L’encéphalisation

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L’encéphalisation
Auteur : Alexander von Brandt (1844-1932) - Médecin et zoologue germano-russe
Auteur de l'analyse : Roland Bauchot - Professeur honoraire de biologie de l'université Paris-Denis Diderot
Publication :

Bulletin de la société impériale des naturalistes de Moscou, XL (1867), n°III, p.526-543.

Année de publication :

1867

Nombre de Pages :
18
Résumé :

Brandt est le premier à proposer une relation non entre la taille de l’animal et celle de son cerveau, mais entre la surface cutanée (et donc celle des zones sensorielles) et la taille du cerveau. De Cuvier à Louis Lapicque en passant par Brandt et l’inventeur du pithécanthrope Édouard Dubois, est brossée ici une histoire de l’encéphalisation.

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
septembre 2010

Brandt est le premier à proposer une relation non entre la taille de l’animal et celle de son cerveau, mais entre la taille du cerveau et la surface cutanée – et donc celle du "procès" sensoriel (on dirait aujourd’hui process). De Cuvier à Louis Lapicque en passant par Brandt et l’inventeur (du latin invenire, trouver – comme on dit l’inventeur de la grotte de Lascaux) du pithécanthrope Édouard Dubois, est brossée ici une histoire de l’encéphalisation – moyen censé mesurer l’intelligence à partir de la taille de l’encéphale.

 


 

Roland Bauchot est ancien élève de l'École Normale Supérieure, agrégé et docteur d'État ès-sciences naturelles. De 1966 à 1992, il a été professeur de biologie à l'Université Paris VII- Denis Diderot et y a dirigé un groupe de recherches. Il est l'auteur d'une centaine d'articles scientifiques de biologie et de plusieurs ouvrages d'histoire naturelle.

 

 

Roland Bauchot

 

L’encéphalisation
Roland Bauchot - Professeur honoraire de biologie de l'université Paris-Denis Diderot
Il est difficile de donner une origine précise aux travaux qui ont conduit à la notion d’encéphalisation (moyen censé mesurer l’intelligence à partir de la taille de l’encéphale), mais on doit citer, outre le Germano-russe Alexander Von Brandt, le Hollandais Eugène Dubois, inventeur du Pithécanthrope, et le Français Louis Lapicque. C’est en 1937 que des méthodes de calcul modernes, introduites par l’Américain Gerhardt Von Bonin, ont redonné un certain lustre à ces recherches.
On fait remonter les études sur l’encéphalisation à Georges Cuvier (1769-1832) qui, dans ses Leçons d’Anatomie Comparée, en 1801, fournit les premiers couples de valeurs poids encéphalique/poids somatique (1) et en conclut… qu’on ne peut rien conclure, les animaux de petite taille étant systématiquement avantagés. Ce feu de paille n’a qu’un temps et c’est la naissance de l’anthropologie qui va pousser les savants du XIXe siècle à chercher dans l’encéphale des critères d’intelligence – on préfère parler, chez les animaux, de facultés d’adaptation aux modifications du milieu. L’anthropologie subtilise l’homme à la médecine pour en faire un sujet d’études scientifiques ; elle inclut, avec Karl Linné (1707-1778), l’espèce humaine dans l’ordre des Primates et met en évidence les caractères qui rapprochent ou différencient l’homme de ses cousins Simiens. Or, il apparaît vite que l’homme offre peu de particularités en dehors de la station droite et du langage articulé, qui supposent tous deux une organisation nerveuse plus complexe que celle des quadrupèdes dépourvus de langage.

 

L’anthropologie

 

Il s’est passé bien des choses entre 1801 (tentative avortée de Georges Cuvier d’estimer le niveau d’intelligence des animaux à partir du poids encéphalique relatif) et l’article de Brandt en 1867. Faire l’historique de cette période revient à dresser un rapide portrait de l’anthropologie. Ce terme apparaît, sous son orthographe anglaise, en 1655 dans un ouvrage anonyme. Dès 1735, le Suédois Karl Linné (1707-1778) fait entrer l’espèce humaine dans la classification zoologique, créant l’ordre des Primates. En 1749, Georges Louis Leclerc comte de Buffon (1707-1788) publie son Histoire naturelle de l’homme et son Traité des variations de l'espèce humaine. Le mot anthropologie lui-même, avec son acception actuelle, vient sous la plume de Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840) en 1795 puis sous celle d’Emmanuel Kant (1724-1804) en 1798. En 1827, Jean-Baptiste Geneviève Marcellin Bory de Saint-Vincent (1778-1846) publie son Essai zoologique sur le genre humain. L’anthropologie devient une discipline à part entière en 1855 quand est créée à Paris la chaire d’Anthropologie pour Armand de Quatrefages (1810-1892) puis, en 1859, l’année ou Charles Darwin (1809-1882) publie son livre sur l’origine des espèces, quand Paul Broca (1824-1880) fonde la Société d’Anthropologie de Paris. Cette société succède à la Société des Observateurs de l’Homme, fondée en 1799 par trois Français, Roch-Ambroise Cucurron Sicard, Louis-François Jauffret et Joseph de Maimieux (société éphémère qui s’était intéressée à l'enfant sauvage de l'Aveyron et à l'expédition scientifique de Baudin dans les terres australes)], puis à la Société d’Ethnologie de Paris, créée en 1839 par le Français d’origine jamaïcaine William Edwards (1777-1842), qui voulait étudier simultanément les caractères physiques, culturels et moraux des populations humaines, et qui était célèbre pour ses recherches au Pérou.

 

 

Figure 1 : Victor, « l’enfant sauvage de l’Aveyron »

Figure 1 : Victor, « l’enfant sauvage de l’Aveyron ». Il serait né vers 1797 ; il est aperçu en 1800, et amené à Paris où il est étudié par des savants, notamment Jean Itard (1774-1838), et meurt en 1828. Il a inspiré un film de François Truffaut, L’Enfant sauvage (1970) (gravure de 1801).

Mais ces deux sociétés s’en tenaient essentiellement à l’aspect ethnologique et ne prenaient pas en compte l’anthropologie physique, objet de tous les soins de Broca. Ce dernier crée également, en 1868, le Laboratoire d’Anthropologie de l’École des Hautes Études, en 1872 la Revue d’Anthropologie et en 1875 l’École d’Anthropologie de Paris.

 

 

Si on limite à l’ordre des Primates les comparaisons de la taille de l’encéphale, tout va bien. La masse absolue de l’encéphale humain, de l’ordre de 1350g, est supérieure à celle des autres Anthropoïdes (orang-outan : 400g, chimpanzé : 420g, gorille : 465g) et la masse relative, E (masse encéphalique)/S (masse somatique) met elle aussi l’homme devant la plupart des autres Primates – si l’on excepte les petites espèces lissencéphales (2) comme les ouistitis d’Amérique tropicale. En revanche, pour de gros Mammifères comme l’éléphant ou les Cétacés, la masse absolue ne place plus l’homme au premier rang. Chez le rorqual bleu, Balaenoptera musculus, la masse encéphalique est de 6800g et chez la plupart des autres Cétacés elle est supérieure à 1500g. L’éléphant d’Afrique, Loxodonta africana (5700g) et l’éléphant des Indes (5440g), dépassent aussi largement l’espèce humaine. Quant à la masse relative, si elle place bien l’homme devant la plupart des Mammifères, elle le situe, comme l’avait vu Cuvier, derrière des petits Rongeurs, des petits Carnivores ou des Insectivores comme les musaraignes.

 

Ces résultats discordants ont tenu en haleine les savants du XIXe siècle jusqu’à l’intuition géniale de l’anthropologue Germano-russe Alexander Von Brandt qui propose, en 1868, une solution à laquelle l’Allemand Otto Snell, donnera, 24 ans plus tard, une formulation mathématique – avant que le Néerlandais Eugène Dubois, découvreur du Pithécanthrope, y ajoute en 1897 une renommée que prolongera le Français Louis Lapicque.

 

Alexander Von Brandt

 

Alexander Von Brandt est né en 1844 à Saint-Pétersbourg d’une famille allemande du Brandebourg. Il fait ses études au Lycée Larin où il côtoie le célèbre Dimitri Ivanovitch Mendeleïev (1834-1907). Il passe son Doctorat de médecine en 1867 comme gynécologue tout en suivant des études de zoologie. En 1871 il devient Privatdozent à Saint-Pétersbourg et soutient une thèse de zoologie en 1877 à l’Université de Moscou. Il entreprend en 1879 une expédition en Arménie. Il devient Professeur de Zootomie à Kharkov en 1880. Il prend sa retraite en 1909 et se retire à Dorpat en Crimée, où il meurt en 1932. Il a publié 87 articles scientifiques entre 1865 et 1929, quatre en français et les autres en allemand. Vers la fin de sa carrière il s’est intéressé, toujours du point de vue de l’encéphalisation, au sujet des gauchers et au féminisme.

 

 

Le contexte, depuis Boucher de Perthes
La découverte de l’homme fossile, en 1838 par le Français Jacques Boucher de Crèvecœur de Perthes (1788-1868) et en 1861, par Edouard Lartet (1801-1871), déclenche une série de travaux, notamment sur les mesures encéphaliques. Dès 1839 l’Américain Samuel George Morton (1799-1851) mesure la capacité intellectuelle de l’homme par le volume d’une substance granuleuse introduite dans le crâne. En 1868, Lartet montre, chez les Mammifères fossiles, la progression des volumes intracrâniens dans la succession des temps géologiques, travaux confirmés en 1874 par l’Américain Othniel Charles Marsh (1831-1899) sur les Mammifères de l’ère tertiaire.
Pendant cette même période, les anthropologues s’intéressent aux diverses races humaines, aux assassins, aux malades mentaux et aux particularités de leurs encéphales et de leurs crânes. Les travaux entrepris à Paris, au Second Empire, sous la direction du baron Georges Eugène Haussmann, leur permettent, pendant le transfert dans les catacombes, d’étudier les ossements des Parisiens pendant les temps historiques. La plus grande partie de ces travaux sont effectués par Paul Broca (1824-1880), Léonce Manouvrier (1850-1927) et leurs collaborateurs ou élèves, et publiés dans le Bulletin de la Société d’Anthropologie de Paris. Citons, parmi d’autres, de Broca : « Étude sur le cerveau d’un nègre » en 1860, « Sur les capacités des crânes parisiens des diverses époques » en 1862, ou, de Manouvrier à partir de 1881, des centaines de pages sur les mesures encéphaliques et leurs rapports à des critères somatiques variés. On comprend, tant l’école de Paris est prolixe et renommée à cette époque, que Brandt (venu à ces problèmes d’encéphalisation par l’étude du squelette de la rhytine, Sirénien du Pacifique de grande taille qui venait d’être exterminé (3) – animal qu’il voulait comparer aux lamantins et au dugong), ait utilisé le français pour faire connaître au monde savant sa géniale intuition.

 

Léonce Manouvrier et le féminisme

 

En 1885, dans son article intitulé : « Sur l’interprétation de la quantité dans l’encéphale et dans le cerveau en particulier », paru dans les Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris et long de 190 pages, Léonce Manouvrier s’en prend aux tenants de la supériorité intellectuelle de l’homme sur la femme. Après avoir cité Gustave Le Bon (1841-1931) « Les femmes ont des enfants la mobilité et l’inconstance, l’absence de réflexion et de logique, l’incapacité à raisonner… l’imprévoyance et l’habitude de n’avoir que l’instinct du moment pour guide » et Paul Broca, qui était pourtant son maître, « La femme est, en moyenne, un peu moins intelligente que l’homme », il affirme « Les auteurs qui ont rattaché l’infériorité du poids cérébral féminin à une infériorité intellectuelle n’ont sans doute pas fait attention au nombre immense d’imbéciles du sexe masculin, sauvages ou policés, que le poids de leur encéphale placerait au-dessus de nos très nombreuses femmes intelligentes, de ces femmes dont l’esprit naturel, les facultés psychiques… se manifestent à chaque instant aux hommes que n’aveugle pas tout à fait l’orgueil du mâle, un orgueil de coq, ou notre pédantisme invétéré ». Ce problème n’est pas résolu pour autant. Lapicque en 1907 et Dubois en 1919 y viennent à leur tour et concluent que, pour donner à l’homme et à la femme un indice d’encéphalisation voisin sinon égal, il faut les considérer comme appartenant à deux espèces distinctes, ou bien tenir compte, chez la femme, d’un poids somatique obéré par une surcharge graisseuse pauvrement innervée.

 

 

L’article de Brandt (1867)
Cet article de Brandt, paru en 1867, ne semble pas avoir été largement diffusé et Manouvrier ne le cite qu’en 1885. Brandt est d’emblée confronté au problème entrevu par Cuvier : « Toutes choses égales, les petits animaux ont le cerveau plus grand à proportion », mais il en cherche aussitôt une explication logique. Il écrit :
La géométrie nous apprend que … la surface des petits animaux est relativement plus grande que celle des grands … ils sont exposés à des pertes plus considérables de chaleur, d’où il résulte que … le procès physiologique doit être plus énergétique que chez les animaux plus grands.

 

 

LamentinDugong

Figure 2 : Brandt indique « j’ai fait usage encore de trois squelettes, celui de la Rhytine, du Lamantin et du Dugong ». Le lamantin (à g.) et le dugong (à dr.) sont des mammifères marins, comme les Cétacés, mais appartenant à un ordre distinct, celui des Siréniens. Ci-dessous, la rhytine (vulg. vache de mer), animal de la même famille, découvert en 1741, pouvait être de plus grosse taille ; cette espèce a disparu peu après sa découverte.
 
 

Croquis de lamentin

 

 

Brandt donne des exemples tirés de la comparaison soit de juvéniles et d’adultes (« les espèce plus petites ont le pouls et la respiration accélérés et la température du corps plus élevée »), soit d’adultes de taille différente. Il constate alors que :

 

Plus un animal est petit, plus il a relativement de cerveau … et plus les procès physiologiques sont relativement actifs chez lui.

Et, comme la taille d’un organe dépend du degré de son activité :

Les animaux plus petits … doivent avoir des centres nerveux relativement plus considérables.
S’il s’en était tenu là, Brandt n’aurait fait que généraliser des observations déjà faites par ses contemporains, comme Jules Baillarger (1809-1890) qui écrit en 1853 : « La surface des hémisphères cérébraux est, relativement à leur volume, beaucoup plus grande chez les petits Mammifères que chez les gros, même en tenant compte du plissement des grands cerveaux », ou Camille Dareste de la Chavanne (1822-1899) qui écrit en 1870 : « Lorsqu’on compare entre elles les espèces appartenant à un même groupe naturel, on voit que … le degré de complication des circonvolutions … est en rapport manifeste avec la taille de l’espèce qu’on étudie ». Mais Brandt va plus loin et écrit :
La surface extérieure d’un animal est en même temps sa surface sensitive ; c’est pourquoi un petit animal doit avoir (…) une plus grande quantité relative de nerfs sensitifs de la peau. Mais comme la masse des centres sensitifs de l’encéphale correspond (…) au nombre des fibres nerveuses, les animaux plus petits doivent avoir plus de ces centres.
Brandt achève sa démonstration par l’étude d’un problème qui intriguait beaucoup les anthropologistes, la comparaison des masses encéphaliques entre individus de sexe différent :
On sait que la femme (…) est douée d’une quantité inférieure de cerveau que l’homme, mais (…) aussi que la grandeur moyenne de son corps est moindre. Si la loi morphologique sur la quantité relative du cerveau chez les petits et les grands animaux est applicable aux individus des différents sexes, (…) alors l’encéphale de la femme doit être, relativement à la masse du corps, plus grand que celui de l’homme.
Dans cet article, Brandt propose donc de rapporter le volume de l’encéphale non au volume du corps, mais à sa surface. Comment mesurer pratiquement cette surface ? Cette idée n’était pas une idée pratique à cette époque et l’on cherchait comme référence à la masse encéphalique soit la masse du corps, soit diverses longueurs, comme la taille debout ou assis chez l’homme, ou encore la masse de certaines pièces squelettiques comme celle du fémur. Comment mesurer pratiquement la surface cutanée d’un animal ?

 

 

Les continuateurs, Snell et Dubois
En 1892 paraît, dans la revue allemande des Archiv für Psychiatrie und Nerven-krankheiten, sous la plume du psychiatre Otto Snell (1859-1939), médecin assistant à Munich, un court article où ce problème pratique est résolu. Snell ne fait nulle référence à Brandt, dont il semble ignorer les œuvres et, pour corréler la masse encéphalique à la partie active du corps, la surface corporelle, il propose de considérer cette dernière comme proportionnelle à la puissance 2/3 du volume somatique, et donc de sa masse. Mais Snell va beaucoup plus loin. Pour lui le volume encéphalique est le résultat du produit de deux facteurs, le premier lié à la surface du corps, l’autre à ce qu’il appelle le facteur psychique. Il condamne ainsi les efforts déployés pendant des années par Léonce Manouvrier qui faisait de ce volume la somme de ces deux facteurs, le premier lié au volume somatique, le second à un facteur intellectuel. Snell donne la formule devenue classique :

E = k.Sa

E est la masse encéphalique, S la masse somatique, k le facteur psychique ou coefficient d’encéphalisation et a l’exposant somatique ou coefficient d’allométrie (4).
Snell fixe a priori son exposant somatique à la valeur 2/3 mais, après avoir pris en compte les données quantitatives accumulées avant lui par François Leuret (1797-1851), Theodor Ludwig Wilhem Von Bischoff (1807-1882) et George Theodor Ziehen (1862-1950), il lui attribue une valeur légèrement supérieure qu’il fixe arbitrairement à 0.68. Il calcule les facteurs psychiques de quelques Mammifères et les trouve satisfaisants : capucin 0.426, gibbon 0.301, éléphant d’Afrique 0.216, gobiocéphale 0.205, martre 0.196 et ouistiti 0.174. Il n’est pas surpris de trouver des valeurs différentes (mais la différence est faible) entre l’homme (0.874, moyenne de 559 individus) et la femme (0.866, moyenne de 347 individus).
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C’est dans le Bulletin de la Société d’Anthropologie de Paris que paraît, en 1897, un article d’Eugène Dubois (1858-1940), long de 38 pages, qui fait référence et à Brandt et à Snell. Curieusement, Dubois ne fait nulle allusion au pithécanthrope, qu’il a découvert six ans plus tôt, tout comme, dans son article de 1924 consacré « au crâne et à l’encéphale, à la mandibule et aux dents de Pithecanthropus erectus », il ne fait nulle référence à ses travaux sur l’encéphalisation, comme s’il avait mené ces deux recherches sans aucun lien entre elles. Il n’était pourtant pas indifférent à Dubois de chercher à estimer l’indice d’encéphalisation de son fossile pour savoir si ce « chaînon manquant », cet intermédiaire entre les singes Anthropoïdes et l’homme, se situait du côté humain (son opinion des années 1890) ou du côté simien (son opinion plus tardive) dans la lignée des Primates qui mène à l’homme moderne.

 

Eugène Dubois et le pithécanthrope

 

 

Figure 3 : Eugène Dubois (1858-1940), anthropologue hollandais

Figure 3 : Eugène Dubois (1858-1940), anthropologue hollandais

Marie Eugène François Thomas Dubois, né en 1858 à Eijsden aux Pays-Bas, fait ses études de médecine à Amsterdam et s’intéresse aux thèses de Darwin et d’Haeckel. Assistant de 1880 à 1887 de Max Fürbringer (1846-1920 et de Max Weber (1864-1920), il s’enthousiasme à un tel point pour la recherche du « chaînon manquant » entre les grands singes et l’homme qu’il préfère, suivant sa propre expression « renoncer à une carrière universitaire assurée » et prendre, en 1887, un poste de médecin militaire dans les Indes Néerlandaises pour y effectuer des fouilles archéologiques. C’est à Trinil, dans l’Est de l’île de Java, qu’il découvre en 1891 les restes du pithécanthrope et qu’il publie sa première description de la calotte crânienne, des dents et de la mandibule devenues célèbres depuis. Il revient en Europe en 1895 et donne la même année un compte-rendu de sa découverte au Congrès de Zoologie de Londres. Ses conclusions sur la place du pithécanthrope comme ancêtre de l’homme y sont bien acceptées alors qu’elles soulèvent des tempêtes de protestations en Europe continentale, au point qu’il attendra 1924 pour en donner une seconde étude, et 1937 pour revenir sur ses idées et faire de son pithécanthrope un singe. En 1897 il est nommé Professeur de Minéralogie, Géologie et Paléontologie à Amsterdam. Il meurt en 1940 à Halen (Belgique). Pithecanthropus erectus (mot à mot singe-homme marchant debout) est aujourd’hui rangé dans la famille des Hominidés (Homo erectus).

 

 

Figure 4 : (à g.) Fossiles découverts par Eugène Dubois ayant servi à définir Pithecanthropus erectus ; (à dr.) reconstitution correspondante de l’Homo erectus, Westfälisches Museum für Archäologie, Herne (Allemagne)

Figure 4 : (à g.) Fossiles découverts par Eugène Dubois ayant servi à définir Pithecanthropus erectus ; (à dr.) reconstitution correspondante de l’Homo erectus, Westfälisches Museum für Archäologie, Herne (Allemagne)

 

 

Élève de Max Weber (1864-1920), qui avait publié en 1896 une étude sur le poids encéphalique des Mammifères, Dubois fait référence à cet article avant de préciser quelles sont les précautions à prendre dans de telles recherches : n’étudier que des animaux adultes (car l’encéphale achève sa croissance bien plus tôt que les autres organes (5)), ne peser que des encéphales frais (car le poids est modifié par les fixateurs et les conservateurs), n’utiliser que des moyennes établies sur un grand nombre d’individus (car la variabilité individuelle est importante) et ne pas prendre en compte les animaux domestiques (car le poids de leur encéphale est plus faible que celui des animaux sauvages apparentés). T. Bielak et Z. Pucek montreront, en 1960, une autre précaution à prendre puisque la masse encéphalique, chez la musaraigne commune (Sorex araneus), peut varier suivant les saisons.

 

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Dubois critique ses devanciers, Dareste qui attribuait une plus grande intelligence aux animaux de petite taille (mais il n’avait pas tout à fait tort car les animaux de petite taille ont davantage de prédateurs potentiels que les animaux plus gros), Manouvrier qui faisait du poids de l’encéphale la somme de deux parties, la première concernée par l’innervation du corps, la seconde par l’intelligence, ou Snell qui fixait a priori le coefficient d’allométrie à la valeur 2/3. Mais Dubois est confronté à une difficulté majeure : comment calculer ce coefficient sur des bases objectives ? C’est pourtant une hypothèse tout autant aventureuse qu’il propose : « J’ai choisi… deux espèces, en faisant bien attention qu’elles soient autant que possible semblables en forme du corps et en organisation de l’encéphale, mais très différentes en taille », ce qui lui permet de calculer ce coefficient qu’il fixe à 0.56. Mais Dubois n’hésite pas à éliminer les résultats qui ne lui conviennent pas, par exemple celui qui donne à l’éléphant « une valeur bien trop élevée, en accord ni avec le rang que l’éléphant occupe dans le système zoologique ni avec ce que l’on sait de ses facultés psychiques ».

 

 

Les suites de l’article de Dubois
L’article de Dubois soulève l’enthousiasme du physiologiste français Louis Lapicque qui publie, dès 1898, dans les Comptes Rendus de la Société de Biologie, cinq notes sur les problèmes d’encéphalisation. Il rend hommage à Dubois dans la première mais, dès la seconde, ayant voulu vérifier la valeur de l’exposant de Dubois (0.56), il étudie les données réunies par Charles Richet (1850-1935) sur les diverses races de chiens et trouve un résultat très différent (0.25) (6). Il montre ainsi que la « loi de Dubois » ne s’applique pas à l’intérieur de l’espèce. Il revient sur ce sujet en 1907 et définit ce qu’il appelle « la loi de l’espèce ». Lapicque confirme ce résultat en cherchant ce qu’il en est dans l’espèce humaine ; à partir des données publiées en 1889 dans les Archives Italiennes de Biologie par R. Livi, il trouve un exposant de 0.230 pour l’homme et de 0.224 pour la femme.

 

Louis Lapicque

 

Louis Edouard Lapicque est né à Epinal en 1866. Son père vétérinaire lui ouvre l’esprit au monde animal. Après des études de médecine, il est nommé Maître de conférences de Physiologie à la Sorbonne en 1895, Professeur au Muséum d’Histoire Naturelle en 1911 puis Professeur de Physiologie Générale à la Sorbonne en 1919. Il entre à l’Académie de Médecine en 1925 et à l’Académie des Sciences quelques années plus tard. Il prend sa retraite en 1936 et meurt en 1952 à Paris. Ses travaux vont de l’étude des peuples des Indes à celle des algues marines, du métabolisme du fer à l’excitabilité nerveuse (notion de chronaxie) et aux relations quantitatives liant les poids encéphalique et somatique. Républicain et franc-maçon, il milite pour les idées socialistes, la laïcité, les libertés de culte et de pensée et les droits de la femme.

 

 

Figure 5 : Le physiologiste Louis Lapicque (1866-1952).

Figure 5 : Le physiologiste Louis Lapicque (1866-1952). Il avait adopté son neveu, le physicien puis peintre Charles Lapicque (1898-1988), qui épousera la fille du prix Nobel Jean Perrin (1870-1942) (photo site Charles Lapicque, www.charleslapicque.fr)

 

 

En 1907, Lapicque propose de représenter les espèces dont il étudie l’encéphalisation par un graphique en doubles coordonnées logarithmiques. Les espèces de même niveau d’organisation encéphalique se situent sur des droites de pente égale à l’exposant somatique, droites parallèles entre elles, ce qui permet de situer les diverses classes de Vertébrés les unes par rapport aux autres. Lapicque fait d’autres découvertes. Le coefficient d’encéphalisation de la loutre, plus élevé que celui des autres Mustélidés terrestres, l’incite à en chercher l’explication dans son adaptation à la vie aquatique, idée que viendront conforter les travaux de R. Legendre en 1912 sur les Cétacés, Mammifères que leurs indices d’encéphalisation classent au niveau sinon au-dessus des singes Anthropoïdes, et ceux d’Heinz Stephan et Roland Bauchot en 1959 sur le desman des Pyrénées.

 

En 1922, après avoir comparé son pithécanthrope au gorille et à l’aborigène d’Australie, Dubois écrit : « À mi-chemin des singes anthropoïdes et de l’homme moderne se trouve le pithécanthrope », seule indication qui puisse expliquer son acharnement à défendre son exposant de 0.56 grâce auquel le pithécanthrope était l’intermédiaire idéal, le « chaînon manquant » entre les singes et l’homme moderne.
Dans ce même article de 1922 (7), Dubois avance une nouvelle notion, qui sera reprise vingt ans plus tard par un de ses compatriotes, Reindert Brummelkamp :
Dans les groupes d’espèces voisines (…) de poids somatique égal, les volumes de l’encéphale sont entre eux comme 1, 2, 3, 4. La capacité crânienne du chimpanzé (450cc), (celle) du pithécanthrope (900cc) et (celle) de l’aborigène australien mâle (1350cc) sont entre elles comme les nombres 1, 2, 3 ».
On comprend qu’une mitose de plus dans le développement de l’encéphale fasse que le volume encéphalique soit multiplié par 2, par 4 avec deux mitoses, mais rien ne permet de comprendre une multiplication par 3, et Brummelkamp poussera cette idée jusqu’à l’absurde en tentant de justifier des augmentations de volume encéphalique d’un facteur √2.
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En 1937 paraît, dans le Journal of general Psychology, un court article de Gerhardt Von Bonin, de l’Université de l’Illinois. Il note que la formule de Snell est identique à celle que l’Anglais Julian Huxley (1887-1975) et le français Georges Teissier (1900-1972), utilisent dans leur étude de la croissance relative en 1936, étude qui a conduit à la notion d’allométrie (Terminologie et notation dans la description de la croissance relative, Comptes Rendus de la Société de Biologie, 121 : 934-936). La croissance encéphalique n’est en effet pas isométrique de la croissance somatique, ce qui condamne définitivement le recours au poids relatif de l’encéphale pour estimer le niveau d’encéphalisation des espèces. L’exposant somatique n’est rien d’autre que le quotient des vitesses de croissance de l’encéphale d’une part, du reste du corps de l’autre. La valeur d’un tel quotient n’a donc aucune raison particulière d’être égale à 0.56 (Dubois), à 2/3 (Snell) ou à n’importe quelle autre valeur.
De plus, des méthodes de calcul modernes (coefficients de régression linéaire) permettent de calculer les deux inconnues de la formule de Snell sans faire la moindre hypothèse aventureuse, comme y avaient été contraints Snell ou Dubois. Bonin fait ce calcul à partir de cent couples de valeurs qu’il trouve dans la littérature scientifique et trouve comme résultat

E = 0.18. S 0,655

Nous voilà très près de la valeur 2/3 de Brandt de 1868… Dix ans plus tard E. W. Count complètera ces recherches dans un article paru dans les Annals of the New York Academy of Sciences (Brain and body weight in man : their antecedents in growth and evolution). Ces recherches verront leur épanouissement avec les travaux de l’Allemand Heinz Stephan à partir de 1956. Roland Bauchot et Roland Platel en ont fait une revue générale en 1973 dans La Recherche.

 

Septembre 2010

 

 

 

 

 

 


(1) Du grec soma, relatif au corps dans sa dimension physique, par opposition à sa dimension psychique.

(2) Lissencéphale = sans circonvolutions cérébrales ; par opposition à gyrencéphale.

(3) La rhytine avait été découverte au XVIIIe siècle, puis activement chassée par les pêcheurs comme source de viande ; elle n’a plus été retrouvée moins d’un siècle plus tard (elle a été exterminée, i.e. éliminée jusqu’au dernier individu).

(4) En biologie, l'allométrie exprime la corrélation entre la taille d'un organisme et certains de ses paramètres biologiques.

(5) En effet, l’encéphale d’un individu jeune est à taille finale sans que ce soit le cas du corps, et donc le cœfficient d’encéphalisation du jeune est supérieur à celui de l’adulte.

(6) En portant les poids somatique et encéphalique sur un graphique en coordonnées logarithmiques, la méthode de régression permet de calculer la variance et donc la pente qui minimise la distance de chaque point à la droite d’allométrie.

(7) « Phylogenetic and ontogenetic increase of the volume of the brain in Vertebrata », Verhandlungen der Konigin Akademie van Wetenschappen te Amsterdam.

 

POUR APOPROFONDIR (ARTICLES SCIENTIFIQUES)

 

 

 

 


Roland Bauchot & Roland Platel : L’encéphalisation. La Recherche, décembre 1973.

 

 


Roland Bauchot : L’encéphalisation, aperçu historique. Journal de Psychologie Normale et Psychologique 1986, 81 : 5-29.