"La mémoire est nécessaire à toutes les opérations de l'esprit" disait Blaise Pascal (1623-1662). De tout temps on a cherché à percer le mystère de ce pouvoir d’emmagasiner, conserver et restituer des informations, suivant la définition du Petit Larousse. Les Grecs faisaient de la mémoire une divinité, Mnémosyne, une des Titanides, fille d’Ouranos, le ciel, et de Gaïa, la terre. Elle accueillit Zeus neuf nuits de suite, donnant naissance aux neuf Muses (Calliope, éloquence, Clio, histoire, Erato, art lyrique, Euterpe, musique, Melpomène, tragédie, Polymnie, rhétorique, Terpsichore, danse, Thalie, poésie et Uranie, astronomie). De ces arts libéraux l’histoire est celui qui, plus que tout autre, fait appel à la mémoire, avant que l’écrit vienne soulager l’esprit des bardes gaulois ou des griots, ces sorciers d’Afrique occidentale chargés de garder en mémoire les archives orales de l’humanité.
Cet article n’envisagera pas tous les sens que recouvre le mot mémoire. Il n’évoquera pas les mémoires d’ordinateur, qu’on utilise souvent sans en pénétrer les arcanes, ni les mémoires de Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon (1675-1755) ni ceux, qui sont d’outre tombe, de François René de Chateaubriand (1768-1848), et encore moins les mémoires d’un âne, qu’écrivit Sophie Feodorovna Rostopchine, Comtesse de Ségur (1799-1874). On oubliera la mémoire immunitaire, qui permet aux lymphocytes de garder le souvenir des anticorps qu’ils ont déjà élaborés, base de la vaccination, ainsi que la mémoire génétique, stockée le long de nos chromosomes, à l’origine des réflexes.
Le sujet de cet article, c’est la mémoire historique, celle qui permet de se rappeler ce qu’on a fait le matin même, ou la veille, ou ce qui s’est passé le 5 novembre 1953. L’oubli est l’autre facette de la mémoire, dont la déesse était Léthé, fille d’Eris, la discorde. L’éloignement dans le temps n’est pas un facteur d’oubli déterminant ; on peut garder en mémoire des faits qui remontent à la petite enfance (mais guère avant 4-5 ans). L’oubli est souvent une bonne chose. On peut ainsi catégoriser le monde qui nous entoure. On distingue aisément un épagneul d’un husky mais c’est en oubliant les particularités de ces deux races de chiens qu’on peut définir les traits caractéristiques de l’espèce Canis familiaris.
Quatre catégories de personnes s’intéressent à la mémoire : les philosophes qui font de l’introspection, les psychologues qui font passer des tests, les médecins qui s’intéressent aux troubles de la mémoire et les neurobiologistes qui en étudient les mécanismes.
La mémoire vue par les philosophes
Il ne serait pas raisonnable de citer tous les philosophes qui ont évoqué la mémoire dans leurs écrits, mais on peut en évoquer quelques-uns. Aristote (384-322) : Traité de la mémoire et de la réminiscence. « Voyons quel est l'objet de la mémoire. Elle ne s'applique pas à l'avenir; car l'avenir ne peut être que l'objet de nos conjectures, et l'art divinatoire est en quelque sorte une science de l'espérance. La mémoire ne s'applique pas davantage au présent, domaine propre de la sensation. Elle s'applique uniquement au passé ; quand on fait acte de mémoire, on peut se dire qu'antérieurement on a senti ou pensé la chose qu'on se rappelle. La mémoire est toujours accompagnée de la notion du temps, plus ou moins exacte et précise. » Baruch de Spinoza (1632-1677) : Tractatus de intellectus emendatione (1661). « Le point le plus digne d’attention, c’est que la mémoire est renforcée par la compréhension. Plus un événement est intelligible, plus facilement on s’en souviendra. Moins il est intelligible plus facilement on l’oubliera. Il est plus difficile de retenir une liste de mots sans rapport les uns avec les autres que le même nombre de mots racontant une histoire. » François Marie Arouet, dit Voltaire (1694-1778) « Tout ce qui part du coeur s’inscrit dans la mémoire. » Friedrich Wilhem Nietzsche (1844-1900) « Avoir une mauvaise mémoire a bien des avantages : elle vous permet de vous réjouir des événements heureux comme s’ils survenaient pour la première fois. (Il évoque avant l’heure la maladie qu’Aloïs Alzheimer décrira 30 ans plus tard). » Henri Bergson (1859-1941) : Matière et mémoire (1896) « Il n’y a pas de perception qui ne soit pas imprégnée de souvenirs. Aux données immédiates et présentes de nos sens nous mêlons mille et mille détails de notre expérience passée... Que sommes-nous en effet, qu'est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l'histoire que nous avons vécue depuis notre naissance ? » Maurice Halbwachs (1877-1945) : « Il existe un rapport étroit entre les habitudes et l'aspect des lieux où l'on vit. » Marc Bloch (1886-1944) : Mémoire collective, tradition et coutumes (1925) : « Se souvenir, ce n’est pas assister en spectateur passif à l’apparition d’images qui, conservées dans les zones obscures du moi, remonteraient comme d’elles mêmes vers une surface plus claire, c’est proprement reconstruire le passé... Toute mémoire est un effort. »
Les maîtres en psychologie, dont on fait souvent de l’Allemand Hermann Ebbinghaus (1850-1909) le père fondateur, ont enrichi le vocabulaire mémoriel. Ebbinghaus distingue habitudes (savoir faire) et conscience du passé (savoir), l’Américain William James (1842-1910) mémoire à court terme (quelques secondes) et mémoire à long terme (mois ou vie), l’Anglais William McDougall (1871-1938) mémoires déclarative et non déclarative, le Genevois Edouard Claparède (1873-1940) mémoires implicite (habitudes) et explicite (faits circonstanciés), l’Américain Edward Thorndike (1874-1949) l’apprentissage par essais et erreurs, l’Anglais Gilbert Ryle (1900-1976) le savoir comment et le savoir quoi (1949).
Figure 1 : Portrait d’Ivan Petrovitch Pavlov (1849-1936), prix Nobel de médecine et de physiologie en 1904.
Le chien de Pavlov
Chercher à combattre les troubles de la mémoire, tâche des médecins, doit (devrait) passer par l’étude préalable de ses mécanismes, ce qui nécessite le recours à l’expérimentation. L’éthique s’opposant à ce qu’on expérimente sur son prochain, ces travaux portent sur les animaux. Historiquement, le premier animal est un chien ; son expérimentateur, Ivan Pavlov
(1), a reçu en 1904 le Prix Nobel de médecine et de physiologie. Ce prix Nobel a fait sa renommée et les chansonniers de l’époque s’en sont donnés à cœur joie.
Pavlov s’intéresse aux processus digestifs ; il entreprend en 1898 ses expériences sur les chiens. Il opère un chien naïf (élevé dans le calme) et le dote d’une fistule salivaire pour noter de façon précise le moment où la salive commencera d’être secrétée.
Figure 2 : Le chien de Pavlov, équipé de sa fistule glandulaire, tel que présenté au musée Pavlov de sa ville natale de Ryazan (Russie).
Il isole ensuite le chien dans une tour de silence, pièce aux afférences sensorielles réduites, isolée des bruits, aux murs nus et gris, sans fenêtre, à lumière tamisée, et diète totale (odorat et goût exclus). Le lendemain, quand l’animal pénètre dans le laboratoire, retentit un coup de sifflet (ou un tintement de clochette ou toute autre stimulation sensorielle nouvelle pour l’animal). Le garçon de laboratoire apporte alors une écuelle pleine de viande succulente. Pavlov, grâce à la fistule, note le moment où la salive est sécrétée. On répète l’expérience plusieurs fois et on note que l’animal finit par sécréter la salive dès le signal, avant qu’on ait apporté la viande. Pavlov parle de réflexe conditionnel (on dit aussi conditionné). Le réflexe, c’est la sécrétion du suc digestif, le conditionnement, le signal sensoriel. L’animal associe deux événements, l’un neutre, l’autre biologiquement signifiant, qui sont sans rapport de causalité entre eux.
Réflexe immédiat et réflexe conditionnel
Les réflexes sont des réponses automatiques à certaines excitations. Le plus simple de ces réflexes, dit myotatique, est le seul qui, chez l’homme, est monosynaptique. Il entraîne la contraction réflexe du muscle en réponse à son étirement. Dans ce cas le neurone sensoriel (2) vient directement au contact du neurone moteur (synapse sensori-motrice). On trouve d’autres réflexes monosynaptiques dans le monde animal, assurant par exemple la fuite de l’animal en cas de danger, ou le retrait de la branchie par excitation du siphon chez l’aplysie. Un tel réflexe automatique est rare car il s’oppose à toute modulation (plasticité) de la réaction du système nerveux. Les réflexes sont le plus souvent polysynaptiques, un ou plusieurs interneurones s’intercalant entre l’extrémité axonique du neurone sensoriel et l’arborisation dendritique du neurone moteur.
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Pavlov commence son article en faisant une distinction claire entre ces deux réflexes. À partir d’une expérience assez désagréable pour le chien (on lui met de l’acide dans la bouche ! – la postérité a plutôt retenu l’aspect « récompense » dans la mythologie liée au sujet, cf. figure ci-dessous), Pavlov constate qu’assez naturellement le chien salive pour évacuer l’acide. Puis, faisant entendre préalablement un bruit avant de lui faire avaler le même breuvage, Pavlov constate qu’à partir d’un certain nombre de fois, le chien secrète la salive dès qu’il entend le bruit : Que voyons-nous ? Il suffira de répéter ce bruit seul pour que se reproduise la même réaction : mêmes mouvements de la bouche et même écoulement de salive. (…) comme le montre l’organisation même de nos expériences, le premier réflexe a été reproduit sans aucune préparation préalable, sans aucune condition, le second a été obtenu à l’aide d’un certain procédé. (…) il est légitime d’appeler réflexe absolu la liaison permanente de l’agent externe avec l’activité déterminée par lui, et réflexe conditionnel, la liaison temporaire.
Figure 3 : Schématisation du réflexe conditionnel (image ©howstuffworks.com)
C’est le conditionnement classique ou pavlovien, l’apprentissage, qui représente pour l’animal, dans l’adaptation au milieu où il vit, un stade accru d’aptitude à réagir à diverses stimulations. Dans ce domaine, il faut rendre hommage à René Descartes, qui s’était livré, pour ainsi dire, 261 ans plus tôt, à une expérience virtuelle. Il écrit, en 1637, dans son Discours de la Méthode : Je juge que si on avait bien fouetté un chien cinq ou six fois, au son du violon, sitôt qu'il oiroit (entendrait) une autre fois cette musique, il commencerait à crier et à s'enfuir.
Le texte de Pavlov présenté ici a été traduit du russe en français et date de 1934. Pavlov donne en référence une expérience distincte de celle qu’on cite habituellement et qui est relatée ci-dessus, et tente de généraliser la notion de réflexe conditionnel :
Ainsi, la liaison nerveuse temporaire est un phénomène physiologique universel dans le monde animal et dans la vie humaine. (…) La meilleure preuve de ce que la méthode des réflexes conditionnels a mis dans la bonne voie l’étude du segment supérieur du cerveau et a permis d’identifier les fonctions de ce segment aux manifestations de notre vie subjective, est donnée par les expériences ultérieures sur les réflexes conditionnels des animaux.
De fait, on a eu recours à bien d’autres animaux depuis, parfois des plus inattendus. L’Anglais John Zachary Young (1907-1997) a étudié la mémoire chez les pieuvres à la station zoologique de Naples. Eric Kandel (né en 1929) et Craig Bailey (né en 1950) ont choisi l’aplysie ou lièvre de mer (encore appelé pisse-vinaigre pour le liquide rougeâtre qu’il émet pour se protéger des prédateurs, matériel d’étude favorable par le petit nombre (20 000) et la grande taille de ses neurones (jusqu’à 1mm de diamètre).
Figure 4 : Aplysie ou lièvre de mer, libérant un liquide violet vénéneux pour se protéger des prédateurs.
Mais le champion toutes catégories dans les études sur la mémoire est le rat (Rattus norvegicus) qu’on soumet, entre autres, à l’épreuve du labyrinthe. Le plus simple offre deux solutions. Le rat a le choix entre une récompense (de la nourriture) ou rien ou entre rien et une décharge électrique. Dans l’apprentissage à choix multiples (apprentissage par essais et erreurs), le rat doit explorer plusieurs voies simultanées pour trouver la bonne voie (choix spatial), ou aborder plusieurs choix successifs (choix temporel). Dans un autre type d’épreuves, le rat obtient nourriture ou décharge électrique suivant qu’il appuie ou non sur un bouton poussoir en fonction des indications visuelles – spots lumineux – ou sonores qu’on lui fournit. C’est le conditionnement opérant dont le maître est Burrhus Frederic Skinner (1904-1990).
Figure 5 : Boîte de Skinner (conditionnement opérant).
Le conditionnement recouvre deux mémorisations. Le signal qui fait sursauter le chien la première fois, s’il n’est suivi d’aucun effet, perd, par sa répétition, son importance ; le chien ne réagit plus, il y a habituation. Au contraire, s’il est suivi d’une récompense (ou d’une punition) répétée, le chien réagit de plus en plus vite au signal, il y a sensibilisation. Des expériences effectuées chez de très jeunes enfants montrent qu’on peut les habituer à ne plus réagir à la présentation répétée d’une lumière bleue, mais qu’ils réagissent à une lumière rouge, preuve qu’ils distinguent les couleurs. Habituation, sensibilisation, conditionnement pavlovien (qui lie deux événements indépendants) et conditionnement opérant (qui lie une action à son résultat) constituent les divers aspects de la mémoire implicite.
Sensibilisation et inhibition
La richesse des réponses des centres nerveux aux excitations qui leur parviennent en permanence est essentiellement due à l’activité des interneurones : il en est ainsi de l’habituation – diminution puis perte de réaction à une excitation répétée non dangereuse pour la survie – ou de la sensibilisation – que nous voyons à l’œuvre dans le réflexe conditionné. Certains interneurones renforcent l’excitation afférente mais la plupart sont inhibiteurs, venant ainsi diminuer ou supprimer la réaction motrice (habituation). Le neurotransmetteur qui intervient dans cette inhibition est le GABA (acide gamma-amino-butyrique). Le renforcement d’un réflexe résulte plus souvent de l’inhibition par un autre interneurone d’un neurone inhibiteur que du renforcement direct du neurone moteur. Dans tous les trajets qu’emprunte l’influx nerveux dans les activités mnémoniques, les interneurones sont toujours présents et jouent un rôle essentiel, comme le pressent Pavlov dans son analyse fort précise de l’inhibition : La synthèse est, évidemment, un phénomène de connexion nerveuse (…) Par la suite (…), le processus d’excitation se concentre en un point minuscule des hémisphères, probablement dans un groupement cellulaire correspondant. Parallèlement, nous allons employer d’autres bruits occasionnels, que nous ne renforcerons par rien [NB : des bruits sans conséquence, à la différence du son provoquant le réflexe conditionné]. Dans ce cas, ces derniers perdront peu à peu leur effet (…) Ces tons restés sans effet sont désormais inhibés (…) Si, immédiatement après l’emploi d’un ton inhibé, on essaie l’effet d’un ton conditionnel constamment renforcé [NB : c'est-à-dire suivi d’une punition ou d’une récompense], celui-ci n’agira pas, ou son action sera plus faible que d’ordinaire. Donc l’inhibition, qui a fait cesser l’action des tons étrangers, a eu une action sur lui [NB : sur le ton renforcé (3)]. Mais cette action est fugitive et disparaît si on fait suivre les tons éliminés [NB : inhibés, i.e. non suivis d’action] d’un intervalle plus long. On peut donc en conclure que le processus d’inhibition irradie aussi, comme le processus d’excitation. L’inhibition prend part au fonctionnement des grands hémisphères d’une manière tout aussi incessante, précise et complète que le processus d’excitation.
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En 1906, le prix Nobel de médecine et de Physiologie est partagé entre l’Italien Camillo Golgi (1843-1926) et l’Espagnol Santiago Ramon y Cajal (1852-1934). Golgi est cytologiste et cherche à mettre en évidence les divers constituants de la cellule. Il met au point un mode de coloration particulier, dit imprégnation argentique, qui consiste à plonger le tissu qu’il étudie dans un bain de nitrate d’argent. Le contact avec le cytoplasme entraîne la précipitation de l’argent métallique sous forme de particules très fines. C’est ainsi que Golgi met en évidence les organites cellulaires qui portent son nom. Cajal, en appliquant cette coloration au tissu nerveux, s’aperçoit que, parce qu’elle est très peu efficace (ne colorant qu’une cellule sur cent ou davantage), elle permet d’étudier dans toute leur complexité, sur le fond incolore des cellules voisines qui ont résisté à l’entrée du nitrate, les cellules qui ont été colorées. Il en tire la théorie neuronale du système nerveux : les neurones, distincts les uns des autres, communiquent entre eux par des zones de contact que l’Anglais Charles Scott Sherrington (1857-1952, prix Nobel en 1932 pour ses études sur les voies motrices) baptise synapses. Ainsi ce n’est pas le neurone qui est l’unité fonctionnelle du système nerveux, mais la synapse, qui assure le passage de l’influx nerveux d’un neurone à l’autre (figure 6). On estime à 100 milliards le nombre de neurones du système nerveux de l’homme et à 10000 ou davantage le nombre de synapses unissant chaque neurone aux neurones avec lesquels il est en connexion.
Figure 6 : Schéma d’une synapse classique (de type ionotrope). A : neurone présynaptique – B : neurone postsynaptique – 1 : mitochondrie – 2 : vésicule synaptique – 3 : autorécepteur – 4 : fente synaptique – 5 : récepteur postsynaptique – 6 : protéine-pompe d’ions calcium - 7 : libération du neurotransmetteur dans la fente synaptique – 8 : recapture du neurotransmetteur. L’arrivée de l’influx nerveux à l’extrémité du neurone présynaptique provoque l’ouverture de canaux ioniques laissant pénétrer des ions calcium dans le bouton synaptique. Cet afflux de calcium provoque l’ouverture de vésicules synaptiques qui libèrent le neurotransmetteur dans la fente synaptique (large de quelques nanomètres). Ce neurotransmetteur se fixe sur les récepteurs du neurone post-synaptique, eux aussi des protéines-canaux qu’empruntent des ions sodium et potassium. Ces échanges ioniques provoquent dans le neurone post-synaptique un nouveau potentiel d’action, point de départ de l’influx nerveux qui parcourra le neurone post-synaptique.
L’étude des mécanismes mémoriels passe par l’analyse du fonctionnement synaptique, mais d’autres méthodes sont récemment venues précéder (ou compléter) cette analyse, la tomographie par émission de positons ou PETscan (David Kuhl & Roy Edwards) et l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle ou IRMf (Felix Bloch & Edward Mills Purcell, prix Nobel en 1952). Ces techniques permettent de localiser les zones fonctionnelles de la mémorisation non pas au niveau cellulaire et moléculaire mais à l’échelle des groupes de neurones.
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Spinoza (1632-1677) avait souligné l’importance des émotions dans le comportement humain, notamment dans la mémorisation. James Papez (1883-1958), neuroanatomiste américain, décrit en 1932 le
circuit du plaisir impliqué dans les émotions ; il comporte l’hippocampe, le corps mamillaire de l’hypothalamus, les noyaux antérieurs du thalamus et le cortex cingulaire, structures que Paul Broca (1824-1880, le premier à avoir localisé une fonction nerveuse
(4)) avait réunies sous le nom de grand lobe limbique.
Figure 7 : Vue 3D de l’hippocampe (en rouge), structure du lobe limbique impliquée dans la constitution de la mémoire explicite (ou mémoire déclarative – celle de l’expression verbale).
Or, les expériences de Pavlov posaient un problème délicat. Comment comprendre que le système nerveux puisse lier entre eux deux événements non simultanés quand on sait que l’unité temporelle de son fonctionnement est de l’ordre de la milliseconde (le transfert synaptique coûte 1 à 5 ms et la vitesse de l’influx nerveux est en moyenne de 30 m/s) ? Le circuit de Papez ne permettrait-il pas un tel lien s’il tournait en rond en attendant le résultat de l’action ? On résoudra plus tard ce dilemme. En 1959 en effet, Earl Sutherland et Theodore Rall découvrent un type de synapse différent de la synapse classique (dite ionotrope) qu’on connaissait jusqu’alors. Le neurotransmetteur n’ouvre plus des canaux ioniques mais active, dans le neurone post-synaptique, une enzyme qui modifie d’autres protéines intracellulaires. On appelle ces synapses métabotropes ; leur action est bien plus durable que celle des synapses ionotropes. Le premier de ces seconds messagers est l’adénosine monophosphate cyclique ou AMPc. Une autre façon de modifier la durée du transfert synaptique repose sur la présence d’interneurones qui, par feed-back, excitent ou inhibent le neurone présynaptique, augmentant ou diminuant la quantité de neurotransmetteur libéré.
Figure 8 : Interneurones intervenant dans le retrait de la branchie chez l’aplysie à partir de stimulations de la queue ou du siphon. Ces interneurones interviennent soit renforçant, soit en inhibant l’action du neurone en aval.
En 1966 Terje Lomo, neurobiologiste norvégien, met en évidence la PLT, Potentialisation à Long Terme, sensibilisation qui renforce diverses connexions synaptiques dans l’hippocampe, un des centres nerveux du circuit de Papez, même après une seule excitation, pendant des minutes, des heures, voire même des jours si l’excitation est répétée. Thomas Bliss, anglais, rejoint Lomo en 1973 pour théoriser cette PLT et soupçonne le lobe frontal d’être le siège du même mécanisme. Eric Richard Kandel (né en 1929), neuropsychiatre autrichien, prix Nobel de médecine en 2000, montre que la PLT, dans le conditionnement classique, est accompagnée de la libération accrue d’une protéine, la calcimoduline, qui agit par excitation présynaptique du neurone et renforce la libération du glutamate, le neurotransmetteur en cause.
Le rôle de l’hippocampe dans la mémoire
C’est en 1953, grâce à William Scoville (1906-1984), neurochirurgien, et à Brenda Milner (née en 1918), neuropsychologue canadienne, que tout va devenir plus clair. Milner, qui a reçu en 2009 le prix des neurosciences cognitives, a étudié pendant 40 ans le cas d’Henry Molaison (1926-2008), patient épileptique dont Scoville prélève les deux hippocampes, lieux des foyers épileptogènes. L’opération est un succès (plus de crises épileptiques) mais Henry M. a perdu toute mémorisation (mémoire
antérograde) et toute mémoire épisodique passée (sauf quelques souvenirs de son enfance). Cette perte de mémoire
rétrograde affecte davantage les souvenirs récents que les souvenirs plus anciens, suivant la
loi de Ribot (5).
L’étude du cas Henry M. permet de distinguer trois types de mémoires non affectées par son opération : la mémoire à court terme, la mémoire procédurale, apprentissage moteur ou habitudes, et la mémoire sémantique. La première, qui dure quelques millisecondes à quelques secondes, se situe au niveau néocortical. Dans ce domaine, les performances de Henry M. sont tout à fait normales. La seconde fait intervenir le striatum, le cervelet et le cortex sensorimoteur. Henry M., à qui il fallait répéter chaque matin son nom, son histoire et ses malheurs passés, avait gardé, malgré son handicap, l’usage des couverts à table, l’art de monter à bicyclette ou de lacer ses chaussures, ce que Gilbert Ryle, en 1949, appelle le savoir comment ou les habitudes. Quant à la mémoire sémantique, le savoir quoi de Ryle, elle aussi était restée intacte. Henry savait toujours parler anglais, nommer la capitale de l’Italie ou donner le nombre de pouces contenus dans un pied. En 1972 Endel Tulving (né en 1927) a montré le rôle essentiel des lobes frontaux (plus précisément leur partie préfrontale) dans la mémoire sémantique.
Chez les Mammifères, à l’inverse des autres Vertébrés, le cerveau est corticalisé. Les neurones ne sont pas répartis dans l’ensemble des hémisphères cérébraux mais se situent en surface, formant un cortex (il en va de même pour le cervelet). De plus, les Mammifères possèdent un néocortex (centre nouveau) ou isocortex (structure identique à 6 couches dans toute son étendue) inconnu chez les autres Vertébrés. Le reste des hémisphères cérébraux forme l’allocortex, dont la structure histologique est variable, et qu’on a longtemps appelé rhinencéphale, parce qu’on lui attribuait des fonctions olfactives. En fait, l’allocortex comporte en avant le paléocortex, centre olfactif, et plus postérieurement l’archicortex, sans rôle olfactif. Quant au striatum, qui a des connexions avec le cervelet, il a des fonctions motrices (motricité involontaire ou automatique). Ce sont des lésions du striatum qui provoquent les troubles moteurs dans la maladie de Parkinson. Le néocortex, réduit à une petite zone à la partie dorsale des hémisphères cérébraux chez des Mammifères primitifs comme le hérisson, s’étend chez les Mammifères plus évolués. Il recouvre les autres régions encéphaliques : le lobe occipital (où parviennent les afférences visuelles) recouvre en partie le cervelet - le lobe temporal (afférences auditives) la zone archicorticale - le lobe frontal (comportant entre autres les zones de la motricité volontaire) la zone paléocorticale, lieu d’arrivée des afférences olfactives - la zone pariétale, dans sa partie antérieure, reçoit les afférences somesthésiques (musculaires, articulaires et cutanées). Paul MacLean (1913-2007) a théorisé la structure du cerveau mammalien en distinguant le cerveau reptilien, siège des réflexes innés, le cerveau paléo-mammalien (système limbique) et le cerveau néomammalien (néocortex). Il faudrait ajouter à ce cerveau triune de McLean le lobe préfrontal, très développé chez les Primates et notamment chez l’homme.
Figure 9 : Encéphale humain montrant les lobes des hémisphères cérébraux (néocortex). Notons que le cervelet est, avec le striatum (non représenté ici), impliqué dans la mémoire procédurale, s’appliquant notamment aux gestes – comme faire du vélo, utiliser des couverts.
Ainsi l’ablation des hippocampes, centre important du lobe limbique de Broca est la cause de l’amnésie de Henry M. (comme on a longtemps appelé ce canadien avant de révéler son nom après son décès) à la fois antérograde (l’hippocampe joue le rôle, pour recourir à une terminologie à la mode, de portail de stockage) et rétrograde (portail de recherche). De plus, les travaux de John O’Keele et de John Dostrovsky en 1971, en découvrant le rôle de l’hippocampe dans la représentation de l’environnement spatial, montrent le rôle essentiel qu’il joue chez les animaux territoriaux
(6) et explique le lien qui unit la plupart de nos souvenirs personnels aux lieux où les événements se sont déroulés.
L’hippocampe appartient à l’archicortex, mais il faut lui adjoindre un autre centre. C’est Walter Rudolf Hess (1881-1973), professeur suisse de l’Université de Zurich (prix Nobel en 1949 pour ses travaux sur les structures hypothalamiques et l’innervation viscérale), qui met en évidence, chez le chat et le rat, le rôle de cette structure particulière du système limbique, l’amygdale. Son excitation provoque la peur ; elle intervient dans le conditionnement par la peur. Le circuit de Papez, qui inclut l’hippocampe, gère le conditionnement lié aux émotions positives (la récompense du chien de Pavlov qui reçoit sa pitance) tandis que l’amygdale, autre structure limbique, est essentielle dans le conditionnement lié aux émotions négatives (la réaction du chien à un liquide acide ou la fuite du rat devant les décharges électriques). Dans les deux cas (hippocampe ou amygdale), le glutamate (neurotransmetteur) joue un rôle essentiel.
Les différents types de mémoires
William James (1842-1910) est crédité de la distinction faite entre mémoire à court terme ou immédiate et mémoire à long terme. On distingue aussi la mémoire sensorielle, qui ne perdure que quelques millisecondes. C’est à elle qu’on doit l’impression de mouvements continus au cinéma alors qu’on a affaire à des images fixes successives. La mémoire à court terme n’excède pas quelques secondes. Elle est due aux inter-neurones (ou aux autorécepteurs) qui prolongent la libération du neurotransmetteur dans l’espace synaptique, ou, dans les synapses métabolotropes, à l’action d’un second messager. Les psychologues ont également introduit la notion de mémoire de travail qui permet à l’homme, en répétant mentalement l’information, de la conserver présente à l’esprit. Il est difficile de concevoir sous quelle forme une telle mémoire de travail existe chez les animaux.
Restent les problèmes essentiels à résoudre pour passer à la mémoire à long terme. Comment est prise la décision de stocker ou non un événement ? Où ce stockage a-t-il lieu ? Comment se fait-il ? Quand se fait-il ? Y a-t-il une limite dans le nombre de souvenirs qu’on peut mémoriser ? Enfin, et ce n’est pas le plus simple, comment les éléments stockés sont-ils retrouvés ?
Dans le cas des mémoires procédurale ou sémantique, la décision de stocker vient de la répétition volontaire. Quand on apprend à un jeune enfant à s’habiller, à tenir une fourchette ou un porte-plume, à monter à bicyclette, la décision est le fait de l’enfant lui-même (ou de ses parents à qui il veut faire plaisir). De même, apprendre à lire, à décliner rosa la rose, à connaître les tables de multiplication ou à citer les départements et leurs chefs-lieux résulte de la même volonté. C’est la répétition, l’entraînement pour les sportifs, qui assurent en fait la consolidation. Rien de tel pour les événements qui émaillent notre vie propre et que nous n’avons pas le pouvoir de répéter. C’est là qu’intervient l’archicortex, région essentielle du grand lobe limbique. Deux centres interviennent : l’hippocampe (qui avait été ôté à Henry M. lors de son opération) et l’amygdale. On pense que ce sont ces centres qui, après avoir cherché si l’événement en question n’a pas déjà été stocké, assurent le passage vers la mémoire à long terme.
Localisation ou non ?
On a longtemps cherché le centre nerveux où les souvenirs seraient entreposés, et dans cette quête partisans et adversaires des
localisations cérébrales se sont heurtés. Le père fondateur de ces localisations est Paul Broca qui, dès 1861, a montré le rôle d’une partie du lobe frontal gauche dans l’usage de la parole (dans ce cas cette localisation est de plus unilatérale). Pour les opposants à Broca, le cerveau est une masse indistincte fonctionnant dans sa globalité. Ainsi Karl Lashley (1890-1958), psychologue américain, prétend en 1929, en prélevant chez des rats conditionnés diverses portions du néocortex, qu’il n’y a pas de localisation mémorielle en un endroit précis, mais qu’elle est éparse dans la masse cérébrale et que la qualité de son rappel est inversement proportionnelle au volume prélevé, ce que Donald Hebb (1904-1985), psychologue canadien, appelle le
stockage mnésique distribué. La découverte en 1948 par le hongrois Dennis Gabor (1900-1979, prix Nobel de physique en 1971), de l’
holographie, due à la lumière cohérente des lasers, semble lui donner raison et on fait aussitôt l’analogie entre holographie et mémoire distribuée. C’est Wilder Penfield (1891-1976), neurochirurgien canadien (l’homme des split brains
(7)) qui, grâce aux potentiels évoqués qu’il pratique chez ses malades pendant qu’il les opère d’épilepsie focale, établit les cartes sensorielles du cerveau (figure 9) et découvre en 1938 l’importance du lobe temporal dans l’évocation de souvenirs.
Figure 10 : Représentation stylisée (dite de Penfield) des homoncules humains, sensoriel à gauche, moteur à droite. Ce schéma met en évidence les afférences sensorielles somesthésiques (musculaires, articulaires et cutanées) arrivant à la circonvolution pariétale ascendante, à gauche, et les efférences motrices de la circonvolution frontale ascendante allant aux muscles, à droite. Les diverses zones nerveuses ont une taille proportionnelle à la richesse des innervations. On remarquera en particulier la grande taille de la face et de la main.
Or le lobe temporal comporte, dans sa partie profonde, l’hippocampe. Le rôle de ce centre nerveux et du circuit de Papez dans la mémorisation est ainsi conforté. Le coup de grâce contre les adversaires des localisations est donné en 1981 : Torsten Wiesel, suédois et David Hunter Hubel, américain, reçoivent le prix Nobel de médecine et de physiologie pour leurs travaux sur le traitement de l’information visuelle chez le chat. Les divers aspects de l’image rétinienne (contrastes, couleurs, orientations, intensité lumineuse, forme, mouvements, localisation spatiale) sont traités en des lieux différents des lobes cérébraux (néocortex) et c’est l’archicortex qui fait le lien entre ces divers centres pour les unir en un souvenir. C’est là où ils ont été traités que les divers aspects d’un événement sont stockés et c’est l’hippocampe (ou l’amygdale) qui joue le rôle de portail de stockage.
Comment fonctionne la mémoire à long terme ?
C’est à Eric Kandel et à ses élèves qu’on doit l’essentiel de nos connaissances sur la façon dont les informations sont stockées à long terme. Kandel avait montré le rôle de l’AMPcyclique dans la mémoire à court terme. Cette même molécule intervient dans le stockage à long terme, en interférant avec le noyau cellulaire pour y induire des synthèses protéiniques permettant à la fois de produire de nouveaux boutons synaptiques sur le neurone présynaptique et de nouveaux récepteurs sur le neurone post-synaptique. Ces synthèses coûtent cher et expliquent qu’avec l’âge elles soient moins efficaces, expliquant les pertes de mémoires de certaines personnes âgées.
Figure 11 : Eric Kandel (né en 1929), neurobiologiste et psychiatre américain, prix Nobel de physiologie et médecine en 2000.
Il n’y a pas de moment privilégié pour ce stockage à long terme mais les psychologues ont remarqué qu’il semble plus efficace quand le cerveau est relativement au repos, par exemple pendant le sommeil. On recommande aux lycéens et aux étudiants d’apprendre leurs leçons le soir avant le sommeil plutôt que le matin même d’un test à passer. Les rêves sont peut-être la trace de ces passages à la mémoire à long terme.
Y a-t-il une limite au nombre de souvenirs qu’on peut stocker ? Les opinions divergent sur ce point, les uns pensant que l’oubli est nécessaire pour stocker de nouveaux souvenirs, les autres estimant qu’il n’en est rien, argumentant sur trois points. D’abord, le nombre élevé de neurones dans l’encéphale humain (100 000 000, dont la moitié dans le cerveau) autorise une mémorisation quasi illimitée quand on le compare au système nerveux de l’aplysie et à ses aptitudes mémorielles avec seulement 20 000 neurones. Ensuite, il faut évoquer l’existence de personnes douées (ou souffrant) d’hypermnésie, comme le Russe Solomon Veniaminovitch dit Véniamin (1886-1958), étudié pendant 30 ans par le neuropsychologue russe Alexandre Romanovitch Luria (1902-1977). Non seulement il menait sa profession de journaliste sans jamais prendre de notes, mais il était capable de retenir pendant des mois des listes de 70 mots ou nombres, de les réciter à l’envers, de citer quel mot vient après tel autre. Il réussissait ces performances grâce à une synesthésie très efficace, associant les mots ou les nombres à des images colorées ou géométriques. Sa mémoire épisodique était elle aussi étonnante, ses souvenirs remontant à sa petite enfance. Le gros problème de Véniamin était d’oublier. Enfin, contrairement à ce qu’on a longtemps enseigné, assurant que les neurones cessent de se multiplier, chez l’homme, vers l’âge de 4-5 ans, toute perte passé cet âge étant irrémédiable, on a découvert, dans les années 80, que de nouveaux neurones peuvent apparaître, hélas en faible nombre, dans deux régions du cerveau : le bulbe olfactif d’une part, l’hippocampe de l’autre (P.S. Eriksson, 1998). Les premières atteintes de la maladie d’Alzheimer passent peut-être inaperçues de ce fait, mais la compensation par formation de nouveaux neurones est vite insuffisante et ce sont les petits oublis de chaque jour qui sont les premiers signes de cette maladie.
Reste la réminiscence. Elle part d’un élément de base, l’amorçage, étudié en 1963 par Endel Tulving (né en 1927), en 1968 par Elizabeth Warrington et Lawrence Weiskranz, et auquel répondent les amnésiques eux-mêmes. Il suffit souvent de donner à quelqu’un le premier vers d’une fable de La Fontaine pour l’entendre réciter la suite. Il suffit d’un élément d’un paysage pour évoquer le paysage entier, de la vision d’un visage pour reconstituer la personne. Les malheurs de Henri M. nous rappellent que ces retours à la conscience diffèrent suivant qu’ils concernent la mémoire sémantique (il n’a pas eu besoin de réapprendre l’anglais) et c’est le lobe frontal qui est à l’œuvre, ou la mémoire procédurale (il sait toujours manger sa soupe ou couper son biftèque) et c’est l’ensemble striatum-cervelet qui intervient. Dans le cas de son histoire personnelle, l’hippocampe est l’artisan longtemps indispensable à la réminiscence ; il joue le rôle d’un portail de recherche. A l’évocation d’un des éléments d’un souvenir, une vision, un son, une saveur (la madeleine de Marcel Proust), l’hippocampe active les autres éléments qui lui étaient liés et le souvenir revient à la conscience. Attention toutefois, la mémoire n’est pas parfaite et des événements proches peuvent l’avoir contaminée et conduire à affirmer de bonne foi des éléments seulement approximatifs ou reconstitués (Frédéric Bartlett, 1886-1969). Les enquêtes policières montrent chaque jour la réalité souvent approximative qu’évoquent les souvenirs chez les témoins.
Les troubles de la mémoire
Les troubles de la mémoire appartiennent au monde médical. La paramnésie correspond à l’impression de déjà vu. Ce terme, mentionné pour la première fois en 1876 et à présent utilisé tel quel dans de nombreuses langues, est dû au médecin français Emile Boirac (1851-1917), par ailleurs promoteur de l’esperanto. On a évoqué bien des explications, les unes farfelues, comme le souvenir de vies antérieures, d’autres freudiennes comme la résurgence d’événements refoulés. Pour les neurobiologistes, il s’agit soit d’éléments partiels de souvenirs « oubliés », soit d’un décalage temporel de quelques millisecondes dans le traitement du même événement analysé par diverses portions du néocortex (Frederic Myers, 1843-1901), soit d’une hyperdopaminergie dans le lobe temporal. On a tenté de créer ce phénomène de déjà vu par hypnose et évoqué l’hypothèse d’une cause épileptique.
Ce qui intéresse le médecin ou le psychologue, c’est l’affaiblissement des potentialités mnésiques. Sergei Korsakoff (1854-1900), neuropsychiatre russe, décrit en 1887 la maladie qui porte son nom. Elle est due à un alcoolisme chronique ou à une malnutrition avec déficit en thiamine (vitamine B1) qui intervient dans le métabolisme du glucose et la synthèse de neurotransmetteurs impliqués dans les processus de mémorisation, comme le glutamate, l’acétylcholine et le GABA ; elle affecte les neurones du corps mamillaire et du thalamus antérieur, deux des relais du système limbique, impliqués dans la mémorisation et la réminiscence, donc la mémoire explicite. Le malade, conscient de son état, affabule pour masquer sa maladie.
D’autres maladies interviennent dans la mémorisation, comme la maladie à corps de Lewy, la chorée de Huntington, l’encéphalite herpétique, le syndrome de Down ou trisomie 21, la démence frontale atypique, une crise d’épilepsie, une ischémie locale ou une démence vasculaire, mais la plus répandue est la maladie d’Alzheimer, décrite par Aloïs Alzheimer (1864-1915) en 1907. Elle est due à la destruction de neurones cérébraux, destruction qui commence par le cortex entorhinal et l’hippocampe, empêchant ainsi à la fois mémorisation et réminiscence, mais la première plus tôt et plus souvent que la seconde. La dégénérescence atteint ensuite le noyau de Meynert, cholinergique et intervenant dans l’attention, puis diverses zones néocorticales, les plus invalidantes étant celles qui atteignent le lobe pariétal et surtout le lobe frontal. On essaie de retarder les effets de ces atteintes avec des médicaments cholinergiques, aspirine ou vitamine E (tocophérol), ou des antagonistes des récepteurs du glutamate.
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D’Aristote à Eric Kandel, prix Nobel en 2000 pour ses travaux sur la mémoire, en passant par Pavlov et son chien, ces diverses pièces du puzzle se sont mises en place au cours du XXe siècle. Il n’y a pas une mémoire biologique unique, mais des mémoires diverses qui font intervenir plusieurs centres encéphaliques. L’unité fonctionnelle de cette mémoire n’est pas le neurone mais la synapse qui unit les neurones entre eux. C’est l’étude de la transmission synaptique qui a permis l’avancée des études dans ce domaine et hommage doit être rendu, dans ces progrès, à Ramon y Cajal, prix Nobel en 1906.
Avril 2010
(1) Ivan Petrovitch Pavlov, médecin et physiologiste russe (1849, Riazan – 1936, Saint-Pétersbourg), fils et petit-fils de popes mais attiré par les sciences, soutient sa thèse de médecine en 1883. Il est nommé titulaire de la chaire de pharmacologie de l'Académie de médecine militaire de Saint-Pétersbourg en 1890 et professeur de physiologie puis directeur de l'Institut de médecine expérimentale de Saint-Pétersbourg de 1895 jusqu'à sa mort en 1936. Il a reçu le prix Nobel de médecine et de physiologie en 1904 pour ses travaux sur le réflexe conditionnel chez le chien.
(2) On distingue trois types de neurones dans le fonctionnement du système nerveux. Les neurones sensoriels transportent l’information des organes sensoriels (visuels, auditifs, tactiles, olfactifs et gustatifs, pour citer les cinq sens classiques, mais aussi électriques – chez certains poissons – musculaires et articulaires – regroupés avec les organes cutanés dans la somesthésie) vers les centres nerveux. Les neurones moteurs transportent l’information des centres nerveux vers les organes effecteurs, muscles ou organes glandulaires. Les interneurones, généralement de faible taille, font le lien entre les neurones sensoriels – qui sont afférents aux centres nerveux – et les neurones moteurs – qui sont efférents.
(3) Nous prévenons le lecteur des quelques doutes que nous avons sur la validité de cette traduction de Pavlov en français, faite en 1954 par un organisme soviétique. Il est difficile de trouver des traductions d’époque de Pavlov : à titre d’exemple, il n’a été traduit de russe en anglais qu’en 1928, alors que ses premiers travaux sur le sujet datent des années 1890 (il est prix Nobel en 1904).
(4) Voir R. Bauchot, texte BibNum sur l’aphasie de Broca (2009).
(5) Théodule Ribot (1839-1916), philosophe et physiologiste français, avait théorisé dans les années 1870-1880 l’idée selon laquelle les pertes de mémoires vont du plus récent au plus ancien, du plus compliqué au plus simple.
(6) Peu d’espèces animales sont nomades ou grégaires, la plupart définissent un (parfois plusieurs) territoires dont ils cherchent à définir les frontières et à éloigner les concurrents (essentiellement des individus de la même espèce). Chez ces animaux la mémoire des lieux est fondamentale et c’est probablement le rôle primordial de l’hippocampe et des neurones de lieux.
(7) Wilder Penfield (1891-1976), neurochirurgien canadien, pratique, chez certains de ses patients, la scission du corps calleux, commissure unissant l’un à l’autre les deux hémisphères cérébraux, pour éviter que la crise, passant ainsi du foyer épileptogène à l’hémisphère contralatéral, s’étende au corps entier. On appelle ces opérés des split-brains ou cerveaux fendus. L’étude de ces opérés a montré que chaque hémisphère avait sa personnalité, mais aussi que certaines fonctions n’étaient présentes que dans un seul hémisphère. Ces études ont vérifié la localisation dans le lobe frontal gauche du centre du langage (aire de Broca dont la lésion entraîne l’aphasie de Broca) alors que le lobe frontal droit, « qui ne sait pas parler » sait reconnaître visages et paysages.