RÉSUMÉ
Lorsqu'il rentre en France après un exil destiné à échapper aux révolutionnaires anticléricaux et anti-nobles français, l'abbé et baron de Pradt devient bonapartiste, une trajectoire qui l'emmènera vers les honneurs puis la disgrâce. Mais il trouve aussi le temps de livrer, dans cet ouvrage, ses réflexions sur l'état de l'agriculture en France et en Auvergne et de recommander les voyages agronomiques comme la clé d'une amélioration nécessaire de l'agriculture.
ACTUALITÉ
Dans sa préface délicieuse par le charme de la langue, l'originalité des idées et la diversité des questions abordées, le baron de Pradt (1759-1837) livre ses réflexions sur l'économie de la France, le caractère de ses habitants, la région de l’Auvergne et l'état de l'agriculture au tout début du XIXe siècle, autant de thèmes qu'il développe dans le reste de son ouvrage. Cette entreprise inattendue pour un prélat et homme politique montre bien que ce sont des hommes de progrès issus de la bourgeoisie qui pourront, au XIXe siècle, s'investir dans l'amélioration de l'agriculture alors que les petits agriculteurs sont dans une situation trop précaire pour avoir le temps de réfléchir aux nouvelles techniques et les mettre en œuvre. On y trouve quelques idées qui feront date comme l'importance des fourrages et des prairies artificielles mais aussi des voyages agronomiques et des fermes modèles.
ANALYSE : LE VOYAGE AGRONOMIQUE PRÉCURSEUR DU BARON DE PRADT EN AUVERGNE
En 1802, le baron Dominique Dufour de Pradt rentre de Hambourg, dernière étape d'un exil qui l'a mené en Belgique et en Westphalie. En effet, ce natif du Cantal, devenu abbé puis docteur en théologie de la Sorbonne, était député du clergé aux Etats Généraux du 5 mai 1789 et zélé défenseur de la religion et de la monarchie, ce qui explique son départ pour l'étranger pendant la Révolution française. Peu après son retour, il se retire dans le château d'un de ses cousins, au Breuil près d'Issoire dans le Puy-de-Dôme, pour écrire son Voyage agronomique en Auvergne.
Dès sa préface, on peut lire (p.8) que
« si la France est le pays de l'Europe le plus favorisé de la nature, du côté du sol et du climat, c'est aussi celui qui est le plus retardé du côté de la culture, celui où la nature a fait le plus et l'homme le moins ».
À l'époque, l'agriculture française est réputée à la traîne, alors que l'agriculture anglaise est l'une des meilleures du monde grâce à ses gentlemen farmer et que l'agriculture allemande innove dans le domaine de la formation et de la recherche agricoles.
Pas toujours tendre avec ses contemporains, le baron de Pradt vise particulièrement les agriculteurs, eux qui au lieu d'investir pour améliorer leur position, se bornent « à éviter toute dépense » (p. 11). Ses réflexions aboutissent donc à une liste de recommandations à leur intention, résumées dans les pages 22-23 de sa préface et détaillées dans le reste de son ouvrage : arrêter la jachère absolue pour avoir plus de terres cultivées, remplacer le labourage biennal par un labourage annuel, diminuer les terres labourées en faveur des pâtures et des prairies artificielles et enfin développer la valeur des animaux. Ce qu'anticipe ainsi le baron de Pradt, c'est la révolution agricole des années 1850 qui verra l'apparition du semoir en ligne permettant le désherbage mécanique et donc le remplacement d'un assolement froment ou seigle / orge ou avoine / jachère par un assolement plante sarclée / céréale / prairie artificielle (voir encadré hors-texte). Un siècle plus tard, la révolution fourragère viendra mettre fin aux prairies artificielles, peu productives, pour inclure les surfaces ainsi récupérées dans les rotations des cultures et les améliorer grâce aux engrais.
Ancien et nouvel assolements
Dans l’ancien assolement, la jachère permettait à la fois de désherber la terre (manuellement ou mécaniquement, les herbicides n’apparaissant que bien plus tard), de la faire reposer et de l’enrichir avec des amendements organiques (fumier notamment). Avec la disparition du geste du semeur au profit du semoir en ligne, les plantes poussent désormais en rangs bien droits, ce qui facilite le désherbage entre les rangs. Les agriculteurs peuvent donc introduire une plante sarclée cultivée en butte, comme la betterave ou la pomme de terre, surnommée « plante nettoyante » puisqu’elle permet facilement de passer la binette ou la houe afin de supprimer les mauvaises herbes au ras du sol. Puis ils peuvent supprimer définitivement la jachère en plantant une prairie artificielle à base de trèfle, luzerne ou sainfoin, c’est-à-dire des plantes légumineuses qui viennent naturellement fertiliser le sol en lui apportant de l’azote. Succédant directement à la prairie artificielle, les plantes sarclées bénéficient le plus de cet apport. Ce nouvel assolement, beaucoup plus varié et productif, supprime en particulier la succession de deux céréales qui avaient tendance à épuiser et « salir » fortement le sol.
Mais le baron de Pradt donne aussi des recommandations sur la méthode de recherche et d'éducation à adopter. Il reconnaît d'abord que les sociétés d'agriculture, rassemblements locaux d’individus intéressés par le progrès et la rationalisation de l’agriculture, « sont sûrement un moyen très-puissant pour répandre les notions véritables sur ces deux objets » que sont l'agriculture et l'économie domestique (p. 14) :
Ces institutions forment à la fois, des foyers de lumière et de patriotisme. Par leur dispersion sur toute la surface du territoire français, dont elles embrassent toutes les parties, elles en connaissent parfaitement les localités et les circonstances particulières : aucune ne peut leur échapper.
Le baron de Pradt recommande ensuite de développer les voyages agronomiques, sur le modèle d'Arthur Young qui entreprit des voyages
« dans les vues si honorables et si utiles, d'enrichir sa patrie de toutes les observations que lui offrirait la culture des nations dont il allait interroger le génie agricole » (pp. 15-16).
Cet agronome anglais, qui eut à s'occuper d'un petit domaine de sa mère dès l'âge de 22 ans, se mit à voyager pour comprendre ce qu'était la ferme idéale et rentable, parcourant d'abord le sud de l'Angleterre puis le pays entier, l'Irlande, la France, l'Espagne et l'Italie.
Mais, par l'état de l'avancement de la culture en Angleterre, il est arrivé qu'en cherchant des leçons, c'est lui qui en a donné, et que celui qui s'était fait disciple est toujours resté maître. (p. 16)
Les Voyages en France d'Arthur Young sont édités en 1792, onze ans avant l'ouvrage du baron de Pradt, et proposent pour la première fois une carte synthétique des terrains et limites de culture en France. Il y fait par exemple figurer les limites nord de la culture de la vigne, du maïs et de l'olivier. Au-delà de cet intérêt géographique et de son talent de vulgarisateur, Young et sa méthode permettent d'enrichir l'agronomie naissante en comparant les pratiques agricoles dans différents pays ou régions, en confrontant son terroir aux autres et finalement en tirant des leçons générales sur l'adaptation de l'homme au terroir.
Il est bien utile que sous l'inspiration puissante du Gouvernement, il se formât une entreprise générale et simultanée de voyages agronomiques, dans toute l'étendue de la France. On connaîtrait enfin exactement toutes les parties de son sol, toutes les propriétés de son climat, tous les produits de sa culture, tous les effets des diverses méthodes dont elle se compose. (p. 20)
Cette recommandation du baron de Pradt saura être entendue puisqu'il va lancer la grande vague des voyages agronomiques, marquée notamment par Jean-Hubert Schwerz (en 1807), François Hakken Philippar (en 1830), Auguste Jourdier (en 1852 puis 1861 et 1863), Léonce de Lavergne (en 1854), Eugène Tisserand (en 1865 puis 1875) et bien d'autres encore… Bien que le voyage du baron de Pradt ait été consacré à une région française, ces agronomes voyageurs reprendront le modèle de Young pour partir à l'étranger. Léonce de Lavergne, par exemple, traitera des rendements en céréales deux fois plus grands en Grande-Bretagne qu'en France, en cherchant des raisons aussi bien du côté du milieu physique (sol, climat, relief) que des différences de régime politique et sociaI. Eugène Tisserand, lui, visitera notamment la Suède et la Norvège et retiendra qu'on peut améliorer le rendement des plantes par la sélection, à condition d'améliorer aussi le milieu dans lequel elles vivent (condition du sol et amendements). Le premier voyage en Europe d'Eugène Tisserand est permis par la bourse de voyage octroyée chaque année par l'Institut agronomique de Versailles à ses trois meilleurs élèves, preuve que le voyage devient indispensable à la parfaite formation des agronomes.
La combinaison des sociétés d'agriculture et des voyages agronomiques doit, selon le baron de Pradt, former « la collection agronomique la plus complète que l'on puisse désirer, et qui existe en aucun pays » (p. 21). Car c'est bien pour élever le rang de la France et de son agriculture qu'œuvre le baron de Pradt, homme politique et publiciste avant tout, n'hésitant pas à coucher noir sur blanc ses remarques patriotiques. Ainsi, s'il recommande de suivre l'exemple de Young, c'est notamment parce que
« tout bon Français doit chercher à effacer par une louable émulation, sensible, comme il doit l'être au point d'honneur, d'avoir été devancé par une main étrangère dans le tableau de sa propre patrie » (p. 16).
Il n'hésite pas non plus à relever les défauts de l'ouvrage de Young et à souligner les qualités du sien, en les attribuant au génie respectif des Anglais et des Français :
On a dit, avec raison, que les anciens et les Français étaient les seuls qui eussent bien su faire un livre. Les autres peuples, avec une somme de génie et de connaissances, égale sans doute à celles qui ont distingué les anciens et qui appartiennent aux Français, sont loin d'avoir possédé comme eux l'art de faire un ouvrage, c'est-à-dire d'y faire entrer tout ce qui doit s'y trouver, d'en écarter tout ce qui doit y rester étranger, et d'en classer toutes les parties dans l'ordre le plus conforme à la nature et le plus favorable à la clarté ; car ce n'est qu'à ce point qu'un livre est véritablement bien fait. (p. 18)
Vers la fin de sa préface, le baron de Pradt avoue qu'il s'est bien gardé
« de prescrire des préceptes trop abstraits, d'exiger du cultivateur de trop grands sacrifices d'argent, et même de son ignorance : ce n'est que par degrés que l'on peut l'y amener » (p. 22).
C’est pourquoi dans la suite de son ouvrage, il conseille notamment de former directement les agriculteurs à l'aide de fermes modèles et d'expériences concrètes plutôt que d'ouvrages savants, recommandation qu’il mettra lui-même en œuvre.
Après être devenu bonapartiste, le baron de Pradt est gratifié du titre de Baron d'Empire et nommé évêque de Poitiers en 1805, devenant le confesseur et confident le plus intime de l'Empereur. Durant son mandat à Poitiers, il devient membre de la Société d'agriculture locale et a à cœur de s'y investir, en proposant par exemple de louer par des baux à long terme de vastes domaines dans les régions les plus en retard du diocèse, afin d'y installer des fermes pilotes : proposition qui ne sera pas suivie d'effet.
Nommé archevêque puis ambassadeur à Varsovie en 1812, il est disgracié un an plus tard pour avoir déçu et se voit démis de toutes ses fonctions. En effet, son discours devant la Diète polonaise (le Parlement) n’avait satisfait personne : regrettant sa nomination qu’il avait mal vécue, il avait commencé à s’opposer à un Empire sur le point de s’écrouler (en avril 1814), mais encore plein d’autorité. Il rachète alors le domaine familial des Prades (ancienne forme orthographique de son patronyme) dans le Cantal, où ses grands-parents paternels avaient fait transformer une vieille maison de ferme en château, sur un plateau quasi-désertique à plus de 1100 mètres d'altitude. Il fait reconstruire les bâtiments qui avaient brûlé en brumaire an III et remet en valeur la ferme. Celle-ci devient une ferme pilote, où il fait notamment venir des chevaux de Belgique et cherche à acclimater un troupeau de vaches suisses, affirmant que « la race est tout, le sol n'est rien »... avant de se rendre à l'évidence que seule la robuste et traditionnelle race de Salers pouvait prospérer sur les terres encore marécageuses ou quasi-incultes des Prades. Selon les dires d'un de ses contemporains, il dépensa environ 600 000 francs pour ses expériences agricoles. Avant de mourir le 20 mars 1837 à Paris.