Henri Poincarré. Un mathématicien à l’Académie.

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Henri Poincaré en négatif
Henri Poincarré. Un mathématicien à l’Académie.
Auteur : Henri Poincaré (1854-1912) - Mathématicien et physicien français (interviewé par Jehan Soudan).
Auteur de l'analyse : Christian Gérini - IUT de Toulon & GHDSO (Université Paris-Sud XI)
Publication :

Revue Illustrée, 23e année, n° 8, 5 avril 1908. Couverture et p. 241-246.

Année de publication :

1908

Nombre de Pages :
6
Résumé :

Comment un scientifique est présenté dans une revue grand public, au moment où il est au faîte de sa renommée, lors de son élection à l’Académie française. [publié dans le cadre des Commémorations nationales 2012 – Poincaré].

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
juin 2012

Les études sur la vie et l’œuvre d’Henri Poincaré se sont souvent limitées à l’exploration de ses écrits et discours produits dans l’univers des spécialistes qu’il fréquenta ou de ses quatre ouvrages de philosophie destinés à un public plus large, mais qui n’étaient en fait que des reprises simplifiées et compilées des précédents. L’étude du traitement par des journaux « grand public » d’informations le concernant permet de se faire une idée de la façon dont l’homme était perçu et « traduit » dans l’espace public et de voir qu’on peut encore aujourd’hui découvrir des aspects étonnants de sa vie, de sa pensée et de ses engagements. L’exemple ici proposé de la Revue illustrée, et plus particulièrement de son édition du 5 avril 1908, est représentatif de cette possibilité de découvrir un « autre » Henri Poincaré. (voir aussi actualité Commémorations nationales 2012, centenaire de la naissance de Poincaré)

 


 

Christian Gérini est maître de conférences à l’IUT de Toulon (laboratoire I3M), agrégé de mathématiques, docteur ès lettres, historien des sciences à l’Université Paris 11 – Orsay, laboratoire GHDSO, page personnelle. Christian Gérini est aussi membre du comité scientifique du site BibNum.

 

 

Christian Gérini

 

Henri Poincarré. Un mathématicien à l’Académie.
Christian Gérini - IUT de Toulon & GHDSO (Université Paris-Sud XI)
Les études sur la vie et l’œuvre d’Henri Poincaré se sont souvent limitées à l’exploration de ses écrits et discours produits dans l’univers des spécialistes qu’il fréquenta ou de ses quatre ouvrages de philosophie destinés à un public plus large, mais qui n’étaient en fait que des reprises simplifiées et compilées des précédents. L’étude du traitement par des journaux « grand public » d’informations le concernant permet de se faire une idée de la façon dont l’homme était perçu et « traduit » dans l’espace public et de voir qu’on peut encore aujourd’hui découvrir des aspects étonnants de sa vie, de sa pensée et de ses engagements.
L’exemple ici proposé de la Revue illustrée, et plus particulièrement de son édition du 5 avril 1908, est représentatif de cette possibilité de découvrir un « autre » Henri Poincaré (1). Ce bimensuel porte bien son nom et c’est là que l’on trouve l‘iconographie la plus riche publiée sur Poincaré. Sous le titre « Henri Poincarré (2). Un mathématicien à l’Académie », un long dossier de quatre pages grand format abondamment illustrées, signé Jehan Soudan, rend compte de l’évènement que représenta l’élection de Poincaré à l’Académie française en 1908. Nous allons voir que cet article mérite notre attention à plusieurs titres.

 

 

Figure 1 : la Une de la Revue du 5 avril 1908.

Figure 1 : la Une de la Revue du 5 avril 1908.
Le style pour le moins emphatique de son auteur, tout d’abord. Le vicomte Jehan Soudan de Pierrefitte fut un mondain dont les amitiés avec Sarah Bernhardt et Alphonse Allais lui valurent quelque reconnaissance dans le monde littéraire de son époque. Son seul vrai titre de gloire (très relative si l’on se réfère à la qualité de l’œuvre en question) fut d’avoir cosigné avec Allais en 1907 Dans la peau d’un autre (3), médiocre vaudeville dont l’intrigue est basée sur une séance d’hypnotisme, sujet très à la mode à l’époque justement dans le milieu mondain. Il profite d’ailleurs, détail amusant, de son article sur Poincaré pour citer – fort peu à propos – son ami Alphonse Allais. Mais son style est finalement, avec du recul, assez inimitable. Après nous avoir dit que l’Académie « se donna toute aux poètes » en commençant par élire Jean Richepin, il ajoute :
L’Académie, sous sa coupole des gloires de 1908, voulut offrir un fauteuil à cet autre illustre : M. Henri Poincarré, poète célèbre de la Mathématique française et de l’Astronomie mondiale. (4)
Le pauvre lecteur est-il à la hauteur pour comprendre l’importance de l’œuvre de ce « poète célèbre » ? Jehan Soudan semble en douter :
Mais la foule de chez nous, voire d’ailleurs, a-t-elle une divination intuitive au-dessus de son instinctif respect pour le mystère de la Science ? A-t-elle une compréhension véritablement suffisante de l’éternelle beauté d’action que rayonne sur les hommes à leur insu, la pensée créatrice d’un vrai savant ?
Cette inaccessibilité de l’œuvre du savant philosophe pour la « foule de chez nous » semble en apparence contradictoire avec le succès de ses ouvrages de philosophie, et en particulier de La Science et l’hypothèse (1902). Peut-on suivre dans ses affirmations quelque peu exagérées un Eric Temple Bell qui écrit par exemple en 1939 :
Il y a vingt ou trente ans, on pouvait voir a Paris, dans les jardins publics, dans les cafés, des ouvriers et des midinettes, lire avidement telle ou telle œuvre maîtresse de Poincaré dans des brochures populaires bon marché aux couvertures usées ; on trouvait également les mêmes œuvres, sous des reliures plus riches, mais dont les pages avaient sans conteste été souvent feuilletées, sur les tables des gens cultivés (5).
Quoiqu’il en soit, Jehan Soudan cite ensuite l’extrait connu d’un texte de Poincaré publié dans le Journal de l’École polytechnique où il est question de la similitude entre ce qu’éprouvent le savant et l’artiste :
Le savant digne de ce nom éprouve, en face de son œuvre, la même impression que l’artiste […] Si nous travaillons, c’est moins pour ces résultats positifs auxquels le vulgaire nous croit si étroitement attachés que pour ressentir cette émotion esthétique et la communiquer à ceux qui sont capables de l’éprouver (6).
« Monsieur Henri Poincarré », dans cet « involontaire aveu », nous dit Jehan Soudan, « a trahi la Poésie de sa Science, montré l’au-delà de sa pensée de savant ». Il est étonnant de voir Poincaré cautionner un tel article puisqu’il s’agit au départ d’une interview qu’il accorde à Jehan Soudan et qu’il lui dédicace un portrait de lui-même, sa signature étant accompagnée du célèbre e pur si muove, référence à un débat de près de dix ans sur la question de la rotation de la terre dans lequel il fut impliqué, parfois bien malgré lui, question qui va être à nouveau abordée ici (7).

 

 

Figure 2 : Autographe de Poincaré en bas de sa photographie pleine page de La Revue Illustrée.

Figure 2 : Autographe de Poincaré en bas de sa photographie pleine page de La Revue Illustrée.
 

Le fauteuil 24 de l’Académie française

 

Henri Poincaré remplace à ce fauteuil (qui avait été celui de Colbert ou Marivaux) Sully Prudhomme (1839-1907, premier prix Nobel de littérature en 1901). Un écrivain qui avait fait des études d’ingénieur succède à Poincaré, Alfred Capus (1857-1922). À celui-ci succède un ingénieur romancier, polytechnicien comme Poincaré, Édouard Estaunié (1862-1942) : celui-ci connaissait bien Poincaré – il l’avait fait intervenir pour des conférences sur la télégraphie sans fil (8) quand il était directeur de l'École supérieure des Postes et Télégraphes de 1901 à 1905 (ancêtre de l’École nationale supérieure des télécommunications – on prête d’ailleurs à Estaunié, ingénieur et écrivain, l’invention du mot télécommunications).

 

 

Figure 3 : Édouard Estaunié (Agence Meurisse, source Wikimedia Commons/ BnF)

Figure 3 : Édouard Estaunié (Agence Meurisse, source Wikimedia Commons/ BnF)

Jehan Soudan mentionne aussi dans l’article sur Poincaré un autre ingénieur écrivain, le polytechnicien Armand Silvestre (1837-1901), prétexte – comme lors de son évocation d’Allais – à mentionner l’un de ses ouvrages Histoires de l’autre monde. Mœurs américaines (1881) préfacé par Silvestre.

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L’éloge fait à l’homme de science est alors un monument stylistique comme on pouvait en produire à l’époque et, Académie française oblige, science et poésie s’y rejoignent à la fin :
Une dizaine d’années, M. Henri Poincarré a enseigné la physique mathématique en Sorbonne. Ses cours ont passé en revue les plus audacieuses théories, « grandioses ou bizarres et fécondes », imaginées de par le monde des chercheurs étrangers. Il a rectifié, corroboré, complété des Maxwell anglais, des Lorentz allemands sur la lumière, sur l’électricité, préparé la télégraphie sans fil. Pas un progrès dû à ces découvertes qui bouleversent la vie moderne dans nos capitales civilisées, qui révolutionnent l’industrie dans le monde nouveau du XXe siècle, pas une de ces inventions stupéfiantes qui n’ait eu pour préface, pour base, pour guide, qui ne soit la conséquence, une application, une réalisation des enseignements professés par ce modeste, ce laborieux chercheur français d’idéal : Henri Poincarré. Ses travaux transcendants sont résumés aux pages de deux maîtres livres : La Science et l’Hypothèse ; La Valeur de la Science, œuvres d’une portée considérable. Deux poèmes de science pure que l’Académie a « couronnés », en se faisant l’honneur d’offrir, sous la coupole, le fauteuil du poète Sully Prudhomme au poète Poincaré.
Poincaré et la recherche internationale, anglaise, allemande… Une photographie illustre cela, où on le voit sur le pont du paquebot le conduisant en Amérique (Henri Poincaré et Paul Langevin furent envoyés en 1904, en qualité de représentants de la France, au Congrès des Sciences et des Arts de Saint Louis du Missouri (9)).

 

 

Figure 4 : Henri Poincaré (à dr.) sur le bateau vers New-York, 1904 (in la Revue Illustrée).

Figure 4 : Henri Poincaré (à dr.) sur le bateau vers New-York, 1904 (in la Revue Illustrée).
Et c’est après cet éloge que Jehan Soudan revient sur la polémique sur la rotation de la Terre – mais aussi au passage sur le conventionnalisme en géométrie – qui eut lieu quatre ans plus tôt :
Les assertions de Poincarré sont – dit l’académicien Émile Faguet – d’une audace « ébouriffante, scandaleuse », pour les confrères des sentiers battus. Oyez celle-ci : « Dire que la Terre tourne, cela n’a pas de sens. ». Et cette autre : « La géométrie n’est pas vraie. Elle est commode. Elle est avantageuse. » Proprement, n’est-ce pas là un renversement des croyances que nous, les ignorants, imaginions fondées sur le roc des certitudes ? Il nous plaît, en ces cris blasphématoires, et révolutionnaires, d’admirer la modestie malicieuse du vrai savant, de saluer aussi l’envolée du poète. […] Ce sont des élans irrésistibles de l’indépendance de sa pensée. Et il a soin de nous dire que la « vérité de la science » ne vit que dans son expression en vocables, dans la traduction en paroles. Quelles paroles de clarté, de simplicité lumineuse a trouvées, en ses conclusions, le savant académicien !
On se doute que Jehan Soudan n’as pas vraiment approfondi la question et qu’il en fait seulement un prétexte à son propre exercice de style, la ramenant, a minima, à une forme de nominalisme supposé (la vérité de la science réduite à un acte de langage) (10). Il propose alors sur le sujet de la rotation de la Terre un extrait de l’interview que lui a accordée Poincaré (et c’est là qu’il parvient à citer indirectement Alphonse Allais) :
Avec quelle bonhomie fine la parole intime de M. Henri Poincaré corrige l’audace de ses blasphémateurs scandaleux ! Il faut l’ouïr à mi-voix, commenter dans un sourire, son fameux paradoxe sur le mouvement de la Terre : – Vous pouvez, fait-il d’un ton pince-sans rire (qui me rappellerait Alphonse Allais, s’il n’y avait trop d’irrévérence) vous pouvez vous risquer à le répéter sans danger : "Elle tourne ! Galilée eut raison ! E pur si muove."
Nous voilà donc rassurés sur ce chapitre houleux de l’interprétation des écrits du maître sur cette relativité du mouvement terrestre. Ce qui est digne d’intérêt ici, c’est que Poincaré se prête à l’exercice, comme il le fera deux ans plus tard de son propre chef dans le livre pour enfants, Ce que disent les choses (11). Preuve, s’il en fallait encore, de la marque profonde laissée en lui par la polémique en question quatre ans plus tôt. Mais la comparaison avec Alphonse Allais, quoique relativisée par Jehan Soudan, est à inscrire dans un tout autre Panthéon que celui envisagé de nos jours pour le savant (12).
On va voir que Poincaré s’adonne encore plus avant à cet exercice de médiatisation de sa personne fait ici à l’occasion de son élection à l’Académie française. On peut imaginer sans trop de risque qu’il fournit lui-même les photographies qui illustrent l’article, dont celle qui suit où on le voit avec sa famille devant sa maison de la rue Claude Bernard à Paris (maison dans laquelle il accorda l’interview). L’image est floue, mais cela est dû à sa reproduction dans la revue elle-même :

 

 

Figure 5 : La famille Poincaré rue Claude Bernard, Paris Ve (in la Revue Illustrée).

Figure 5 : La famille Poincaré rue Claude Bernard, Paris Ve (in la Revue Illustrée).
Nous avons droit alors dans le texte de Jehan Soudan à une histoire familiale aux accents très « poétiques » là aussi. La famille du scientifique est présentée comme « un clan d’une belle santé intellectuelle » qui a fait « la conquête de Paris et du monde scientifique par l’École polytechnique ». D’un grand-père « pharmacope » (pharmacien), on passe à des petits-fils tous « déracinés de leur petite patrie [la Lorraine] pour mieux honorer la grande ».
Et qui plus est, Poincaré vit à présent dans un « doux home familial » de la paisible rue Claude-Bernard (« un nom digne de lui »),
au quartier de l’étude sereine où, depuis le siècle d’Abeilard, s’est cristallisé l’effort de la Jeunesse vers la Connaissance, au sommet de cette montagne sacrée de la Science qui porte en couronne : la Sorbonne, le Collège de France, les facultés, non loin du Panthéon de Voltaire et de Rousseau, lesquels voisinent avec les ossements de sainte Geneviève, patronne des parisiens. Le Doute scientifique et la Foi de la Bergère.
Le lecteur aura compris en lisant ce qui précède pourquoi il nous a paru intéressant et, avouons-le, amusant, d’illustrer la réception de la vie et de l’œuvre de Poincaré dans la presse de son temps par cet exemple quasi-caricatural de la Revue illustrée. Mais nous l’avons déjà dit, le savant se prête visiblement au jeu et semble même y prendre plaisir. Et il le fait encore davantage quand il répond volontiers à une discussion, initiée évidemment par Jehan Soudan, sur la question de Dieu et de la morale dans la science : on voit que c’est là le second sujet qui semble préoccuper le « journaliste » (et l’opinion ?) après celui de l’incompréhension de ses écrits relatifs à la rotation terrestre. Et ce thème, on le sait, point peu à peu dans l’œuvre d’Henri Poincaré et sera par lui repris dans sa conférence de 1909 prononcée pour le soixante-quinzième anniversaire de l’Université libre de Bruxelles et intitulée : « Le libre examen en matière scientifique (13)». Il va même jusqu’à consacrer un article sur cette question dans le journal catholique Foi et vie en 1910 avec un texte intitulé : « La morale et la science (14) ». On le voit alors, avec son implication en faveur des lettres classiques sur la même période, adopter une posture relevant autant de l’homme de lettres que de l’homme de sciences : son élection à l’Académie et les personnes qu’il y fréquente (par exemple Émile Faguet, cité plus haut par Jehan Soudan, et que l’on retrouve avec Poincaré dans Au seuil de la vie, la revue pour enfants d’où a été tiré l’ouvrage Ce que disent les choses cité plus haut) ne sont certainement pas étrangers à cette évolution.
Dans l’article de la Revue illustrée, quand Jehan Soudan lui demande si « par ces routes élevées de la Pensée, le savant s’éloigne ou se rapproche de l’idée de Dieu », il répond sans compter, sait concilier ce qui à l’époque semble à certains inconciliable (ce qui revient à se rapprocher tout en s’éloignant), et revient même sur ces qualificatifs en « isme » accolés à ses formes de pensée philosophique (15)Il nous paraît donc intéressant de recopier ici l’intégralité de sa réponse (ou du moins, évidemment, de ce que Jehan Soudan a bien voulu en retranscrire dans son article, les points de suspension en attestant) :
Une profession de foi ? C’est beaucoup demander d’un homme de chiffres ! Mais Pasteur était catholique. Le bon poète F. Coppée l’est admirablement… Moi aussi je suis né d’une famille catholique…Mais je suis tout à la Science, sans nulle préoccupation religieuse… On parle de "Morale de la science" ?... Morale et Science ne se touchent pas, ne se pénètrent pas… Il ne peut y avoir de science immorale, pas plus qu’il ne peut y avoir de morale scientifique… Les hommes demandent à leurs dieux de prouver leur existence par des miracles. Mais la "merveille", c’est qu’il n’y ait pas sans cesse de miracles. Et c’est pour cela que le monde est divin, puisque c’est pour cela qu’il est harmonieux. S’il était régi par le caprice, qu’est-ce qui nous prouverait qu’il ne l’est pas par le hasard ? […] — Je ne suis pas matérialiste… Pas spiritualiste non plus ! Tenez-vous à un mot en iste ? Il y a bien déiste… Mais il y a idéaliste qui me plaît davantage.
Poincaré résume ici ce qu’il écrit à l’époque ailleurs (Science et méthode, Le libre examen en matière scientifique, etc.). Il faut séparer science et morale : la science ne peut pas être immorale, et la morale ne peut pas être scientifique. On sait combien l’Histoire contredira peu après cette conviction alors largement partagée chez les scientifiques de la nécessité d’une forme de neutralité – voire d’innocence – de la science sur la question des conséquences morales (éthiques dirions-nous) de l’activité du savant : l’eugénisme, par exemple, est, à l’époque de Poincaré, une science reconnue mais, à ne pas suffisamment considérer la question éthique, il devint l’instrument des pires idéologies (16).
Et il nous livre enfin le seul « isme » dans lequel il se reconnaît : celui de l’idéalisme. Certes, c’est au titre du rapport de la science à Dieu et à la morale. Mais n’aurait-il pas pu le dire sur les autres chapitres de sa pensée et de sa démarche scientifiques, ceux-là même auxquels nous avons depuis lors accolé tant d’autres adjectifs en « iste » : conventionnalisme, pragmatisme, kantisme, commodisme, nominalisme, empirisme, etc. (17)? En tout cas, ajoute-t-il, « la science transcendante, acquise par un labeur ardu, n’est faite que de conventions, d’hypothèses » : on ne peut évacuer son approche conventionnaliste et idéaliste en lisant ces mots, même s’ils résument trop brièvement une œuvre dans laquelle il a relativisé ou même combattu le conventionnalisme des uns, défendu sa propre vision conventionnaliste de la géométrie (18), et souvent placé la démarche du savant − et plus spécifiquement du mathématicien − à un niveau idéaliste quasi platonicien.
Jehan Soudan lui fait préciser encore sa pensée en l’interrogeant sur ce qu’il pense de l’astrologie, « cette science des rapports qui existeraient entre les corps de l’espace céleste et le sort des existences humaines ». Nous ne devons pas nous étonner de trouver ici cette question : l’astrologie est très en vogue à l’époque, sa scientificité est revendiquée par des personnes reconnues, y compris dans le monde universitaire. Un des plus grands épistémologues du XXe siècle, Karl Popper, construisit même sa philosophie de la réfutabilité sur la base d’interrogations que suscitaient en lui au début des années 1920 plusieurs disciplines – ou théories – revendiquant cette scientificité : la relativité d’Einstein, la psychanalyse de Freud, la psychologie d’Adler, la théorie marxiste de l’histoire, mais aussi, avoue-t-il, l’astrologie, « avec son important corpus de preuves empiriques fondées sur l’observation – horoscopes et biographies (19)».
Poincaré précise que l’on « cherche à remettre à la mode » cette « Astrologie ». Sa réponse à Jehan Soudan est sans appel : ce ne sont que « rêveries pures », une « matière vraiment trop inconsistante » qui ne fera l’objet d’aucun cours « en Sorbonne ou au Collège de France », et même s’il convoque pour son argumentation l’exemple classique de Tycho Brahe, c’est pour nous dire que ce dernier ne pratiquait l’astrologie que pour plaire aux princes et, de ce fait, soigner « le budget de son observatoire ». Le seul fait qu’il réponde aussi précisément et avec conviction sur cette question est la preuve de l’importance de celle-ci à son époque.
C’est finalement Poincaré lui-même qui nous apporte la conclusion quant à sa vision philosophique de la connaissance et de la pensée, même si Jehan Soudan nous laisse à penser qu’il dit cela lors de l’interview – alors que c’est la reproduction de la conclusion de La Valeur de la Science : « Tout ce qui n’est pas pensée n’est que pur néant », mais, au vu de « l’histoire géologique », et pour « ceux qui croient au temps »,
la pensée n’est qu’un éclair au milieu d’une longue nuit ; mais c’est cet éclair qui est tout.
Avec cette confiance immense dans le pouvoir de la pensée, qui relègue au second plan tout ce qui n’en relève pas, et l’affirmation qui précédait sur un idéalisme revendiqué, il semble clore un débat philosophique où l’on avait pu accoler à sa vision du monde de multiples qualificatifs en apparence contradictoires. Et c’est dans une revue destinée à un public non nécessairement connaisseur qu’il le fait, à l’occasion de son élection au sein d’une institution prestigieuse, et comme pour prendre à témoin l’ensemble des Français, après avoir tenté tout au long de son œuvre d’en débattre avec ses pairs, à savoir les spécialistes des questions de philosophie ou des différentes sciences que son esprit exceptionnel et universel lui avait permis de parcourir et d’enrichir.

 

Juin 2012

 

 

 

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(1) Il est repris d’une biographie du savant que nous avons construite justement à partir de la presse de son époque, à paraître en juillet 2012 aux éditions Ellipses : Henri Poincaré. Une biographie au(x) quotidien(s) (co-auteurs : Jean-Marc Ginoux & Christian Gérini).

(2) Orthographe avec deux « r », fréquente dans les références au savant de son vivant. De même que son prénom pouvait êtres écrit avec un « y », détail moins étonnant puisque c’est ainsi qu’il apparaît sur son acte de naissance en 1854.

(3) Alphonse Allais et Jehan Soudan, Dans la peau d'un autre, mystère parisien de réincarnation normande, éd. F. Juven, 1907 (319 p.)

(4) Ce lien caricatural fait par Jehan Soudan entre Poincaré et la poésie est évidemment aussi la conséquence de l’élection de ce dernier au fauteuil de Sully Prudhomme.

(5) E. Temple Bell, Les Grands mathématiciens, Payot, Paris 1939.

(6) Poincaré, Henri, « Notice sur Halphen », Journal de l’École polytechnique, Cahier LX, 1890, p. 143.

(7) Cette longue polémique est étudiée en détail au chapitre 8 de l’ouvrage cité en note 1.

(8) Cf. l’analyse d’une de ses conférences par J.M. Ginoux, BibNum, mars 2011.

(9) Cf. Paty, Michel, « Poincaré, Einstein et Langevin », Epistémologiques, n°1-2, janvier-juin 2002, Paris & São Paulo, p. 33-73.

(10) En fait, Jehan Soudan résume en une phrase bien trop succincte et prêtant grandement à confusion la position de Poincaré vis-à-vis à la fois du nominalisme et du conventionnalisme. Cette position s’était affinée tout au long des années 1900-1905 suite à une polémique qui l’opposa au philosophe Leroy et il adopta une position médiane, modérée, qu’on pourrait (trop succinctement aussi) illustrer par ce passage de son introduction à La Valeur de la Science (1905): « Quelques personnes ont exagéré le rôle de la convention dans la Science ; elles sont allées jusqu’à dire que la Loi, que le fait scientifique lui-même étaient créés par le savant. C’est là aller beaucoup trop loin dans la voie du nominalisme ».

(11) Voir l’analyse d’un des chapitres de cet ouvrage, consacré aux astres : Christian Gérini, « Poincaré, Ce que disent les astres », BibNum, avril 2011.

(12) La présidence de la République avait envisagé il y a peu le transfert des cendres de Poincaré au Panthéon mais que la famille ne l’avait pas souhaité.

(13) Cette conférence, publiée en 1910 par l’éditeur Weissenbruch à Bruxelles en 1910, sera intégrée à l’ouvrage posthume Dernières pensées en 1913.

(14) Poincaré, Henri, « La morale et la science », Foi et vie, N°13, Paris, 1910, p. 323-329.

(15) Pour une étude détaillée de cet aspect de son ouvre et des interprétations parfois excessives dont elle fit l’objet, on pourra lire le chapitre 9 de l’ouvrage cité en note 1.

(16) Ce n’est pas le lieu ici de détailler l’œuvre philosophique de Poincaré mais, sur cette question du rapport entre science et morale, nous pouvons évidemment renvoyer le lecteur à la réponse du savant aux positions de Léon Tolstoï, réponse qui fait l’objet de longues pages d’introduction dans Science et Méthode. Si nous avons retenu comme exemple celui quasi paradigmatique de l’eugénisme, nous aurions pu citer aussi un débat virulent qui anima la société de la IIIe République autour de la théorie de l’évolution et qui n’est pas sans rappeler celui que nous connaissons aujourd’hui sur la question de l’ « Intelligent Design ».

(17) On pourra lire à ce propos l’ouvrage d’Anne-Françoise Schmid, Henri Poincaré. Les sciences et la philosophie, paru aux éditions L’Harmattan en 2001, mais aussi : Anastasios Brenner, Les origines françaises de la philosophie, PUF, 2003.

(18) Voir Anne-Françoise Schmid, op. cit.

(19) Conférence prononcée à Cambridge durant l’été 1957 et reprise dans l’ouvrage : Karl R. Popper, Conjectures et réfutations. La croissance du savoir scientifique, Payot, Paris, 1985, pp. 59-106.

 

LIVRES (OUVRAGES GÉNÉRALISTES)

 

 

Umberto Bottazzini, Poincaré. Philosophe et Mathématicien, Collection « Les Génies de la Science », Belin/ Pour la Science, 2002.
Umberto Bottazzini, Poincaré. Philosophe et Mathématicien, Collection « Les Génies de la Science », Belin/ Pour la Science, 2002.

 

 

Jean-Marc Giroux & Christian Gérini, Henri Poincare une Biographie au(X) Quotidiens(S), avec une préface de Cédric Villani, Ellipses, 2012 (à paraître).
Jean-Marc Ginoux & Christian Gérini, Henri Poincaré, une Biographie au(X) Quotidiens(S), avec une préface de Cédric Villani, Ellipses, 2012.

 

 

Henri Poincaré ; Christian Gérini éd : Henri Poincaré. Ce que disent les choses, Hermann, 2010 : cinq textes de Poincaré reproduits en fac-similé et analysés.
Henri Poincaré ; Christian Gérini éd : Henri Poincaré. Ce que disent les choses, Hermann, 2010 : cinq textes de Poincaré reproduits en fac-similé et analysés.

 

 

Aline Boutroux ; Laurent Rollet (éd. et préface), Vingt ans de ma vie, simple vérité : La jeunesse d'Henri Poincaré racontée par sa sœur (1854-1878), Hermann, 2012.
Aline Boutroux ; Laurent Rollet (éd. et préface), Vingt ans de ma vie, simple vérité : La jeunesse d'Henri Poincaré racontée par sa sœur (1854-1878), Hermann, 2012.

 

 

 

 

LIVRES (OUVRAGES SPÉCIALISÉS : PHILOSOPHIE, MATHÉMATIQUES)

 

 

Henri Poincaré, les sciences et la philosophie, Paris, L’Harmattan, 2001 (réédition augmentée de Une Philosophie de savant. Henri Poincaré et la logique mathématique, Paris, Maspero, 1978), suivi en annexes de la traduction des textes de Bertrand Russell sur Poincaré.
Henri Poincaré, les sciences et la philosophie, Paris, L’Harmattan, 2001 (réédition augmentée de Une Philosophie de savant. Henri Poincaré et la logique mathématique, Paris, Maspero, 1978), suivi en annexes de la traduction des textes de Bertrand Russell sur Poincaré.

 

 

Anastasios Brenner, Les origines françaises de la philosophie des sciences, PUF, 2003.
Anastasios Brenner, Les origines françaises de la philosophie des sciences, PUF, 2003.

 

 

Eric Charpentier, Étienne Ghys, Annick Lesne, L'héritage scientifique de Poincaré, Belin, 2006.
Eric Charpentier, Étienne Ghys, Annick Lesne, L'héritage scientifique de Poincaré, Belin, 2006.

 

 

 

 

SITES INTERNET

 

 

Le site dédié à Henri Poincaré (Institut Henri Poincaré)Le site dédié à Henri Poincaré (Institut Henri Poincaré)

 

 

Le site des Archives Henri Poincaré (laboratoire LPHS, université de Nancy-II)
Le site des Archives Henri Poincaré (laboratoire LPHS, université de Nancy-II)

 

 

La page « Henri Poincaré » des archives des Annales des Mine
La page « Henri Poincaré » des archives des Annales des Mines

 

 

Archives du centenaire de la naissance de Poincaré (1954), Société des amis de la bibliothèque et de l’histoire de l’X