F du budget de l'année 1837. Pourtant 225 000 F semblent être par ailleurs le financement moyen de l'École entre 1816 et 1850. Pour 300 élèves, cela ferait un coût moyen de750 F par élève, cette fois supérieur à celui d'un élève de l'école Centrale.

C.P. Marielle [1] fournit le tableau des dépenses annuelles relatives au personnel en mars 1795, pour un total de 569 800 F. Fin juin 1797, cette somme est tombée à 198 500 F, et en janvier 1800 la somme se stabilise à 196 500 F. En janvier 1837, effectivement, on en est encore à 196 302 F, en excluant toutefois les dépenses sur les salaires des militaires.

En 1795 il y a une dépense considérable pour les dessinateurs, pour un total de 130 800 F avec quarante personnes employées à la confection des modèles et des dessins[98]. L'influence de G. Monge est nette, tant est fort son goût pédagogique pour le dessin géométrique. L'administration, cette année-là, consomme 73 900 F, mais dès 1797, elle sera réduite à un budget de 23 700 F. De même, en 1795, on trouve 44 garçons de laboratoire ou de salle, dont le salaire s'élève à un total de 64 000 F, et 19 aides de laboratoire, chacun étant payé 1 000 F. Une année vraiment pléthorique pour la mise en route, le personnel atteignant un chiffre de 205 personnes. Dès1797, ce chiffre sera réduit à 63 personnes employées, passant à 73 personnes en 1800 et quand même remontant à 107 personnes en 1837.

Il est bien clair que ces données chiffrées, pour importantes qu'elles soient, ne trouvent leur interprétation que si on les compare avec celles d'autres institutions éducatives, par exemple des Universités[99]. Il est aussi clair que la répartition du budget par grands postes et son évolution, mérite une étude minutieuse (frais d'enseignement, frais d'encadrement en dehors de l'enseignement, frais de bâtiments, frais de recherches, etc.).

Une autre indication financière est celle du pourcentage des boursiers à l'École. G. Pinet [1] en donne le tableau de 1850 à 1881 et l'on constate, à quelques oscillations près, une progression du pourcentage des boursiers d'un ordre de 320Jo en 1850 à 460Jo de l'effectif vers 1880. Celle-ci se poursuit puisque T. Shinn [1] indique une moyenne de 570Jo entre 1880 et 1914. Mais ni Pinet [1] ni Shinn [1] ne fournissent les montants en jeu, contrairement à ce que fait J.H. Weiss [2] qui, grâce aux archives de Dumas, dresse des tableaux fort clairs pour l'école Centrale entre 1829 et 1840. Sur cette période, et pour cette école, le pourcentage analogue baisse quasi régulièrement de 38 % à 7 %.

À l'École polytechnique, sur la seule apparence des critères d'obtention d'une bourse - et non sur une statistique des origines sociales des récipiendaires – Shinn [1] assure que les bourses avant 1880 sont « plutôt une récompense offerte aux élèves déjà socialement privilégiés » (p. 79), mais sont après cette date distribuées pour « près de la moitié aux élèves de milieux défavorisés. »

Concluons surtout que l'étude reste à affiner et cette conclusion vaut pour tous les aspects financiers de l'École.

 

La vie à l'École

Le concours est le premier rite d'intégration à l'École. Bien réparti géo­ graphiquement dans toute la France, son évolution sur deux siècles n'a pas fait l'objet d'une analyse, par exemple à partir des questions posées aux candidats, à l'écrit ou aux oraux. Le matériau des archives est facile à trouver et ne manque pas d'intérêt[100]. Les questions posées aussi bien aux écrits qu'aux oraux, sont vite répercutées dans les manuels pour la préparation et dans les journaux spécialisés comme la vénérable Revue de Mathématiques Spéciales. Sait-on qu'au début, l'examen était oral seulement et que les écrits ne furent introduits que pour le classement interne à l’École ?

Pourcy relate que ces écrits ne furent d'abord pas maintenus ; il y a là toute une querelle qui mériterait d'être reconstituée. Tout le monde a entendu parler de ce chiffon plein de craie qu'aurait lancé - ou failli lancer - le jeune Galois furibond à la face de Dinet, examinateur d’entrée !

Y a-t-il eu évolution de la difficulté des épreuves ? D'un point de vue absolu, cela ne fait guère de doute en mathématiques et l’on a même pu dire que des textes d'examen des années 1920-1940 seraient considérés aujourd'hui comme beaucoup trop simples. Étudier de près ces examens permettrait de préciser les périodes de statu quo dans la vie intellectuelle de l'École.

La difficulté relative, elle, ne peut se mesurer qu'en tenant compte du pourcentage des reçus parmi les candidats. Fourcy - toujours lui - four­ nit une statistique sur les quelque trente premières années de l'École. À partir de la Correspondance de Hachette, on peut fournir la table suivante qu'il serait judicieux de compléter au-delà de 1808.

 

 

Années

 

Candidats

 

Reçus

 

% Reçus

 

1794

1795

1796

1797

1798

1799

1800

1801

1802

1803

1804

1806

1808

 

678

143

348

233

336

437

291

301

201

293

351

284

251

 

391

62

113

108

143

125

75

110

117

139

134

174

159

58 %

57 %

32 %

46 %

43 %

29 %

26 %

37 %

58%

47 %

38 %

61 %

63%

 

Il faudrait aussi relier ces chiffres à la population effective des classes préparatoires.

Un autre aspect, naturellement, est l'attachement à la forme même du concours pour le recrutement des élèves de l'École polytechnique. Citons Arago [2] :

 

En me promenant un jour sur le rempart de la ville, je vis un officier du génie qui faisait exécuter des réparations. Cet officier, Monsieur Cressac, était très jeune ; j'eus la hardiesse de m'en approcher et de lui demander comment il était arrivé si prompte1nent à porter l'épaulette.

« Je sors de l'École polytechnique, répond-il.

- Qu'est-ce que cette école-là ?

- C'est une école où l'on entre par examen. »

 

M. Silbert a consacré une étude juridique au concours comme principe général de recrutement de la fonction publique et C. Charle [2] détache tout un chapitre sur la méritocratie et ses fondements sociaux[101]. On se doute alors que les sociologues ont quelque chose à dire sur un sujet si prégnant dans la société française. Citons P. Bourdieu :

 

L'opération de division qui, dans l'aléa d'une épreuve unique, distingue, dans le continuum des performances (on parle souvent de quarts de points), deux populations séparées, et pour la vie, est un acte de consécration ou, si l'on préfère, d'ordination qui, à la façon de l'adoube­ ment selon Marc Bloch, institue un ordo, c'est-à-dire une division légitime, magiquement produite et juridiquement garantie, du monde social.

 

Sur ce thème inépuisable... et inépuisé du concours, une certaine sagesse estudiantine se dégage de la « Ballade du conscrit ». Le conscrit c'est l'élève de 1re année vu par l'élève de 2e année ! Le « schicksal », c'est la chance, le hasard.

 

C'est la chance

Qui vous a, par négligence,

Sur une liste, un jour, inscrits

C'est le schiksal seul, qui, je pense,

A fait de vous tous des conscrits.

(Cité par J.P. Callot [4], p. 229).

 

Mais nous ne pouvons nous contenter de cette passivité et on aimerait beaucoup, notamment après le livre si influent de P. Bourdieu et J.C. Passeron, qu'une étude historique du concours de l'École soit entreprise[102].

Plusieurs livres sur l'École multiplient les anecdotes parfois hilarantes sur ces examens, et plus généralement sur la vie à l'École (O. Pinet [1] et J.P. Callot [1], [4] sont les plus riches). Mais il existe des romans et des mémoires, qui font revivre telle ou telle époque[103]. Les archives recèlent beaucoup de dessins sur la vie à l’École à la fin du siècle dernier : scènes de la vie intérieure, séance des ombres ou des cotes (1896-1897). Les archives conservent des coupures de journaux, des recueils pour la période entre 1890 et 1910, etc., documents apparemment peu exploités. Enfin, le Petit Crapal, journal d'humour qui vécut de 1896 à 1932, fourmille de renseignements riches, qui vont bien au-delà du ŋ1, ŋ2, ŋ3, …, ŋ gueule adressé à un enseignant multipliant lettres grecques et indices[104]. Et il n'y aurait guère de paradoxe à étudier, grâce à ces textes, un certain esprit antimilitariste du monde scientifique et technique français, domaine bien peu abordé dans les ouvrages qui traitent globalement et peut-être trop politiquement de l'antimilitarisme.

D'un intérêt tout particulier sont les ouvrages consacrés à la langue poly­ technicienne, cet argot évolutif adopté par les élèves pour se reconnaître entre eux, se distinguer des autres et aussi comme abréviation pratique pour désigner des activités communes et répétitives. Il y a le livre d'Albert-Lévy et G. Pinet et celui, récent, de J. Smet : ces deux textes ayant récemment été refondus en un seul (Albert-Lévy [1]. Il y a aussi des articles de Cohen [1], [2].

Ces documents sont fort amusants et il est dommage que presque rien n'ait été fait par comparaison avec d'autres écoles comme l'école Normale ou l'école Centrale. On doit remarquer aussi à quel point cet argot vieillit vite. Si le mot « chiade » subsiste encore (travail d'arrache-pied en vue d'assurer un succès au concours, dit le dictionnaire), est-il encore possible de comprendre la phrase suivante : « la chiade est obligée pour les majors de queue afin d’éviter la sécheresse » ?

En ce qui concerne l'histoire même des promotions, ce sont les épisodes comme la défense de Paris en 1814 ou en 1870 qui ont fait l'objet de plu­ sieurs récits souvent hagiographiques, tandis que la défaite de 1940, la Libération, voire la guerre d'Algérie et le mois de mai 1968, n'inspirèrent guère les protagonistes, du moins jusqu'à présent. Les mouvements liés à la politique intéressent la plupart des chroniqueurs, du moins lorsqu'ils permettent une célébration et un mécanisme de ferveur autour « des grands anciens ». Aussi les attitudes des polytechniciens pendant les Trois Glorieuses de 1830, ou lors de la Révolution de février 1848, ou encore en juin 1848 avec les ateliers nationaux, ont suscité plusieurs récits[105]. À ce dernier propos, on a même pu parler d'une rivalité entre polytechniciens et centraliens. Une iconographie riche associe les élèves à la conquête de la Liberté, grâce en partie au tableau célèbre de Delacroix[106]. Pourcy, plutôt disert sur les événements avant 1815, est d'un prudent silence après et ne veut pas indiquer les manifestations d'hostilité aux Bourbons. Manifestations qui se retrouvent contre la famille d'Orléans pendant la Monarchie de juillet et pendant le Second Empire contre l'Empereur et les siens, notamment lors d'un accueil glacial fait par l'École au Prince impérial en 1868. De fait, en dehors de ces événements ponctuels, nous ne connaissons guère les courants politiques et les divisions qui agitèrent les élèves et nous n'approchons presque jamais les mentalités, comme si les historiens de l'École avaient voulu gommer tout ce qui pouvait ressembler à des clivages sociaux, culturels ou politiques.

V. Karady [4] a essayé avec brio de faire des sondages sur les élèves de l'école Normale Supérieure[107]. Des auteurs ont eu le doigté de se choisir des cobayes littéraires, apparemment plus enclins à écrire ou plus aptes aux discours, ce qui permet un matériau analysable. Et ces auteurs se sont nourris, quitte à les dédaigner ensuite, de canulars comme le texte édité par A. Peyrefitte. Le polytechnicien semble moins bavard et sa carrière ultérieure peut contribuer à le maintenir dans un certain devoir de réserve que les professeurs normaliens ressentent moins. On notera pourtant que les récits sont presque absents sur les normaliens scientifiques. Peut-on alors espérer avoir un jour une vue quelque peu historique sur les mentalités polytechniciennes en train de se former à l’École ? Il conviendrait d'étudier des documents de correspondance, comme par exemple des lettres du jeune Henri Poincaré à sa famille pendant sa scolarité. Les journaux décrivant la vie intérieure de l'École permettraient de mieux différencier les courants. Voilà un champ d'investigation disponible.

Au fond, une seule influence politique et philosophique semble avoir été prise en compte par les historiens, c'est celle de Saint-Simon et du saint­simonisme, par exemple chez J. Bertrand ou O. Pinet [5] Même le positivisme n'a pas donné lieu à des recherches, en dépit de la personnalité d'A. Comte, élève en 1814[108]. Les archives familiales recèlent certainement des richesses qu'il faudrait exploiter. On sait qu'une des particularités des grandes écoles françaises, qui se retrouve d'ailleurs pour certaines Universités américaines ou anglaises, est de susciter des dynasties. Dans la revue des anciens élèves, un compte minutieux est parfois tenu de ces filiations, sans négliger les filiations d'oncle à neveu ! Il est donc étonnant que ces publications n'aient pas encore attiré la main de quelque sociologue historien.

Et puis il y a les bâtiments de l'École, rue Descartes, qui firent l'objet des trois livres du Général Alvin [1] et que Pourcy ne décrit pas. Mais notre auteur ne tente pas de faire renaître tout un monde à propos des activités de l'École et nous sommes réduits aux données brutes du registre des agents de l'École (cf. École [17]). On trouve dans ce registre la mention d'une Madame Bailly, première ouvrière de lingerie en 1805 avec un salaire de 600 F par an, le même salaire que celui d'un répétiteur. Le registre de l'École signale qu'elle le conserva en 1810 lorsqu'une entreprise fut chargée de tout le linge, elle-même assurant la surveillance.

Il y a, entre autres, Louis Joseph Girard, dessinateur « pour le dessin graphique », à l'École depuis 1795 et au-delà de 1816, son collègue François Tranquille Gauché. Il y a le tambour, Nicolas Victor Petit, né le 16 août 1777 à Rouen, « au nez aquilin, au menton fourchu », à la petite taille d'un mètre cinquante-neuf, et qui ne signe que d'une croix : il retournera à son corps en 1809. Il y a Sœur Marthe de la congrégation de Sainte Marthe, infirmière à l'École en 1824, avec un traitement de 250 F, remplacée par Sœur Scholastique.

Il y a.… mais, c'est une longue histoire !

 

 

Le modèle polytechnique

Comparaison avec d'autres institutions

On peut certainement parler d'un modèle polytechnique, en ce sens que cette institution a joué un rôle d'exemple ou de repoussoir au cours de ses presque deux siècles d'existence. De fait, l'École polytechnique incarna très vite le système éducatif qui sera qualifié ultérieurement de système des grandes écoles. Cette marge des Universités, ou disons cette organisation académique en parallèle des universités, est désormais une caractéristique française. Une citation de R. Fox dans son introduction intitulée « The Institutional Basis of French Science », au livre The Organization of Science and Technology in 1808-1814[109], remet bien les choses en place sur le système éducatif français au XIXe siècle.

 

Tel que conçu par Napoléon, le système présentait une simplicité toute cartésienne. Il s'agissait d'une vision de bureaucrate, dans laquelle l'administration centrale assignait des lignes de carrière pratiquement intouchables et les garantissait par des institutions étroitement encadrées par le haut, chacune de ces institutions disposant d'une jonction précisément définie que l'administration évitait soigneusement de dupliquer ailleurs. On peut discuter cette fragmentation fonctionnelle qui ne fut jamais aussi grande que Napoléon le souhaitait, mais la logique du système était transparente et elle subsista virtuellement jusque vers les années 1880. Malgré une certaine diversification et une certaine expansion, la structure de base demeurera intacte : le changement ayant tendance à se manifester par l'établissement de nouvelles institutions plutôt que par la modification de celles déjà en place. Il est tout à fait caractéristique de cette période que chaque fois que fut ressentie la nécessité d'une spécialité d'un genre nouveau, on recourut à la création d'une autre Grande École.

 

Reprenant des analyses éparses, dans La Science et l'État en France, ouvrage paru d'abord en anglais en 1968, R. Gilpin commence par souligner la stabilité du système[110] :

 

À la fin du Premier Empire, l'organisation scientifique, technique et éducative de la France se trouvait solidement établie sous la forme qu’elle devait garder jusqu’à là la fin de la guerre 1939-1945.

 

Et les caractéristiques de ce système, d’après Gilpin, sont les suivantes. D'abord la « concentration à Paris de presque tous les talents scientifiques de la France » et il est clair que l'École polytechnique participe de ce mouvement. Au cours du XIXe siècle, et pendant le premier tiers du XXe siècle, l'École polytechnique et l'École Normale Supérieure furent les lieux de formation d'une fraction notable de l'élite scientifique, politique, sinon administrative de la France. Quelques chiffres sont significatifs : de 1795 à 1932, douze polytechniciens furent de l’Académie Française, huit appartinrent à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et cent vingt-neuf honorèrent l'Académie des Sciences. Ajoutons-en quatre à l'Académie des Beaux-Arts et neuf à l'Académie des Sciences morales et politiques pour compléter le panorama de la présence polytechnicienne à l'Institut. À l'Académie des Sciences, six secrétaires perpétuels furent d'anciens élèves. On s'étonne d'ailleurs que les études statistiques et sociologiques n'aient pas été entreprises sur ces 129 polytechniciens de l’Académie des Sciences car ce groupe, sur ce long terme de plus d'un siècle, est suffisamment large pour permettre diverses analyses... à condition d'avoir des questions à poser. Et une question naturelle est de se demander s'il n'y a pas une certaine cooptation préférentielle. À tout le moins, l'historien dispose là d'un bon sujet et l'on pourrait adapter la démarche suivie par E. Crawford pour les premiers prix Nobel.

En 1982, cinquante ans plus tard, les chiffres globaux à l'Institut sont de 16 anciens polytechniciens entrés à l'Académie Française, ce qui signifie un recrutement stable, 8 encore à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres où de fait le recrutement est tari depuis l'élection de Dieulafoy en 1895.

À l'Académie des Sciences, il y aura eu en tout 154 anciens élèves, ce qui signifie un recrutement annuel moyen divisé par deux au cours du dernier demi-siècle. En revanche, à l'Académie des Sciences morales et politiques, où interviennent désormais les économistes, le recrutement annuel moyen double pendant la même période et atteint un total de 18 membres. Peut-on en déduire un changement des objectifs de l'École polytechnique ? N'oublions pas que l'École, non seulement attire l'élite intellectuelle, mais en plus se veut exemplaire pour tout le cursus éducatif, selon la tâche que lui assignait Monge. Mais en choisissant l'Institut comme lieu de repérage des polytechniciens, nous n'allons pas à l'essentiel et c'est évidemment sur les structures du monde industriel qu'il faudrait faire porter l'analyse.

La deuxième caractéristique du système français relevée par Gilpin est « la division des activités scientifiques et intellectuelles en trois groupes d'institutions séparées ». Il y a la recherche scientifique d'une part, l'enseignement scientifique d'autre part et enfin, la formation des professionnels que sont les ingénieurs (ou les médecins). Cette fois, l'École polytechnique ne s'inscrit nullement dans un tel schéma. En effet, comme nous l'avons déjà souligné, l'École tient simultanément les trois rôles et l’on sait en particulier que les laboratoires font dès le début partie intégrante de la vie de l'École. Pourcy, en intendant minutieux et avisé, indique la dépense annuelle consacrée à ces laboratoires en 1796 : 20 000 F, y compris les frais pour les travaux pratiques des élèves, soit un peu plus de 60 pour cent de l'allocation générale. Certes, M. Bradley [6], dont le mérite est de préciser quantitativement ce que d'autres historiens se contentaient d'affirmer, montre les restrictions apportées par la Restauration dans le financement de la science et des éducations scientifiques, et donc dans l'équipement des laboratoires. Et il est vraisemblable que le XIXe siècle et le début du XXe ne dotèrent guère mieux les laboratoires de l'École, sans doute plus richement cependant que bien d'autres institutions scientifiques. On aimerait bien sûr que des historiens fouillent ces données financières pour permettre un jugement plus serein et étayer les analyses de sociologie scientifique, qui semblent établir un recul sensible des laboratoires de l'École polytechnique sur le front de la recherche au XIXe siècle. Au contraire, en cette fin du XXe siècle, il est symptomatique que les laboratoires se soient installés dans la nouvelle École, à Palaiseau, avant les élèves eux-mêmes. Grâce à l'analyse de Gilpin on doit constater que le modèle polytechnique, s'il a pris souche dans l'organisation française, n'a du moins pas essaimé[111].

Mais il faut prendre garde à ces grandes enjambées explicatives auxquelles est contraint Gilpin dans son ouvrage, qui ne se veut pas historique sur l'essentiel[112]. Il y a eu évolution des différentes stratégies tant des Grandes Écoles que des Universités au cours du XIXe siècle[113]. C. Zwerling [1], [2], [3] a étudié l'émergence de l'École Normale Supérieure comme centre d'éducation scientifique dans la seconde moitié du siècle dernier, notamment en rivalité avec l'École polytechnique. En utilisant les données du Dictionary of Scientific Biography, Zwerling calcula que parmi les scientifiques français cités et éduqués entre 1800 et 1840, on trouve 40 % d'entre eux qui passèrent par l'École polytechnique et au plus 5 % à l'école Normale. Au contraire, pour la période 1840-1860, les chiffres s'inversent avec 15 % à l'École polytechnique et 30 % à l'École Normale. Outre l'action individuelle de Louis Pasteur à l'École Normale, qui y aurait en quelque sorte joué le rôle de Monge à l'École polytechnique quelque soixante-dix ans plus tôt, Zwerling argumente que ce changement provient d'une restructuration sociale en profondeur de la communauté scientifique française au XIXe siècle par localisation de cette communauté à un niveau plus modeste de la bourgeoisie, ce qui peut se constater sur les salaires perçus. Il souligne en outre l'émergence d'une bureaucratie parisienne forte et importante, capable de faire écran entre l'élite scientifique et les politiques, et insiste sur la nouvelle donne des carrières scientifiques passant par l'enseignement secondaire d'abord, puis la Faculté éventuellement. Cette dernière filière s'avère plus difficile administrativement pour les élèves de l'École, même si la formation elle-même reste de haut niveau scientifique. Au fond, l'École est victime du système français : chaque École a sa chasse-gardée et les passerelles d'une carrière à l'autre sont rares. L'École Normale forme des professeurs, ce qui récuse les anciens Polytechniciens[114].

 

Le débat : Université - Grandes Écoles

La relative baisse scientifique de l'École polytechnique au cours du XIXe siècle, et même la preuve nette de cette baisse, est un sujet sur lequel on ne dispose guère d'études. C. Zwerling, en dépouillant les catalogues des papiers scientifiques de la Royal Society de Londres et le Handworterbuch für Mathematik, Astronomie, Chemie und Verwandte Wissenschaftsgebiete de J.C. Poggendorff (Leipzig et Berlin 1925-1926), a tenté avec originalité de calculer la productivité en publications des normaliens scientifiques en l'opposant à celle de polytechniciens scientifiques. Globalement, le nombre moyen de papiers publiés se situe autour de 40 entre 1857 et 1903 pour les Normaliens, avec une excroissance vers les 60 pendant les dix premières années. Ce nombre est beaucoup plus erratique pour les Polytechniciens, partant de la quarantaine entre 1795 et 1821, se situant vers 70 ou 60 entre1830 et 1856, se réduisant à 40 de 1857 à 1867, puis retournant vers 60 jusqu'à 1869. Au moins jusqu'à cette date, la « baisse scientifique » de l'École polytechnique n'est donc pas spectaculaire. Mais le chiffre subit une chute sérieuse de 1890 à 1903 où il passe à 24. Le tableau de Zwerling, malheureusement, s'arrête là - on devine l'énorme travail que sa réalisation a dû susciter - et tout esprit ne peut que rester dubitatif, d'autant que la période après 1870 correspond à une augmentation notable d'élèves dans chaque promotion, puisque l'on passe à 250 environ. Force est donc de se contenter pour le moment d'études qualitatives, tout en souhaitant que des recherches soient entreprises avec une réflexion méthodologique préalable. Un modèle du genre est réalisé pour la physique autour de 1900 par P. Forman, J.L. Heilbron et S. Wearts. Car cette question de la baisse scientifique de l'École polytechnique s'inscrit dans un contexte plus large et qui a fait l'objet d'une importante production dans le monde anglophone. Il s'agit du thème du déclin scientifique français après les années 1830. Un déclin auquel aurait contribué l'École polytechnique, en partie par sa participation à une sur-centralisation administrative, en partie par l'adoption d'un positivisme médiocre et enfin, par l'absence d'initiative chez les scientifiques français après la faillite du modèle de Laplace en physique. On trouve le point de départ de cette question dans les thèses de J. Ben-David [1] : The Rise and Decline of France as a Scientific Center, parues en 1970 et reprises dans son ouvrage The Scientist's Role in Society de 1971. Ces thèses - controversées - sont à l'origine d'un grand nombre de travaux sur les centres scientifiques français du XIXe siècle. On trouvera les éléments du débat vers 1972 chez H.W. Paul [1]. Il était indispensable que ces débats fussent repris de façon comparative, par exemple entre la France et l'Allemagne. Les conclusions paraissent très différentes chez P. Lundgreen.

 

En termes d'histoire institutionnelle, le parallèle le plus manifeste est à trouver dans cette tradition commune (à la France et à l’Allemagne) d'écoles spécialisées se trouvant hors des deux systèmes universitaires nationaux.... De façon typique, ces institutions furent gérées par des ministères variés (tels que les Travaux publics, le Commerce, la Guerre) autres que le Ministère de l'Instruction publique.

 

Lundgreen cite quatre institutions de Berlin comme la Vereinigte Artillerie und lngenieurschule fondée en 1816, la Bauakademie fondée en 1799, la Bergakademie fondée en 1770 et le Gewerbe-Institut fondé en 1821. Lundgreen poursuit en insistant sur l'exigence française et allemande d'une culture technique à forte composante théorique.

 

Les instituts techniques allemands, dans la mesure où ils tentaient de réaliser le prototype français (l'École polytechnique) le firent précisément en offrant une éducation scientifique générale de haut niveau, qi incluait une étude de nature académique de différents sujets techniques.

 

Ceci pour la période avant 1830. Après, on sait que les facultés allemandes créèrent et développèrent la fonction de recherche et de façon étonnante, le firent à partir des humanités classiques (essentiellement la philologie).

La France, grosso modo, maintenait les recherches dans des institutions parallèles aux Universités, comme par exemple l'École polytechnique. Mais Lundgreen, contrairement à tout un courant d'historiens, insiste sur la réduction des dissemblances.

 

Pendant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, toutefois, les contrastes entre l'Allemagne et la France eurent tendance à s'amenuiser... Devrions-nous même parler de similarité croissante entre les deux systèmes académiques ?

 

Et la conclusion de Lundgreen, sous forme de question insidieuse et ironique après tant de bruit, est de se demander si la soi-disant prédominance allemande en matière scientifique et technique ne provenait pas tout simplement d'un simple rapport de taille et de population.

L'absence presque totale d'historiens français contemporains dans ce débat est quelque peu surprenante, d'autant que le problème du déclin n'est pas neuf et fit travailler les analystes français... précisément au lendemain de la défaite de 1870. Preuve supplémentaire, s'il en fallait, qu'il ne faut pas trop sortir les études historiques de l'histoire elle-même[115]. À propos de ces analyses françaises de la fin du siècle dernier, il faut noter qu'elles sont plus le fait de fonctionnaires impliqués dans une réforme à établir sous la Troisième République, se faisant momentanément historiens par souci de comprendre certaines tendances sur le long terme, que d'historiens professionnels. Ainsi paraît significatif le cas de Louis Liard, directeur des enseignements supérieurs, qui s'attacha à un ouvrage marquant, L'Enseignement supérieur en France 1789-1889, paru en deux volumes, ouvrage où l'on trouve des remarques pertinentes sur le système des grandes écoles, et sur l'École polytechnique en particulier[116].

Pour stimulantes qu'elles soient, de telles analyses ont souvent pour but de promouvoir de nouvelles formes éducatives et tentent bien souvent une écriture biaisée de l'histoire à des fins éminemment politiques[117]. Une attitude qui n'a guère changé depuis quatre-vingt-dix ans, de sorte que le modèle polytechnique suscite, en France, bien plus de prises de position, de programmes de réformes, de discours quelquefois polémiques, d'articles fracassants et même jacassants, que d'études historiquement documentées sur les enjeux de ce modèle, sur la fixité même du modèle.

On peut, sans crainte, dire que l'enjeu de la mobilité sociale et du caractère démocratique du recrutement est le seul concernant l'École polytechnique, et les Grandes Écoles en général, qui ait fait l'objet d'études valables que nous avons déjà mentionnées dans la partie consacrée aux anciens élèves de l'École. Cela dit, si les historiens professionnels, comme leurs collègues sociologues, venaient à manquer de sujets d'études, ils pourraient s'inspirer avec à-propos des affirmations parsemant la littérature polémique ou réformatrice que nous venons de mentionner, allant de l'enjeu militaire de l'École au privilège de sortie dans un corps, de l'accent mis sur les mathématiques à la courte durée des études. S'en inspirer pour les mettre en question, pour en établir des modèles de vérification et pour dresser ainsi des tableaux qui parlent à nos contemporains. Au fond, ne faut-il pas voir dans l'ouvrage de Pourcy le succès d'une telle démarche ?

 

Le rayonnement extérieur

Dans divers pays étrangers, et très tôt, l'École polytechnique a pu jouer le rôle d'un modèle. Paradoxalement, ces cas ont été assez bien inventoriés par les historiens et au plus manque-t-il un regard synthétique qui permet­ trait de juger les similarités et dissemblances entre les efforts russes, prussiens, italiens, etc. Nous nous contenterons donc de citer Curmer et W. E. Wickenden pour les États-Unis, A. Bouchet pour la Suisse, K.H. Mane­ gold, F. Schnabel, G. Ahlstrom, W.E. Wickenden encore et G. Schubring pour l'Allemagne, Grigorian et Youschkevitch pour la Russie et C. Dadda pour l'Italie[118]. Mais naturellement, il faut s'entendre sur les points les plus marquants du modèle. Il me semble que c'est Hachette, fidèle parmi les fidèles de Monge, qui en ouvrant en 1804 la Correspondance sur l'École polytechnique a le mieux résumé la raison d'être de l’École :

 

Entretenir l'émulation dans les Écoles publiques, donner au gouvernement des ingénieurs instruits et doués de toutes les vertus militaires, élever pour les sciences des hommes capables de remplacer ceux dont les ouvrages font l’honneur de ce siècle.

 

 

Conclusion

L'historiographie de l'École polytechnique est loin d'être indigente : quelques périodes sont même remarquablement couvertes, comme la période révolutionnaire ou la période impériale. Après, et notamment en ce qui con­ cerne les sciences, l'enseignement scientifique ou les enseignants scientifiques, les lacunes sont quelquefois très grandes. Pire encore, le rôle des polytechniciens dans les rouages nationaux, ou dans les colonies, n'a pas fait l'objet de travaux historiques solides. Enfin, alors que se développent aujourd'hui quelques remarquables études en histoire des mentalités, les archives de l'École restent malencontreusement inexploitées.

Ce sont principalement les sociologues qui se taillent la part du lion dans les deux dernières décennies, même si leurs contributions méritent mainte- nant un examen critique.

Bref, ce que A. Pourcy a fait en 1828 pour les trente premières années de l'École polytechnique, reste à entreprendre pour les années ultérieures. Nous espérons avoir réussi à démontrer que le jeu en valait la chandelle : l'École constitue sur le plan historique un nœud tant pour la formation des élites que pour le rôle de l'ingénieur et tant pour son image dans la société française que pour la diffusion des sciences et des techniques.

Bien sûr, il convient de tenir compte de l'agrandissement du territoire de l'historien, et de ne pas en exclure la parcelle encore si négligée de l'historien des sciences et des techniques.

 

Pour leur aide dans la préparation des documents pour cette réédition du livre de Fourcy, je tiens à remercier particulièrement Mme Masson, Conservateur de la bibliothèque de l'École polytechnique, Mlle Billoux, Responsable des archives et M. Grison, ancien Directeur des études à l'École polytechnique. Mes remerciements, pour leur critique cordiale, vont aussi à M. Belhoste, Mme Bradley, MM. Julia, Langins et Taton.

 

 

(texte Jean Dhombres, livre Belin 1987, droits repris par son auteur, publication BibNum juin 2018)

 

 

Cette republication, conforme à la publication initiale, se compose ainsi :

  1. Introduction J. Dhombres (article d’analyse BibNum, ci-dessus), avec ses notes de bas de page, faisant souvent référence à la bibliographie ; la bibliographie (p.112-142) figure en annexe au présent article dans sa version PDF téléchargeable.
  2. Texte de Fourcy (texte BibNum) ; comme dans l’édition de 1987, les notes de JD sur le texte de Fourcy sont appelées avec un pictogramme sur le texte-même de 1828 ; puis ces notes de JD à propos du texte de Fourcy (p.71-106) ; les autres annexes : chronologie (p. 107-111) ; biographies par JD des personnages cités par Fourcy (p.143-193) ; index (p. 194-198).

 



[1]. Les renseignements sur ces annuaires figurent dans la bibliographie en fin de la liste des ouvrages collectifs et anonymes.

[2]. Elle est fondée sur les données recueillies de 1801 à 1954 sur 25 292 élèves (et non sur les 29 866 depuis 1794). Les auteurs insistent sur la nécessité d'une étude plus approfondie de divers facteurs.

[3]. Cf. B. Russell.

[4]. [NdÉ BibNum] Dans toute la suite de l’article, la mention [1] fait référence au premier ouvrage de l’auteur cité, dans la liste bibliographique en annexe.

[5]. Cf. W. Frijhoff; D. Julia.

[6]. Cf. E. Le Roy Ladurie.

[7]. Cf. M. Bradley [8].

[8]. Voir aussi L. Pyenson. Naturellement, il faut utiliser les ressources de A. Daumard (éd.) sur les fortunes françaises au XIXe siècle.

[9]. Cf. aussi M. Crosland [4].

[10]. Pour la situation presque contemporaine, mais gommant l'histoire, voir G. Grunberg [1], [2], H. Le Bras.

[11]. Izac, Sutter et Toan assurent que les reçus, parmi les candidats, ont une taille statistiquement plus élevée, et veulent expliquer cette particularité biologique par une maturation physique précoce.

[12]. On trouve des aperçus généraux - souvent trop - dans J.P. Calloti [4]. Voir aussi Maurice d'Ocagne [1], [2] et Mortimer d'Ocagne. Pour le corps des Ponts et Chaussées, voir A. Brunot et R. Coquand ; ainsi que J. Petot ; A. Picon et F. Fichet-Poitrey.

[13]. Voir cependant l'ouvrage récent de G. Brun.

[14]. En particulier J.A. Kosciusko-Morizet ; J. Bonnet ; P. Bauchard ; B. Ide ; G. Moatti ; un degré caricatural est atteint chez C. Staeling.

[15]. Puisque les élèves de l'École sont structurés par le classement, signalons que certains auteurs ont voulu étudier les majors d'entrée et de sortie, dont J. P. Callot [4] a fourni une liste. B. Lalanne a étudié les carrières contemporaines de quelques brillants élèves de l'ENA et de l'École polytechnique.

[16]. Cf. F. Arago [1], A. Aulard, L. Barbillon, A. Bobin, Y. de Bugnot, A.A. Cournot, A. Cornu, P. Doré, J.N.P. Hachette [1], Mercadier, Le Verrier, Renard, C.A. Ysabeau, Assemblée Nationale [1], École [4], [7], [14], [15].

[17]. Cf. en particulier, G. Grunberg [3], E.J.M. Vignon.

[18]. Cf. F. Frankel.

[19]. Cf. pages 51-56 de son ouvrage Histoire de l’Ecole polytechnique, le plus complet disponible jusqu’à présent.

[20]. Cf. J. Dhombres [3], voir aussi F.B. Artz, surtout P. Dupuis, G. Israel, P. Negrini, A. Léon [1], [2], Klemm, et des témoignages comme ceux de A.F. Lomet, J.P. Cassini ou P. Jeannin.

[21]. Voir en particulier sur cet aspect M. Sadoun-Goupit [2], L. Scheler et W.A. Smeaton.

[22]. Cf. par exemple P.E.M. Berthelot, G. Bigourdan, J.B. Biot [1], J.B. Delambre, F. Boyer, P.F.A. Méchain et J.B. Delambre.

[23]. Cf. F. Japiot.

[24]. On consultera avec profit la prosopographie fournie (pp. 143-193) pour prendre la mesure de ces liens familiaux.

[25]. Voir aussi F. Despois, C. Richard, G. Pouchet, J. Guillaume [1], [2], F. de Dartein, L.P. Williams [2].

[26]. Voir J. J. Langins [1], A. Chuquet sur l'école de Mars, Multhauf, C. Richard, J. Dhombres [1] et, pour une problématique plus générale, S.T. Cotgrove.

[27]. Pour l'état d'esprit des conventionnels après Thermidor et pour la période en général l'ouvrage de D. Woronoff est éclairant.

[28]. Voir surtout, pour les premières années de l’École,  J. Langins [1], [5], G. Pinet [3], M. Bradley [1], [3], [4], S. Tissot, H. Wssing et L.P. Williams [1].

[29]. Cf. J. Langins [1], [4], [5], B. Belhoste [1].

[30]. Cf. surtout N. Bayle et C. Billaux, I. Grattan-Guinness.

[31]. Cf. B. Belhoste [2].

[32]. Cf. N. Dhombres [2].

[33]. Cf. J.P. Callot [4] (page 61).

[34]. Cf. Fourcy, page 350. Voir aussi les comptes-rendus de la commission de réorganisation de l’École en 1816 dans École [14], [15].

[35]. Cf. H. de Guerlach.

[36]. Les données sont très facilement disponibles à partir du livre de R. Taton [1] consacré à Monge, et du très long article de C.C. Gillipsie et Grattan-Guinness sur Laplace dans le supplément du Dictionary of Scientific Biography, en attendant la monographie de R. Hahn sur le « Newton français ». Voir pour l’attitude de Laplace face à l’Ecole durant le Directoire le remarquable article de Langins [6].

[37]. Cf. J. Dhombres [1].

[38]. Voir aussi, sur les ingénieurs d'avant 1789, le livre de A. Blanchard et celui de R. Taton (éd.).

[39]. Mémoire sur l’École Centrale des Travaux Publics, 30 Prairial an III.

[40]. Voir aussi J.E. Lamblardie et son témoignage.

[41]. Voir aussi T. Horiuchi.

[42]. Voir aussi les analyses plus anciennes et très pertinentes de G. de Santillana et de façon plus générale M. Clagett (éd.).

[43]. Voir aussi A. Lorion, A. Picon, A. Guillermé.

[44]. Voir par exemple W.H.G. Armitage ; E. Cheysson ; G.S. Emmerson ; E.C. Carter ; R. Foster  et J.N. Moody ; A. Thépot [1], [2] ; H.W. Paul [4] ; H. Le Chatelier ; S. Weart, ainsi que C.C. Gillipsie [1] et C.S. Gilmor par comparaison avec le XVIIIe siècle, ou L.A. Knafla, M.S. Staum et T.H.E. Travers ; J. Payen [2], [3].

[45]. Cf. X-crise, Histoire [7].

[46]. On trouvera la référence du texte de Coriolis en Coriolis [1].  Le texte cité est de A. Guenyveau.

[47]. Voir aussi F.B. Artz, et divers rapports de Lacuée, Lamé, A. Cornu, C.G. Coriolis [1].

[48]. Cf. C. Dupin [1].

[49]. Cf. J. Dhombres [5].

[50]. Cité dans B. Belhoste [1].

[51]. Voir par exemple Y. Belaval ; J. Dhombres [2] ; J. Mayer et, a contrario, le pamphlet de H. Bouasse sur « l'inutilité » des mathématiques pour la formation de l'esprit.

[52]. A partir par exemple des remarques souvent inédites de professeurs comme C. Jordan, P. Lévy, P. Painlevé, O.S. Terquem

[53]. Voir R. d'Adhémar, P.W. Musgrave (éd.) ; P. Papon ; L. Pasteur ; J. Payen 1 ; P. Pompée ; A.W. Brown ; A. Léon.

[54]. Colloques de Caen [1], [2], [3] ; Caen 1957, Caen 1966 et Caen 1969. Assises Nationales de la Recherche de 1982.

[55]. Cf. pour la situation en 1960, R. Chéradame [1].

[56]. Cf. mais de façon marginale, le très intéressant ouvrage de P. Redondi, et T. Shinn [3] pour des réponses relatives à l'école supérieure de Physique et de Chimie de Paris.

[57]. Voir par exemple F. Arago [4], [5], Atthalin, A. Bour, P.L.  Dulong, S.D. Poisson, J.N.L. Durand, J.V. Poncelet, G.F.M. Prony, Pujouls, M.J. Sganzin, A. Transon, École [18] et naturellement les cours publiés dans la Correspondance sur l'École ou au Journal.

[58]. Il faut consulter à ce sujet le livre de P.J. Booker [1] et sa remarquable bibliographie ainsi que P.J. Booker [2].

[59]. Cf. R. Taton [2].

[60]. Voir l'étude riche de M. Chasles [2] et l'analyse historique plus récente de J.L. Coolidge.

[61]. Voir M. Bradley[2], [4], J. Langins [1], [2], M. Sadoun-Goupil.

[62]. Voir aussi M. Sadoun-Goupil [1], J. Fayet, T. Olivier [2], J.B. Paquier, C. Richard, W.A. Smeaton, C. Trebilock.

[63]. Il faut préciser que, malgré ses limites, le mémoire d'Olivier Valette, polytechnicien de la PromotiOn 1980, présente un intérêt dans la mesure où il s'agit du premier - et actuellement unique - exemple d'une étude épistémologique à propos de l'École rédigée par un de ses élèves pendant sa scolarité.

[64]. Voir, par exemple, le Collectif Grimm (groupe de recherche international sur les manuels mathématiques), essentiellement une collaboration franco-allemande pour l'étude comparée des manuels mathématiques depuis 1750.

[65]. Voir par exemple Avanzini (éd.), G. Snyders, C. Falcucci, F. Mayeur (éd.), Charmot, E. Durkheim, G. Weill.

[66]. Pour les programmes eux-mêmes, voir École [9].

[67]. Sur ces cours littéraires ou historiques, voir Y. de Bugnot2, G. Pinet4, V. Duruy et par comparaison P. Nemo.

[68]. Voir en général J. Ulmann.

[69]. Cf. par exemple, parmi bien d'autres, F. Dupanloup, C. Dupin [2], de Longchamps, A.A. Cournot, A. Lauren, F. Lot.

[70]. Voir par exemple P. Gerbod [2].

[71]. Voir aussi F. Arago [2], J.B. Biot [2].

[72]. Voir aussi, naturellement, F. Mayeur (éd.), mais aussi F.B. Artz, A. Aulard, H.C. Barnard, B. Bois, A.A. Cournot, J. et N. Dhombres et, par opposition, G. Kalton.

[73]. Voir aussi B. Bois ; L. Bourilly ; A. Gain ; W.V. Drechsel ; Vallée.

[74]. Voir aussi A. Aulard, D. N. Baker et P.J. Harrigan, C. Falcucci.

[75]. Comme R.D. Anderson, F.B. Artz, C. Falcucci, F.E. Farrington, P. Melon, J. Moody, J.B. Pasquier, ou des rapports comme ceux de A.D. Bache [4], Barnard [1], [2], C. Kilian.

[76]. Cf. L. Mazoyer, R .R. Palmer [2] et G. Vauthier.

[77]. Cf. R. Taton (éd.).

[78]. Cf. J. Dhombres [6] et J. Mandelbaum.

[79]. Voir aussi L. Lanzac de Laborde.

[80]. Cf. J. Dhombres [4], M. Bradley [5] et M. Duchein, Marchand pour la documentation.

[81]. Cf. F.C. Busset.

[82]. Cf. P. Cabanis, A. Cauchy, O. Dammana, N. Dhombres et J. Dhombres, J. Ki tchin, S. Moravia, M. Rigaldo, C.F. Vial.

[83]. Cf. p. 6 dans Arago [1].

[84]. Cf. F.B. Artz ou L.P. de Lafforest.

[85]. Cf. N. Hulin ; V. Isambert et Jamat.

[86]. Cf. pour une autre vue T. Shinn [1] et aussi F. Mayeur (éd.).

[87]. Voir École [22].

[88]. Cf. aussi J.P. Callot [3].

[89]. Bradley [7].  Voir aussi Y. Chicoteau, A. Picon et C. Rochant [1].

[90]. Voir aussi les notices de École [10] sur Lamblardie, Vauquelin, Chaptal et Durand.

[91]. Pour Berthollet, voir Sadoun-Goupil [2] et pour Arago, voir M. Daumas ainsi que la réédition récente de L’Histoire de ma jeunesse (f. Arago [1]). Sur Sophie Germain, élève de Lagrange qui aurait tant désiré entrer à l'École, voir L.L. Bucciarelli et N. Dworsky.

[92]. Cf. F. Lot ; R. Oberlé et P. Leuillot.

[93]. Voir aussi H. Hahn [2], L. Hahn, T. Shinn [2], G. Vincent, F. Vial , M. Vaughan, M.S. Archer, J.H. Weiss [1].

[94]. Et l'on pourrait citer encore P. Gerbod ; E. Mendelsohn ; G. Schubring ; F.K. Ringer [1] ; R.S. Turner ou G. Weisz [2], [3].

[95]. Cf. G. Schubring, D. Outram [1], [2], J. Ben-David.

[96]. Voir T.N. et P.D. Clark.

[97]. Pp. 484-485, voir aussi pp. 409-413.

[98]. Cf. R. Tresse.

[99]. Cf. A. Ranc.

[100]. Pour les programmes, voir École [8], [12], [13], [20], Examen. Voir aussi des revendications comme Delbrel, Ph. de la Madelaine.

[101]. Voir aussi Y. Chicoteau, A. Picon et C. Rochant [2], sur les concours techniques aux Ponts et Chaussées.

[102]. Voir Examen [1], Histoire [1].

[103]. On doit citer entre autres R. Abellio ; F. Arago [1], [2], [3] ; Chapel ; G. Claris dont l'ouvrage est orné de savoureuses illustrations ; G. Duruy; A. Dy; A. Franklin ; C. de Freycinet ; L. Gleize; G. Hanotaux ; E. Lemoine; A. Miles ; M. Prévost ; H. Verly.

[104]. Voir aussi A. de Lapparent [1], [2].

[105]. Pour ces différents événements, et quelques autres, en dehors de G. Pinet [1] et J.P. Callot [1], [2], ·[4], voir J. André  ; M.W. de Fonvielle  ; C.J.M. Lois  ; M. Sautai et Histoire [5].

[106]. Le tableau de Delacroix, La liberté sur les barricades, est acheté par l'État. On y distingue à gauche un ouvrier, un jeune bourgeois... et un polytechnicien.

[107]. Voir aussi R. Seabold et R.J. Smith [l], [2], P. Dimoff, A. Barbe ct J.N. Luc.

[108]. Voir cependant V.E. Pépin, G. Pinet [9] et, pour une vue plus générale, S. Charléty, F.E. Manuel. Il faut ajouter que le fonds d’archives sur le positivisme, acquis par l'Institut Auguste Comte, fut verse aux Archives de l'École polytechnique après dissolution de ce dernier en 1981 (Cote : IX (fonds particulier)).

[109]. R. Fox; G. Weisz (éd .).

[110]. Pour une description de la formation actuelle des ingénieurs, voir R. Alquier ; S. Boldoch et C. Baraf.

[111]. Cf. C. Maurain, A. Pacaud.

[112]. On pourra compléter par H.W. Paul et T. Shinn.

[113]. Voir par comparaison H.W. Lexis sur le cas prussien.

[114]. Cf. V. Karady [1], [3], G. Pinet [7].

[115]. Voir sur ce point H.W. Paul [2].

[116]. Voir aussi L. Barbillon, A.A. Cournot, F. Lot, Renard ; cette tradition critique fut poursuivie de nos jours, comme on peut le constater, avec les textes de R. Boulloche, J. Delsarte, C. Maurain et A. Pacaud.

[117]. Cf. C. Digeon, H.W. Paul [2].

[118]. Pour les élèves en provenance de l'étranger, voir H. Tarry [1] et G. Pinet [6].

 

L’ouvrage de Jean Dhombres comprenant 31 pages de bibliographie (jointes à l’article BibNum), il serait superflu d’en ajouter ici. Nous mentionnons ici principalement certains éléments liés à la parution de l’ouvrage de J. Dhombres.

 

LIVRES

  • Ambroise Fourcy, Histoire de l’Ecole Polytechnique, Belin, 1987 (introduction et appareil de notes par J. Dhombres) (objet de la présente publication BibNum)

 

  • Nicole et Jean Dhombres, Naissance d’un nouveau pouvoir : science et savants en France, 1793-1824, Payot, 1989.

 

  • Ivor Grattan-Guinness, Convolutions in French mathematics, 1800-1840. From the calculus and mechanics to mathematical analysis and mathematical physics, 3 vols., Basel (Birkhäuser) et Berlin (Deutscher Verlag der Wissenschaften) [ouvrage en anglais]

 

  • Bruno Belhoste, La Formation d'une technocratie. L'École polytechnique et ses élèves de la Révolution au Second Empire, Belin, 2003.

 

Article/vidéo

  • Recension Revue d’Histoire du XIXe s., 1988/4, par J.-C. Caron, à l’occasion de la parution de Fourcy/Dhombres, en ligne Persée.

 

  • Vidéo cultureGnum A. Moatti, « Les ingénieurs-savants et la science en France, 1795-1840 », avril 2016, en ligne.