Marin Mersenne, moine mathématicien et philosophe

  • INFORMATION
  • ACTUALITÉ
  • ANALYSE
  • EN SAVOIR PLUS
  • À TÉLÉCHARGER
Marin Mersenne, moine mathématicien et philosophe
Auteur : Marin Mersenne (1588-1648)
Auteur de l'analyse : Sylvie Taussig - Docteur ès-lettres, chargée de recherche au CNRS
Publication :

Extrait (Questions XIX, XXX) de Questions inouyes, ou Récréation des sçavans, qui contiennent beaucoup de choses concernantes la théologie, la philosophie et les mathématiques, 1634 ; Extrait (Questions I, II, X) de Questions théologiques, physiques, morales et mathematiques, 1634 ; Extrait (Question XI) de Préludes de l’harmonie universelle, 1634.

Année de publication :

1634

Nombre de Pages :
16
Résumé :

Le père Marin Mersenne est connu pour les nombres premiers de Mersenne, pour ses travaux sur la musique et pour sa correspondance avec les savants de son temps. C’était aussi, dans une première partie de sa vie, un virulent prédicateur contre-réformiste.

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
février 2010
Où l’on connaît Mersenne comme mascotte des fanatiques d’informatique traqueurs de nombres premiers (site Great Internet Mersenne Prime Search), et où l’on découvre le moine minime assez virulent prédicateur contre-réformiste quelques années avant ses travaux mathématiques. Mais l’année 1634 sera l’annus mirabilis d’un Mersenne de quarante-six ans, avec la publication des Questions inouïes, des Questions morales, théologiques et mathématiques, des Questions harmoniques, des Mechaniques de Galilée. Dans ce dernier ouvrage, Mersenne traduit en français et adapte une partie des travaux de Galilée (pourtant condamné par l’Église peu avant, en 1633). Sylvie Taussig nous fait vivre avec grande érudition quelques questions choisies de Mersenne, à une époque assez radieuse de la connaissance, où par ailleurs le lien entre science et religion est loin d’être clairement marqué.

 


 

 

Sylvie Taussig est ancienne élève de l’École normale supérieure (Lettres), agrégée de lettres classiques (1991), docteur ès-lettres. Elle est chargée de recherches au CNRS (Centre Jean Pépin, UPR 76). Spécialiste de la France sous Louis XIII, elle est aussi éditrice et traductrice, productrice d’émissions radiophoniques, ainsi qu’auteur de nombreux articles scientifiques et ouvrages (page de publications).

 

 

Sylvie Taussig

 

Marin Mersenne, moine mathématicien et philosophe
Sylvie Taussig - Docteur ès-lettres, chargée de recherche au CNRS

 

 

Une brève biographie de Mersenne

 

 

Portrait de Marin Mersenne

Figure 1 : portrait de Marin Mersenne par Duflos (1662-1727).

Marin Mersenne (Oizé, Sarthe, 3 septembre 1588 – Paris 1er septembre 1648) fait ses classes de grammaire au collège du Mans. En janvier 1604, les jésuites ouvrent les cours du collège de la Flèche dont il est l’un des premiers élèves (Descartes y arrive après Pâques 1604). De 1609 à 1611, il suit des cours à la Sorbonne et au Collège royal. Le 16 juillet 1611 il prend l’habit au couvent des Minimes de la Place royale et reçoit les ordres sacrés le 17 juillet 1612. En 1615-1618 il est professeur au Collège des minimes à Nevers, avant de retourner au couvent de la Place royale. Il fait quatre voyages : Pays-Bas (1629-1630), Est de la France (1639), Provence et Italie (1644-1645), provinces de l’Ouest et du Sud-Ouest (1646-1647). Dans sa Correspondance, il pose de nombreux problèmes (la cycloïde, la roulette par exemple), ce qui est un excellent ferment pour l’activité des savants et provoque la publication de bien des œuvres (disputes et chocs d’idées). Il devient le premier vulgarisateur des mathématiques et de la physique (Synopsis mathematica, 1626), insérant des textes anciens et des traités inédits qu’il commente. Gassendi est son plus ancien et plus cher ami. En sciences, il s’en tient à des expérimentations très minutieuses, à des faits positifs, s’interdisant tout système métaphysique. Il fait également de célèbres recherches sur l’acoustique (1627). En 1634, il formule des règles précises de la méthode scientifique (Questions inouyes ou Récréation des Scavans). Il soutient Galilée même après sa condamnation. Il commet des impairs (dispute entre Descartes, Fermat et Roberval en 1638 ; divulgation à bien des gens du manuscrit de Descartes des Méditations). En 1635, il réalise son projet d’organiser le travail scientifique collectif, créant et animant l’Academia parisiensis où se réunissent Mydorge, Carcavy, Pascal, Roberval, Huygens, etc. Cette académie est suivie de celle créée officiellement par Colbert en 1666. Il voyage en Italie et meurt entre les bras de Gassendi.

 

Le choix de textes pour illustrer la figure de Marin Mersenne est particulièrement épineux dans la mesure où, s’il a effectivement laissé des ouvrages de mathématiques, et plus précisément dans cette branche des mathématiques qu’était encore, de son temps, la musique, il doit actuellement sa notoriété à son rôle d’animateur de la vie scientifique dans les décennies 1630 et 1640 – le Mersenne que Hobbes décrit comme celui « autour [duquel] tournait comme autour d’un axe/Chaque étoile de la science, chacune sur son orbite » –, grâce à sa correspondance croisée, publiée en 17 volumes (1), dans laquelle les chercheurs et curieux n’en finissent pas de fouiller – à condition d’être polyglotte. Il était cependant peu praticable de publier sur le site BibNum une lettre, fût-elle plus longue que d’autres ou bien dédiée à un seul thème – ce qui est rare, car l’hétérogénéité était la règle des correspondances, hier comme aujourd’hui. Mersenne est ainsi devenu une sorte d’icône de la modernité, caractérisé par sa curiosité insatiable, son cosmopolitisme, sa liberté de penser, sa hardiesse à poser des hypothèses et à imaginer des expériences pour les confirmer ou les infirmer.

 

Dans le même ordre d’idées, Mersenne est également connu pour avoir traduit et publié les Mécaniques de Galilée (1634), puis Les Nouvelles pensées de Galilée (2) (1639), et s’il a certes commis quelques infidélités au texte de l’astronome florentin, il eût été peu judicieux de le présenter sous le masque d’un autre – Mersenne le traducteur de Galilée. Restent donc les textes sur la musique, qui cependant sont éminemment techniques, et demanderaient de larges propos introductifs qui dépasseraient les limites du site, sans pour autant parvenir peut-être à resituer la place de la musique dans les mathématiques depuis la naissance de la philosophie, avant même Socrate, et à décrire dans ce contexte les avancées de Mersenne.
Pourtant, Mersenne a aussi écrit d’autres livres, tous publiés dans les années 1620, c’est-à-dire avant qu’il ne réunisse les savants dans sa cellule du couvent des Minimes, à côté de la place Royale, l’actuelle place des Vosges à Paris. Ces textes sont le plus souvent maniés comme avec des pincettes par les chercheurs, dans la mesure où ils semblent par certains aspects s’opposer à la figure lumineuse (quoique souvent colérique et bougonne) que l’on découvre dans les vingt dernières années de sa vie, comme infatigable curieux de toutes les recherches scientifiques, comme acteur de toutes les rencontres et de tous les rapprochements entre tous les doctes de l’Europe, comme stimulateur de toutes recherches et donc comme chaînon important dans le développement de la science moderne et dans l’élaboration de ce qui deviendra l’Académie des sciences, sous les auspices de Louis XIV, quelques décennies plus tard, en 1666.

 

 

La page d’accueil (en 2006) du site GIMPS (Great Internet Mersenne Prime Search)

Figure 2 : La page d’accueil (en 2006) du site GIMPS (Great Internet Mersenne Prime Search, www.mersenne.org). Ce site rassemble des férus d’informatique à la recherche des « nombres premiers de Mersenne », à savoir les nombres premiers de la forme 2p – 1. En août 2008 a été trouvé sur ordinateur le 47° nombre de Mersenne, avec p = 43 112 609 (ce nombre fait près de 13 millions de chiffres). La recherche de ces nombres premiers de Mersenne n’est pas anecdotique, puisqu’ils interviennent dans tous les algorithmes de cryptage et de sécurité informatiques actuels.

 

 

Mersenne le prédicateur
En réalité, dans une phase antérieure de sa vie, Mersenne se rapproche dangereusement d’un autre auteur de ces mêmes années 1620, de funeste mémoire, car ayant contribué au durcissement idéologique et à la fermeture de la pensée libre, telle qu’elle semblait entrer dans une phase d’épanouissement pendant le règne de Henri IV et la minorité de Louis XIII : le père Garasse, dont le livre d’invectives, traquant les athées (3), a contribué au procès le plus fameux de la période et à la condamnation de Théophile de Viaux, ainsi qu’à l’interdiction des expériences de chimie et plus généralement à la poursuite des auteurs osant critiquer Aristote et les aristotéliciens. Mersenne abonde dans ce sens, par deux ouvrages remarqués : les Questions sur la genèse, écrites en latin (4) et L’impiété des déistes, athées et libertins de ce temps (1624). Un troisième ouvrage passe pour déjà traduire sa « conversion » à ce que nous voudrions voir comme une modernité de sa pensée, la Vérité des Sciences (1626), où il reviendrait à de meilleurs sentiments, après avoir appelé la main séculière pour qu’elle rôtisse les hérétiques au bûcher– ses appels très concrets doivent difficilement être pris à la légère, alors qu’en 1619 Vanini était brûlé à Toulouse. Entre cette première phase de publications, dont les différents titres sont toujours dédicacés aux plus hauts personnages de l’État, précisément à ceux qui peuvent poursuivre les chimistes, les athées, les libertins, et autres anti-aristotéliciens, et la salve suivante, en 1634, il semble que nous devions noter une moindre activité du moine. Ce serait une erreur : en réalité, il poursuit sa croisade et continue ses combats, principalement dans deux directions : d’abord contre les frères de la Rose-Croix, prétendument arrivés à Paris en 1623 et contre lesquels des intellectuels se mobilisent, peut-être sur l’injonction du pouvoir ; ensuite contre le cabaliste chrétien Jacques Gaffarel, qui avait consacré une partie de son livre publié en 1624 à indiquer que les Questions sur le Genèse démontraient l’incompétence crasse du minime Mersenne en matière de langue hébraïque et que ses dénonciations et calomnies tombaient d’elles-mêmes, voire frisaient l’hérésie, ce que ne manquait pas de suggérer également Fludd le Rose-Croix.
Mersenne, à son tour inquiet que sa propre orthodoxie puisse être mise en cause devant le pouvoir, appelle Gassendi, qui, de façon plaisante, est également invité à intervenir par Gaffarel. Cette fois-ci, il ne publie rien, mais il ne fait aucun doute qu’il ait sermonné Mersenne en lui expliquant que l’appel à la puissance de l’État pour brûler les gens n’est pas l’éthique qui convient à la république des lettres et au commerce entre savants, qui doivent aussi être des sages et des modèles d’amitié. Ces deux événements graves – la querelle contre Fludd et contre Gaffarel, ce dernier étant proche de Richelieu pour lequel il achète des livres juifs et arabes en Italie – sont à l’origine de la « conversion » de Mersenne, si conversion il y a : ce n’est pas le fond de sa pensée qui change, mais sa pratique intellectuelle : il renonce à une police de la pensée pour un débat ouvert.

 

 

Mersenne, religieux de l’ordre des Minimes

 

L’ordre des minimes, créé vers 1436 en Calabre par saint François de Paule, est introduit en France par Charles VIII. Il se répand tant et si bien qu’il faut diviser le pays en deux Provinces en 1592, la Province de France dont le Provincial réside au couvent de Nigeon, sur le territoire de la paroisse de Chaillot à Paris (fondé en 1493, agrandi par Anne de Bretagne en 1496), et la Province de Champagne pour les pays de l’Est. Ses principales prescriptions sont la pénitence, l’amendement et l’humilité, qui constituent les trois vœux de religion, outre lesquels il y a le carême perpétuel, avec l’interdiction de manger de la viande, des œufs, du beurre, du fromage et tous les composés de lait ; les minimes observent le jeûne et le silence. L’ordre a pour armes le mot Charitas d’or, entouré de rayons sur champ d’azur.

 

 

Blason de l'ordre des m : Charitasinimes

 

L’habit des Minimes consiste en une robe d’étoffe commune, de laine noire non teinte, qui tombe jusqu’aux chevilles. Pour la doctrine, ils gardent la tradition scolastique et thomiste. L’étude n’est pas la préoccupation dominante, mais on compte des religieux instruits et même savants (Louis d’Alençon, médecin ; Jean Perceval, architecte ; Jean François, poète ; François de la Noue, théologien et auteur ascétique ; Jean François Niceron, physicien, élève de Mersenne ; Claude Rangueil). Les études profanes sont interdites aux Minimes, dans le souci de protéger la vie spirituelle et apostolique, même si saint François de Paule déclare qu’elles sont souverainement agréables à Dieu : des décisions sont donc prises par les chapitres généraux sur l’initiative du P. Gaspard Ricciolo del Fosso (entre 1535 et 1538), pour que les étudiants et lecteurs puissent être dispensés de l’assistance au chœur, surtout la nuit. Mais Mersenne assiste parfois à l’office de nuit.

 

 

Quel choix de textes ?
Loin de vouloir chercher dans ses livres d’avant 1629 les prémisses de son futur développement, comme on le fait souvent au prix parfois de quelques grands écarts interprétatifs, ou bien d’occultations, loin de vouloir excuser comme des erreurs de jeunesse les débordements de ses premiers ouvrages (5), je choisis quelques textes de sa riche production de 1634 – les trois ouvrages Questions inouïes, Questions morales, théologiques et mathématiques et Questions harmoniques) – pour montrer les ambivalences propres à la science de l’époque et les incohérences d’une pensée. Il ne s’agit pas de dénigrer mon personnage, mais plutôt d’inviter à réfléchir sur l’idée linéaire que nous avons trop souvent, aujourd’hui encore, du progrès. Le rapide commentaire que je fais de ces textes permettra aussi au lecteur de se rapprocher de la recherche vivante, la plus actuelle, car rien de ce que j’avance sur Mersenne, y compris dans ce qui précède, malgré son apparence de certitude tranquille, ne relève d’une vérité absolue, mais au contraire d’hypothèses. Je l’assume comme tel. En réalité, les sources dont nous disposons sont nombreuses, mais ce sont des documents publics, que ce soient les livres publiés ou bien les lettres (6).

 

 

Science et religion au XVIIe siècle

 

Avec le personnage de Mersenne, nous sommes amenés à remettre en cause une équation dont nous avons hérité d’un XIXe siècle marqué par une tension, alors inédite, entre un positivisme triomphant et une Église particulièrement rétrograde : en réalité, au XVIIe siècle, à la source de la science moderne, la progrès des connaissances ne voulait pas dire rejet de la religion. Pour Mersenne, qui fait figurer, inscrit de sa main, le sigle des minimes, CHARITAS, comme en-tête de toutes ses lettres, il est clair qu’il n’il y a pas de rupture entre les deux aspects de son existence, la vie contemplative de l’homme de prière et la vie active de l’homme de science. Je suis consciente de ma responsabilité ici, d’autant plus grande que je m’adresse à un public d’amateurs éclairés et de curieux, qui ne connaît pas tous les enjeux et peut difficilement lire entre les lignes ou mesurer toutes les implications. Alors que Mersenne passe pour un phare de la science moderne, ce qu’il est indubitablement, je ne veux pas le refaire basculer dans la bondieuserie, dans l’apologétique, au sens négatif du terme – il l’était mais dans un sens positif, ce sens que l’on ne pourfend pas chez un Platon, chez un Aristote, ou un Einstein : la vérité des sciences a chez lui quelque chose à voir avec la vérité de l’univers et la vérité divine. Tel est pour lui l’enjeu de la connaissance, l’enjeu de la recherche, et l’engagement d’un Mersenne comme animateur de la science s’inscrit dans sa lutte contre les sceptiques, c’est-à-dire contre l’idée qu’il est impossible de rien savoir et qu’il vaut donc mieux renoncer à chercher.

 

 

Quelques mots sur les textes. Les questions que Mersenne propose sont plus remarquables par leur énoncé que par les réponses qu’elles donnent. En réalité, ce sont de vraies questions, c’est-à-dire qu’il attend de ses lecteurs des réponses, comme il le dit tout net dans la préface des Questions théologiques, physiques, etc. :

 

J’espère qu’elles seront assez agréables à ceux qui prendront la peine de les lire, et qu’elles seront cause que plusieurs nous donneront leurs expériences, et qu’ils enrichiront le public de leurs pensées, et des solutions de plusieurs doutes qui se sont formez, ou que l’on leur a proposez.
En fait, c’est comme si, après avoir été accusé par ses différents détracteurs d’être un faux savant, d’ignorer l’hébreu et la plupart des matières qu’il traite pourtant de façon péremptoire, il avait décidé, suivant les conseils de Gassendi, d’acquérir des connaissances, de faire des expériences, de multiplier les observations. La très grande diversité des questions se reflète donc dans la diversité des thèmes des lettres qui y renvoient toutes plus ou moins, ce qui est logique car ce sont les grandes questions qui animent la vie savante du temps – et la grande diversité des correspondants.
Je place mon commentaire sous les auspices de cette « culture de la curiosité », dont parle Ann Blair (7). Son sens oscille, comme la langue d’Ésope, entre la meilleure et la pire des choses. Mersenne en traite obsessionnellement, pour la louer ou pour la blâmer. Il n’est sans doute pas superfétatoire de noter que le premier des livres publiés en 1634, Questions inouïes, fait écho au livre de Gaffarel publié en 1629, les Curiosités inouïes (8), que Mersenne aurait tant voulu voir condamné, avec son auteur. Le prêtre (9) y présentait une défense et illustration de ce savoir juif que Mersenne abomine : la curiosité y était blâmable à la fois en ce qu’il pensait pouvoir extorquer la vérité absolue, et aussi parce qu’il sondait des phénomènes naturels dans lesquels il voulait lire le sens de la Bible. Pour autant, le geste de Gaffarel, cabaliste chrétien pour lequel des écritures hébraïques pouvaient être consignées dans les astres, charge à l’homme de les lire, ne s’éloignait guère de la certitude de Galilée qu’il existait deux livres à lire tout pareillement, le livre de la nature et la Bible. Mersenne est dans cette ambiguïté : il condamne la curiosité, mais il prône cette lecture du livre de la nature.
L’ambiguïté de ses positions intellectuelles et épistémologiques se lit à toutes les pages de ces livres : il insulte l’alchimie (10) dans la Question inouïe XXVIII, mais l’approuve dans la question théologique 6 p. 231, il cite aussi des chimistes reconnus, Brun, Rey ou encore Palissy. Robert Lenoble, un des rares chercheurs contemporains à avoir consacré un volume entier à Mersenne, affirme que Palissy était une référence rare à l’époque (11), car en plus d’être alchimiste, il était protestant (12)
Les textes que j’ai retenus permettent de mettre en évidence les articles fondamentaux de la science moderne à cette époque : ils définissent un certain rapport au dogmatisme, une réflexion sur lumière naturelle, une réflexion sur la part de la nature et de l’apprentissage, une réflexion sur les anciens et les modernes. Particulièrement vigoureux à cet égard est le paragraphe qui clôt la question théologique II (voir texte), sur la connaissance de l’écorce des choses. Enfin je termine par le dernier de tous les textes qui replace l’ensemble de ces volumes dans un cadre religieux qui n’est pas de surface : il convient assurément de rappeler que Mersenne était un minime, un des ordres religieux les plus rigoureux, et je le retiens aussi pour ne pas laisser complètement de côté la question de la musique, car s’il y a un seul domaine où Mersenne fut novateur et en plus praticien, c’est dans la musique.
Loin de vouloir unifier le discours je vais montrer chez Mersenne les incohérences, les incertitudes, les contradictions, qui témoignent d’une grande tension extrêmement féconde.

 

 

Les ouvrages publiés par Mersenne en 1633-1634

 

Les cinq traités publiés par Mersenne en 1634 ont paru en deux fois, à six mois d’intervalle : les deux premiers tout au début de l’année (ils sont sortis des presses en décembre 1633), et les trois autres pendant l’été 1634. Parmi ceux-ci, les Mechaniques de Galilée occupent évidemment une place à part. Mais les quatre autres recueils sont à peu près de même nature, même si les Questions harmoniques et les Préludes de l’Harmonie universelle sont surtout consacrés à la musique. Car la musique est plus que jamais au centre des préoccupations du minime en cette année où il achève enfin, pour l’essentiel, la rédaction de sa monumentale Harmonie universelle ; il lui reste à la retoucher encore pendant trois ans avant de la publier en 1637.

 

 

Figure 3 : Un autre portrait, moins connu (et peu ressemblant à l’autre) de Marin Mersenne, par Moncornet (1615-1670)

Figure 3 : Un autre portrait, moins connu (et peu ressemblant à l’autre) de Marin Mersenne, par Moncornet (1615-1670)

 

Questions inouyes, ou Récréation des sçavans, qui contiennent beaucoup de choses concernantes la théologie, la philosophie et les mathématiques (1634)

 

« J’espère », écrit-il dans son Avertissement au lecteur des Questions Inouyes, « que vous recevrez un particulier contentement à la lecture de ces Questions, tant pour les sujets qu’elles traitent que pour leur briefveté ».
 

Question XIX : Quel estude est le meilleur de tous, et quelle occupation apporte plus de contentement, et de profit.

 

Ceux qui reduisent toutes choses au gain, et qui usent de ce vers hexametre, Dat Galenus opes, dat Justinianus honores (13), n’ont pas l’esprit si borné, qu’ils ne sçachent bien que l’estude, et l’occupation qui donne plus de satisfaction à l’esprit, surpasse tous les autres exercices, qui se peuvent imaginer. Mais on ne tombe pas d’accord du plaisir qui contente davantage l’esprit : quoy qu’il soit certain que les veritez en soient le propre object, et qu’elles seules lui puissent donner une parfaite satisfaction. Or les uns se plaisent davantage aux veritez de la Physique, lors qu’ils s’imaginent d’en avoir rencontré quelques-unes : les autres ayment mieux les veritez de la pure Geometrie ; et les autres celles des Mathematiques meslées : par exemple, celle de l’Optique, de l’Astronomie ou de la Musique. Car je ne parle pas icy des veritez, et de l’estude des choses revelées, qui establissent la Religion, d’autant qu’elles sont si elevées par-dessus les sciences naturelles, qu’il n’y quasi nulle comparaison des unes aux autres, et que l’entendement humain n’est pas capable de les comprendre, jusques à ce qu’il soit aydé d’une plus grande lumiere que de celle dont nous jouisons maintenant ; mais elle est reservée pour les predestinez, c’est à dire pour ceux qui observent les Commandements de Dieu, et qui suivent les loix de sa saincte volonté. Quant aux sciences naturelles, il est difficile de determiner quelle est la meilleure et la plus propre pour satisfaire à l’esprit humain ; neantmoins il faut avouër que celle-là plaist davantage aux esprits solides, qui a des principes plus certains et plus evidens, d’autant qu’une conclusion, ou une maxime certaine vaut mieux que mille douteuses, et incertaines : de là vient que plusieurs se plaisent davantage à l’etude des Mathematiques, qu’à celuy de la Physique. Mais si l’on avoit une pareille certitude des principes et des conclusions de celle-cy que de celle-là, il n’y a nul doute qu’elle donneroit plus de contentement à l’esprit à la raison qu’elle a la substance, et toutes ses qualités pour son object, au lieu que l’autre n’a que la seule quantité pour le sien. De là vient que plusieurs confessent qu’ils feroient plus d’estat d’un seul principe de la Physique, que de tous ceux de la Geometrie, s’ils en pouvoient trouver quelqu’un, qui fust aussi fecond comme ceux des Mathematiques. D’où il est aisé de conclurre, que l’estude de ces sciences est le plus capable de contenter l’esprit humain, qui ne rencontre point d’autres demonstrations ; et que quand il en trouvera dans la Morale, ou dans la Physique, qu’il en recevra plus de contentement que des autres, tant parce qu’elles parlent de choses plus excellentes que n’est la quantité, que parce que leurs principes sont les vrayes causes des effects naturels, au lieu que le principes de la geometrie sont seulement causes de la cognoissance que l’on en tire.
Ce texte part d’une proposition supposée admise – de toutes les activités possibles, c’est l’étude qui donne le plus grand plaisir, car elle occupe l’esprit et concerne la vérité – pour mettre en évidence un désaccord entre les hommes sur la nature de ce plaisir, et les opinions se répartissent en trois réponses, selon que l’on affectionne les vérités de la physique, de la géométrie (pure) ou des mathématiques « meslées ». D’emblée - et cela prouve bien qu’il a compris la leçon qu’il ne faut pas confondre les domaines - Mersenne écarte de son propos la vérité révélée, c’est-à-dire celle de la religion, dont l’évidence intime seulement l’obéissance et met de côté la lumière surnaturelle, pour se concentrer sur les vérités accessibles à la lumière naturelle. C’est cependant par analogie avec la vérité une et définie qu’il construit sa typologie des vérités « naturelles » et annonce ce qui devrait être la préférence universelle ; les mathématiques, car elles avancent une vérité qui est sûre. En réalité, Mersenne se montre ici épistémologiquement dogmatique : la certitude est possible dans la physique et même dans la morale : dans ce cas, ces deux disciplines fourniraient un plaisir plus grand encore, car elles s’appliquent à des quantités autres qu’elles-mêmes. Cette distinction entre la physique et les mathématiques est au centre de nombreuses discussions entre les savants : elle revient en force avec la question du point mathématique, dite du problème de Poysson, qui passionnera les doctes de tous horizons en 1635 et mettra Mersenne au centre de l’Europe savante (14). Notre texte définit trois sortes de vérités, sans aucun scepticisme à la fin : vérité révélée – inconnue et échappant à la démonstration aristotélicienne (les saincts mystères de nostre religion sont « exempts de sa juridiction » question XXIX) –, vérité des mathématiques, sûre et certaine, ses principes sont les causes de la connaissance qu’on en tire, enfin vérités de la physique. Mersenne n’est pas un penseur systématique : il oublie dans la foulée les mathématiques mêlées ; ou bien il faut supposer qu’il les place implicitement avec les mathématiques ou la physique.
@@@@@@@

Question XXX : Un homme peut-il apprendre la philosophie tout seul par sa seule ratiocination, sans la lecture des livres ou la conférence des hommes sçavans.

Le bon jugement, et la force de raisonner que l’on rencontre parfois en des paisans qui n’ont point estudié, et les gentilles inventions que l’on a veuës parmy les Canadois (15), et les autres peuples qui ne sçavent lire ny escrire, ont persuadé à quelques-uns que l’on peut apprendre la Philosophie sans l’ayde des autres hommes, et des livres : ce que l’on peut confirmer par la ressemblance, ou l’égalité qui est entr’eux, laquelle monstre qu’un homme ne peut rien faire que l’autre ne le puisse semblablement. Et puis chacun contient en soy tout ce qui est necessaire pour philosopher, et pour raisonner de toutes les autres choses : de sorte que si l’on cognoist ce qui est dans nous, l’on sçaura quant et quant ce qui est dans les autres ; et celui qui ne sçait pas comme se font tous les mouvemens de son esprit, et de son corps, travaille en vain pour cognoistre ceux qui se font dans le reste de la nature, dont les signatures et les characteres paroissent dans tous les individus. Il faut neanmoins avouër qu’il y a plusieurs choses dans la Physique, dont un seul homme n’est pas capable d’avoir la cognoissance parfaite que l’on en a maintenant, s’il n’est aydé de la lecture, ou de la conference ; Car comment peut-il observer la multitude, les distances, et les mouvemens de tous les Astres, avec la mesme diligence que Tycho et Kepler (16), s’il n’a appris la manière d’observer ? Comment peut-il trouver tout seul toutes les propositions d’Euclide, d’Archimède, de Theodose et d’Apollonius (17), qui sont necessaires pour arriver à la science que l’on en a maintenant ? Mais sans aller si avant, l’on experimente les tres-grandes fautes, et les fausses imaginations des vilageois, que l’on tient avoir bon sens et bon jugement, quand ils se donnent le liberté de raisonner des Astres, des Elemens, des generations, et autres circonstances de la nature ; et l’on recognoist evidemment que la nature n’est pas si liberale aux hommes que chacun puisse sçavoir, et inventer tout ce que sçavent les autres. D’où il est arrivé que l’inclination que l’on a de cognoistre toutes choses a fait assembler les hommes, pour jouyr du bien de la conference, et de l’assistance mutuelle que les uns reçoivent des autres, et a fait trouver la navigation, qui a merveilleusement augmenté la cognoissance des hommes, comme l’on experimente par la lecture des voyages, et des relations de la Chine (18), du Perou, et des autres contrées de l’Inde Orientale (19) et de l’Occidentale (20).
Autre question qui divise les savants du temps. Elle a toute son actualité du fait de la circulation dans le monde savant d’un petit texte d’un anglais, Lord Herbert de Cherbury, qui met au premier plan la lumière naturelle. La lumière naturelle ne s’oppose pas ici à celle de la révélation : on considère l’homme dans son horizon strictement humain, avec le paradigme du sauvage comme lieu d’observation privilégié. L’approche de Mersenne sous-entend une culture commune : l’idée que l’homme est un petit monde et qu’il suffit donc de se connaître soi-même renvoie à la théorie paracelsienne, qui construit une analogie entre microcosme et macrocosme. Mais il se pose en faux par rapport à ce point de vue, dont il défend d’abord cependant les couleurs. D’une part il faut acquérir la méthode de l’observation, comme il l’a reçue lui-même de l’enseignement de Gassendi à l’occasion de l’éclipse de 1628, car les phénomènes peuvent être trompeurs – ce qui est anti-aristotélicien. D’autre part il est faux que le bon sens et le bon jugement soient la clef de la vérité. Les « villageois » se trompent, d’où il faut nuancer l’idée de l’égalité entre tous les hommes qu’impliquait au début de laquestion la référence aux sauvages (les « Canadois »). La nature « n’est pas si libérale ». Mais cette apparente limitation et disqualification des hommes est retournée, et cela pour que soit mise en valeur le sens d’une communauté scientifique (les atouts des uns et des autres s’accumulent) que ce soit dans une seule période de temps, ou bien au fil des siècles, et d’une communauté humaine en général : les autres hommes, les autres civilisations. La théorie de l’homme microcosme ne tient donc pas : chaque homme a une parcelle de la totalité, de la vérité. On est ici très proche d’une dogmatique catholique classique, contestée par les philosophies de la Renaissance qui inventaient la fiction d’un homme total. La recherche de la vérité exige la connaissance de l’homme intérieur, mais aussi celle des mœurs et coutumes. La lecture, la conversation, tout cela va dans le sens de l’assistance mutuelle, alors que le progrès technique aide lui aussi à la connaissance, puisque la navigation conduit à l’exploration du monde humain. Le sauvage ne dit pas le tout de l’humanité.

 

 

Questions théologiques, physiques, morales et mathematiques (où chacun trouvera du contentement ou de l’exercice)
Le 28 juillet 1634, Mersenne écrit à Peiresc :
Monsieur, Je vous envoie les trois petits traitez que j’ay faits, affin que vous en puissiez recevoir quelque contentement parmi vos occupations plus sérieuses. Je vous prie d’envoyer à Mr Doni, quand vous en trouverez l’occasion, ceux où son nom est. Dont les Questions morales, mathematiques, etc. sont differentes des vostres, parce qu’il y a des raisons pour le mouvement de la Terre sans réfutation, pour lesquelles j’avois mis la sentence des cardinaux pour medecine, comme vous verrez. Mais parce qu’on me dist qu’il y avoit eu quelque bruit parmi les docteurs de Sorbonne à cause des raisons que je ne refutois pas, j’ay osté toutes les questions dont ils se pouvoient formaliser, et en ay mis d’autres que vous verrez dans le livre pour Mr Doni, qui sera plus propre pour Rome ».

Ainsi existe-t-il dès juillet 1634 deux versions des Questions, qui diffèrent par les questions 34, 37, 44 et 45. À voir les questions litigieuses (voir table en annexe) (21), on comprend que l’affaire ait pu faire quelque bruit ; mais, des questions de rechange que Mersenne formule, si la dernière est carrément ironique (« Est-il permis d’enseigner dans les Écoles que la terre est immobile ? ») et permet de découvrir chez notre minime un pince-sans-rire, les trois autres sont de vraies questions.

 

 

 

 

Question premiere : Quelles sont les principales curiositez qui occupent les hommes ?

Je ne mets pas les Arts qui sont necessaires à la vie humaine entre les curiositez, mais seulement ceux dont il est aysé de se passer : car l’Agriculture et tous les Arts qui appartiennent au mesnage, par exemple, l’art de la pescherie, et de la chasse, l’art de boulanger, et de faire le beurre, etc. sont si utiles à la vie, qu’il est difficile de l’entretenir sans ces Arts que la necessité a fait rencontrer. Or les hommes monstrent evidemment par leur procedé, et par leurs exercices, qu’ils donnent plus de temps aux curiositez qu’aux choses necessaires, car les Canadois et plusieurs autres nations témoignent par leur façon de vivre que l’art de lire, et d’écrire, et que tous les arts, dont je parleray apres, ne sont pas necessaires ; et consequemment qu’ils peuvent estre mis au nombre des curiositez, car les doigts suffisent à nombrer tout ce dont on a besoin, tant parce qu’on recommence à nombrer par les mesmes doigts tant de fois que l’on veut ; ce qui se peut aussi faire avec de petits cailloux, qui ont donné le nom au calcul, sans qu’il soit besoin de jettons, ou de plume. L’on peut dire la mesme chose de la Geometrie, et de toutes les parties des Mathematiques, mais parce que l’on les a jugées necessaires en nostre temps, à raison de la guerre, des fortifications, et de plusieurs parties de la police, il vaut mieux mettre l’art des Floristes qui gouvernent les Tulipes (22), et les autres fleurs, et ceux qui font des cabinets de medailles, d’empreintes, de crayons, de portraits, d’images, et de tableaux, entre les curieux, d’autant que cet estude n’est pas necessaire à la Republique. Ce qu’il faut conclure aussi de ceux qui ramassent les gemmes, les camaieux, les pierres fines, les coquilles, les fruits estrangers, le scelet (23) des differentes especes de poissons, les papillons, les mouches, et les autres insectes (24). Je laisse l’art de filler la soye, de nourrir les vers (25), les bestes fauves, et les oyseaux, et de leur apprendre à parler : l’art de faire les Instruments de Musique, et d’en jouër, et generalement toutes les differentes sortes de jeux, et d’exercices tant de l’esprit que du corps, sans lesquels l’on peut vivre, et dont on n’a pas grand besoins, car l’on peut mettre tous ces Arts entre les principales Curiositez du monde : si ce n’est que l’on leur prefere l’estude des Astrologues, des Physionomes (26), et des Chyromanciens, et que l’on croye que toutes les gentillesses qui dependent des miroirs, des lunettes à longue et courte veuë, et des operations de Chymie (27), sont les principales curiositez. Or il y a plaisir de considerer ce que les hommes prisent davantage dans chaque genre de curiosités : par exemple, ce que l’on juge de plus excellent, et de plus remarquable parmy les coquilles (28), dont quelques-uns croyent que celles qui sont faites à vis, ou en helice qui va de droit à gauche sont fort rares, parce que toutes les autres vont de gauche à droit. Où l’on peut semblablement remarquer, que toutes les plantes et les herbes qui s’entortillent autour des pieux, ou des arbres qu’elles rencontrent, commencent et continuent tousjours leurs plis de droict à gauche, comme l’on expérimente aux poids de coq (29) et à toutes celles que l’on appelle Volubiles, excepté le seul houblon (30), qui s’entortille de gauche à droit (31). On tient aussi que les coquilles qui ont des notes de Musique, sont rares : ce qui arrive encore aux papillons (32), qui ont des lettres Grecques, ou d’autres characteres sur leurs ailes. Je laisse la maniere de tourner en l’air par le moyen de laquelle on fait des escaliers si menus en forme de colomnes torces, et en plusieurs autres manieres, que l’on a de la peine à les voir, ou à les tenir, encore qu’ils soient d’un pied de long. Je laisse toutes les subtilitez des pompes, des fontaines artificielles, des differentes manieres d’écrire occultement sans que l’on puisse apercevoir l’écriture (33) ; la maniere de titrer et de battre l’or, l’argent et les autres metaux, de faire les tapisseries de haute lice, et plusieurs autres Arts, qui peuvent estre mis au rang des curiositez, puis qu’ils ne sont pas necessaires à la vie humaine, comme l’on experimente chez les Toupinambous (34), Montagnards, et autres sauvages, qui vivent sans l’usage de ces Arts. D’où l’on peut aisément conclure que la plus grande partie de la vie et du labeur des hommes s’employe aux curiositez, et consequemment que l’on en employe la moindre à la necessité.

 

Corollaire

Il seroit à desirer que ceux qui ont des cabinets tres-rares, remarquassent ce qu’il y a de plus exquis dans chaque genre, et qu’ils advertissent de l’utilité que l’on en peut retirer pour les Arts, et pour les sciences : par exemple, qu’ils fissent un dénombrement des coquilles les plus rares (35), et dont on fait plus d’estime ; et puis des fleurs, et des oignons de tulipes, et des autres plantes etc. car il n’y a nul doute que l’on peut découvrir de grands secrets de la nature par la speculation de ses ouvrages, comme a fait Palissy, lors qu’il a trouvé le moyen de rendre une place imprenable par le moyen de l’helice, qui se remarque dans les coquilles, dont quelques-uns maintiennent que l’on peut user pour sçavoir quelle heure il est par les differentes couleurs, ou lumieres qu’elles font, à raison de leurs differentes reflexions (36). L’on pourrait aussi grandement profiter des differentes remarques que font les Jardiniers (37), et les Floristes en cultivant les plantes, car ils observent plusieurs choses dans les oignons, et dans les racines, qui peuvent aider à la physique. Et qui doute que la conduite de la durée et de la vie des plantes depuis leurs germes jusques à la maturité de leurs graines ne puisse nous servir de conduite pour la nostre, puisque toute la nature est si bien réglée, que les plus sçavans sont contraints de confesser que le moindre de ses ouvrages surpasse toute la sagesse, et la science des hommes, et qu’il est tout à fait impossible qu’elle les pousse, et les ameine au point de perfection, où nous les voyons, qu’elle ne soit conduite et aydée par une souveraine intelligence, qui nous oblige par des sentiments interieurs à l’adorer, et à l’aimer eternellement ?

Ce texte met en évidence l’ambivalence fondamentale et séminale de la curiosité, qui est bien pour Mersenne la meilleure et la pire des choses, selon le point de vue qu’il adopte, celui du théologien qui la condamne, ou celui de l’homme de science qui la prône. C’est un des mots qui revient le plus souvent sous sa plume, pour désigner tout ce dont l’être humain peut se passer pour la vie comme survie, en prenant exemple des « sauvages ». Mais les nécessités de la vie élémentaire ne sont pas nombreuses. Ou peut-être elles le sont : dans un retournement humoristique, Mersenne passe de la théologie (condamnation de la curiosité) à la science : l’homme naturel qui peut compter les nécessités sur les doigts de sa main peut multiplier les nécessités par cette méthode de calcul puisque les doigts sont une formidable table de multiplication ! et la curiosité devient dès lors ce qui permet de rassembler les choses avec quoi l’on compte, comme avec les doigts : cailloux, plumes etc. À moins qu’il n’ait découvert dans les relations des voyageurs que les sauvages eux aussi, qui se trouvent dès lors débarrassés de leur sauvagerie, dès lors qu’ils calculent autant que « nous », ont inventé des dispositifs pour multiplier les nécessités fondamentales. Certes manger est nécessaire, mais les nécessités vitales évoluent, et il se crée de nouvelles nécessités, comme si la coutume devenait une seconde nature. En fait la nécessité vitale n’ayant pas de sens, Mersenne dessine une nouvelle forme de nécessité, et l’on voit par là que l’on se trouve au point de départ de la formidable cristallisation qui conduira à la création de l’Académie des sciences, institution étatique s’il en est. Sont nécessaires en fait les curiosités utiles au pouvoir, qui les reconnaîtra et les financera. Avant la grande prise de conscience de la fin des années 1620, Mersenne faisait appel au pouvoir essentiellement dans sa lutte contre les hérétiques (et Richelieu ne semble pas s’être intéressé à ses éructations, préférant avoir Gaffarel pour collecter ses livres et rassembler dans sa bibliothèque des livres hétérodoxes) ; alors que maintenant, Mersenne invoque une collaboration constructive, passant par le financement des études.
D’où une nouvelle opposition, curieuse de la part d’un homme d’église qui devrait avoir la paix comme principal objectif : entre les curiosités utiles au pouvoir (à la guerre) et les curiosités inutiles, dont les tulipes sont le meilleur exemple – au passage cela prouve que Mersenne suivait actualité et que les moines n’étaient pas dans une tour d’ivoire coupée du monde économique et social, car la folie spéculative a commencé justement en 1634, en partie du fait de l’apparition d’une demande française qui stimule les ventes et la spéculation. Il n’est pas question de faire ici l’histoire des collectionneurs, de la réflexion morale et métaphysique qu’elle implique, mais il faut noter que derrière l’énumération de Mersenne, il y a, avec la mention des camaïeux et gemmes, une allusion au savoir de la Renaissance, à la cabale, aux signatures, à tout un ésotérisme qu’il refuse, avec la chimie, l’alchimie, l’astrologie, alors que ces savoirs sont eux-mêmes porteurs d’une ambiguïté certaine : ils font avancer les sciences (observation, curiosité, occulte vu comme inconnu à dissiper, interrogation sur les monstres etc., et lui-même montre une certaine fascination), mais aussi cabale dans le sens d’un savoir ésotérique et surtout de l’ambition de dominer les lois de la nature, de les assujettir à la volonté de puissance, à l’avidité (l’air des alchimistes). Quant à la lunette, il manifeste une hésitation, sur le caractère positif ou négatif de cette invention. Dans la question XXIX, affirmant que les mathématiques servent à la théologie et à la philosophie, il les défend de l’accusation « imaginations abstractes » et « entierement inutiles pour le commerce des hommes ». L’utilité et le plaisir permettent d’exclure de la curiosité malsaine les activités de l’homme. Est-ce ironie quand il affirme que les mathématiques servent aussi à calculer le nombre de cheveux dans la tête (question 25) : « 186624 tout au plus dont on peut oster la moitié pour la teste de plusieurs ». S’il raille la folie des hommes (tulipes), leur superstition (camaïeux), il se place dans une position théologiquement ambiguë, dès lors que, insistant sur la vie matérielle (nourriture sans rien de morale et de spirituel), il fait de la nature – et non de l’Évangile ou du Christ - le guide moral de l’homme. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il récupère non seulement les mathématiques et géométrie, mais aussi, par un suprême humour, l’art de faire les jardins et donc partant les tulipes, parce qu’elles sont vraiment curieuses, c’est-à-dire renvoyant à la contemplation de Dieu.
@@@@@@@

Question II : D’où vient qu’il y a des hommes qui s’estiment si sçavans, et que les autres qui sont plus sçavans qu’eux s’estiment si ignorans ?

L’on pourroit respondre que quelques-uns font semblant de s’estimer sçavans, encore qu’ils cognoissent assez qu’ils ne sçavent rien, ou qu’ils sçavent fort peu de choses, parce qu’ils veulent acquerir de la reputation, afin de parvenir au dessein qu’ils se sont formés et qu’ils se sont proposés, et de paroistre les plus sçavans dans les compagnies, où ils se rencontrent, parce que voyant qu’ils y ont quelquefois reüssi et n’ayant rencontré personne qui leur ait peu, ou voulu resister, soit par respect et modestie, ou pour quelqu’autre raison, ils veulent entretenir le monde dans la bonne opinion que l’on a conceuë de leur capacité. Mais l’autre réponce est, peut-estre plus veritable, particulierement à l’égard de ceux qui se croyent tres-sçavans, et qui se sont persuadez que cela est, et qu’en effect ils peuvent instruire, et desabuser tout le monde : or ceste creance peut estre fondée sur ce qu’ils ont rencontré quelque façon de raisonner qui leur semble extraordinaire, soit pour discourir des difficultez de la physique, ou des autres sciences, ou parce qu’ils ont speculé quelque verité particuliere dont ils ne trouvent nulle connoissance ailleurs. Mais quand ils rencontrent quelqu’un qui ne leur cede point pour la facilité du discours, et qui a autant, ou plus de capacité qu’eux, ils se peuvent aysément desabuser, et quitter toute sorte de presomption, et de preoccupation d’esprit, quoy qu’il ne soit pas necessaire d’estre remis dans le bon chemin, quand on a assez d’esprit et de jugement pour cognoistre, et pour conclure que l’on ne sçait quasi rien dans la Physique, si l’on suit la definition de la science qu’Aristote a donnée : car si elle doit estre des objects eternels et immuables, et que Dieu puisse changer tout ce qui est dans la Physique, l’on n’en peut faire une science.

 

Corollaire

Il faut icy remarquer que le plus haut sommet de la science où les hommes puissent arriver, sert à les humilier, et à rabattre leur orgueil, d’autant qu’ils voyent clairement qu’apres avoir estudié l’espace de 60 ou 80 ans, qu’ils ont seulement travaillé à descouvrir et à recognoistre leur ignorance. De là vient que quelques-uns estiment que l’extreme science des hommes a le mesme effet qu’une extreme ignorance, et que toutes les extremitez se rencontrent au mesme but, comme le son grave, et l’aigu de l’Octave, ou du diapason, qui sont si semblables, qu’il est difficile d’en remarquer la difference. D’où l’on pourroit tirer plusieurs autres conclusions, que je reserve pour un autre lieu. J’ajouste seulement que chacun peut faire la preuve de ce corollaire sur soy-mesme, lors qu’il considerera qu’il s’imaginaoit pouvoir donner la raison de toutes choses à la sortie du cours de Philosophie, ou de Theologie, et qu’il sera contraint d’avoüer 20 ou 30 ans apres qu’il ne sçait nulle raison qui le contente, et qui luy soit si evidente, et si certaine, qu’il n’en puisse douter. C’est pourquoy il ne faut nullement craindre que la plus grande science que l’on puisse aquerir en ce monde remplisse l’esprit des sçavans de vanité, ou d’arrogance, attendu qu’il y a plus de danger qu’ils s’aillent cacher sans oser paroistre, et qu’ils demeurent dans un perpétuel silence, avec un desespoir d’arriver à quelque connoissance evidente, et infaillible des ouvrages de la nature, ou de ce qui se fait dans eux-mesmes, qu’il n’y en a qu’ils s’enorgueillissent de connoistre seulement qu’ils ne sçavent nulle chose avec assez d’evidence, et de certitude pour en establir une science. Car l’on peut dire que nous voyons seulement l’écorce (38), et la surface de la nature, sans pouvoir entrer dedans, et que nous n’aurons jamais autre science que celle de ses effects exterieurs, sans en pouvoir penetrer les raisons, et sans sçavoir la maniere dont elle agit, jusques à ce qu’il plaise à Dieu de nous delivrer de cette misere, et nous dessiller les yeux par la lumiere qu’il reserver à ses vrays adorateurs.

Ce texte est spectaculaire. Classiquement Mersenne entame la réflexion d’un moraliste : l’on veut paraître savant pour briller, acquérir de la réputation ou du pouvoir. Mais cet aspect est finalement insignifiant : certains se vantent d’être savants, parce qu’ils le sont, et parce qu’ils peuvent instruire leur prochain. Mais ceux-là sont nécessairement conscients des limites de leur savoir : il ne faut donc pas craindre que les savants se vantent, car le savoir est impossible à acquérir : l’homme ne peut connaître que l’écorce des choses. Le savoir qu’il a passé une vie à acquérir ne peut être qu’une lumière de sa finitude, dit Mersenne, dans des accents qui évoquent Pascal. Le savoir ne conduit pas à la fatuité, mais à la détresse de ne savoir rien, d’où il faut sans doute conclure que ceux qui se vantent sont des faux savants ou, comme dirait Pascal, des demi-savants, puisqu’il est logiquement incompatible de savoir et de tirer orgueil de son savoir. À la différence de Pascal cependant, Mersenne place cette méditation sous une lumière gracieuse : c’est un tragique souriant qui lui fait parcourir en sens inverse les étapes qui conduirent naguère Socrate à décider « je sais que je ne sais rien ». À la rigueur il faut même encourager les savants, au cœur de leur détresse de ne rien savoir, à parler, pour qu’ils fassent profiter les autres de leurs connaissances.
Il me semble, par pure extrapolation, que Mersenne fait ici le portrait de son ami Gassendi, dont on connaît la timidité et les rougissements, et qui adopte, sans presque rien y changer, l’image de Mersenne dans une lettre de 1642 à son noble protecteur, comme nous l’avons indiqué (39). Il faut solliciter les savants, et cela dans tous les domaines où s’exerce l’intelligence humaine : la physique, les mathématiques, la musique, la philosophie et même la théologie. Partout la même impuissance à acquérir la connaissance parfaite, partout le même éloge du savoir qui, au moins, sert à faire des vrais savants, c’est-à-dire des personnes à même de considérer la perfection divine. On voit par là que Mersenne n’a en rien dépouillé sa vision religieuse profonde : le savoir, qui est nécessaire, devient comme une propédeutique nécessaire à la contemplation.

 

 

Figure 4 : Pierre Gassendi (Digne 1592-Paris 1655), philosophe, théologien, mathématicien et astronome français. Gassendi était l’ami et le disciple de Mersenne.

Figure 4 : Pierre Gassendi (Digne 1592-Paris 1655), philosophe, théologien, mathématicien et astronome français. Gassendi était l’ami et le disciple de Mersenne.
@@@@@@@

Question X D’où vient que les Romans, et les autres livres qui ne traittent pas des sciences, sont mieux vendus, que les livres qui parlent des sciences, et qui demonstrent plusieurs choses utiles, et nouvelles ?

Il n’y a nulle apparence que la raison de ce Phenomene se doive tirer de ce que la plus grande partie des hommes negligent les livres sçavans, parce qu’ils sont trop pleins de curiositez, puis qu’il n’y a rien qui les charme si puissamment, que d’apprendre des choses curieuses, et nouvelles, comme l’on experimente en tous ceux qui se plaisent à entendre ce qui arrive de nouveau, soit dans leur païs, ou ailleurs. Mais il semble que les Romans se vendent mieux, parce que tout le monde est capable de les lire, et que l’on y rencontre pas ordinairement des difficultez abstruses, qui desirent de grandes speculations, comme il arrive dans les livres, qui traitent des sciences, et qui semblent tous remplis d’épines aux ignorans. Les femmes, et les enfans se plaisent à l’histoire fabuleuse, ou veritable parce qu’elle n’a besoin que de la memoire, et de l’imagination, au lieu que les sciences requierent un jugement solide, et une pointe d’esprit, qui penetre tout ce qu’il y a de plus subtil, et de plus difficile dans la nature. Or puisqu’il se rencontre un moindre nombre de bons esprits, et d’hommes sçavans, il est evident que les livres qui leur plaisent, et qui répondent à leur capacité, doivent estre en moindre nombre que les Romans, et les histoires, ou les autres livres qui traittent d’une semblable matiere. Si l’on sçavoit le nombre des sçavans, et des ignorans, et de ceux qui prennent plus de contentement aux recherches curieuses des sciences, qu’aux discours du vulgaire, les Libraires sçauroient combien ils doivent tirer de copies de la Presse pour les uns, et pour les autres. A quoy l’on peut adjouster que l’excellence du stile des Romans est cause qu’ils se vendent mieux, au lieu que le stile des livres qui traittent des sciences, est le plus souvent assez rude, et qu’il est remply de plusieurs termes, qui ne sont entendus que de ceux qui ont estudié. D’ailleurs ils traitent pour l’ordinaire de la morale, et meslent des intrigues, et des rencontres, qui excitent, et esbranlent les passions des lecteurs, lesquelles sont ordinairement plus puissantes dans les ignorans, que dans les sçavans qui en ont esteint une partie par la frequente contemplation qu’ils font des souverains principes. Or tous sont capables des sentimens, et des reglemens de la Morale, tant parce que l’on nous contraint perpetuellement de les pratiquer, que parce que nous en sentons les semences dans nous mesme, sans qu’il soit necessaire de les prendre, ou de les recevoir d’ailleurs ; et consequemment tous sont capables de lire les Romans, qui sont pleins de moralitez. Finalement, tous confessent que l’amour est la plus puissante de nos passions, et qu’elle en est le commencement, et la fin ; et mesme l’on peut dire que toutes les autres passions ne sont que l’amour revestu de differentes couleurs ; or les Romans sont pleins de descriptions de l’amour, et n’ont point, ce semble, d’autre but, ny d’autre fin, que de faire aymer, et d’embraser leurs lecteurs de cette passion : c’est pourquoy il ne faut nullement s’estonner de ce qu’ils se vendent mieux que les livres des sciences : au contraire, il faudroit s’estonner s’ils ne se vendoient pas mieux : quoy que si l’on compare la science à l’amour, et les souveraines actions de l’entendement avec celles de l’appetit, ou de la volonté, celles-là soient, peut-estre, preferables à celles-cy ; mais cette difficulté doit estre reservée pour un autre lieu.

 

Corollaire

Si tous les hommes usoient parfaictement de la droite raison que Dieu leur a donnée, il n’y auroit plus de guerres, ny de querelles, ou de dissentions au monde, car tous auroient mesmes sentimens, et nul n’auroit jamais plus de contentement, apres les devoirs qu’il doit à la divine Majesté, que de faire toutes sortes de plaisirs à chacun : de sorte que celuy qui aurait besoin d’argent, de livres, de vestemens, ou de quelques autres commoditez, en trouveroit tousjours dix fois davantage qu’il n’en desireroit, parce que tous ses voisins, et ses amis luy porteroient à l’enuy tout ce qu’ils croyroient luy estre necessaire, utile, ou agreable. D’où il arriveroit que tous auroient un sujet tres-grand, et continuel d’élever les mains au Ciel, et de remercier la Bonté divine de tant de graces, ou plutôt de la supplier de retrancher une partie de tant de consolations. Or s’il se rencontre quelqu’un qui trouve du defaut dans cet heureux genre de vie, il est aysé de satisfaire à toutes les objections qu’il pourra faire, et à toutes les difficultés qu’il proposera, et de luy demonstrer qu’il ne contient autre chose que l’explication de la grande loy de la Morale, qui consiste à nous comporter envers tous les hommes, comme nous voudrions qu’ils se comportassent en nostre endroit.

Ce texte peut paraître étonnant sous la plume d’un moine tant on a le préjugé qu’un ecclésiastique devrait condamner les lectures profanes, comme les jansénistes, moins d’un demi-siècle plus tard, condamneront le théâtre. Mais l’époque est à la créativité, dans tous les domaines de l’esprit : roman, théâtre, philosophie et science ; et, sans doute, Mersenne lisait aussi des romans, en dépit du contrôle qu’exerçait l’ordre des Minimes sur les livres qui pouvaient arriver au couvent. Plus étonnant est que finalement il en fasse l’éloge, comme donnant la possibilité à tous d’approcher les grandes questions de la morale. Plus étonnant encore est qu’il parte d’une considération économique, sur le marché du livre. Quels sont les best-sellers de son temps ? La question de Mersenne n’est donc pas axée sur un jugement de valeur, ou des considérations moralistes ou amères, mais il s’agit bien pour lui de rendre compte d’une vérité économique : les romans se vendent, et il ne le déplore pas. Il semble même approuver que le public des livres soit élargi, aux femmes et à presque tous ceux qui sont capables de lire. En réalité il semble définir deux publics, en fonction des facultés qui sont mises en mouvement par la lecture : soit l’entendement, soit la volonté. Il renvoie à une réflexion ultérieure de décider si la connaissance intellectuelle est ou non supérieure aux actions de l’appétit, puisque la science renvoie à la contemplation et les romans renvoient à l’action. Le roman, comme la science, conduit à Dieu, mais par des vies différentes : il met en évidence que l’amour est au cœur de toutes les actions de l’homme. Il s’agit moins de morale au sens étroit du terme, que de retrouver la vérité évangélique d’aimer autrui comme soi, d’aimer son ennemi, de traiter autrui comme l’on voudrait être traité de lui. Les romans sont à même de rappeler aux hommes ordinaires, qui sont plus accessibles aux passions mauvaises du fait de leur moindre contemplation que les savants, que l’amour véritable est la raison de leur vie. Les romans sont donc nécessairement plus près des vérités de la vie, pour aller chercher le lecteur là où il est ; mais ils plaisent aussi par leur style, accessible et élégant, qui ne demande pas de formation préalable particulière, et cela dans le même objectif. Mersenne ne critique cependant pas le style abscons des ouvrages scientifiques. Là encore il décrit : les matières dont ils traitent demandent une terminologie particulière, qu’il faut apprendre. L’un et l’autre public, de toutes façons, n’utilise pas sa droite raison : si les hommes le faisaient, alors la paix règnerait sur terre. Le dessein de Dieu se découvre, pour Mersenne, dans l’amour et dans la raison.

 

 

Préludes de l’Harmonie universelle
Question XI : A sçavoir comme il faut composer les chansons, pour estre les plus excellentes de toutes celles qui se peuvent imaginer
Puisque la perfection de chaque chose consiste en son essence, en ses propriétés, et en ses accidens, et que son excellence doit estre mesurée selon ses principes, ou suivant la fin à laquelle elle est destinée, je dis que la chanson qui aura tout ce qui est requis à la perfection, et qui sera la mieux proportionnée à la fin sera la plus excellente de toutes. Or elle aura toutes ses parties, lorsqu’elle répondra parfaitement à la lettre et au sujet que l’on prédit et ne pourra jamais estre plus excellente que quand elle aura le sujet le plus excellent de tous, qui consiste à décrire les grandeurs et les loüanges de Dieu, et l’amour et l’ardeur dont nous devons l’adorer eternellement. D’om il est aysé de conclurre, que toutes les chansons de Cour, qui n’ont point d’autre sujet que les profanes, et qui ne contiennent autre chose que les loüanges des hommes, qui ne subsistent le plus souvent que dans les flatteries, et qui n’ont poins d’autre soustien que la vanité et le mensonge, ne peuvent estre parfaites, puisque la verité leur manque, sans laquelle il n’y a nulle perfection, et quelles sont privées du sujet qui ravit les Anges et qui servira d’un entretien eternel à tous les predestinez, et les bien heureux. Quant aux autres conditions necessares pour faire des chants et des airs ravissans, j’en parleray dans un livre particulier, car je veux finir cettuy-cy par ces vers qui sont propres pour chanter les loüanges de Dieu.

Triste ennemy des belles choses Hyver couronné de glaçons, Esté qui meurit les moissons, Printemps qui fait fleurir les roses, Gresles, neiges, broüillards épais Loüés le Seigneur à jamais Celebrez son nom adorable, Tout ce qu’il produit est parfait Et cét univers admirable, De son divin pouvoir n’est qu’un petit-essait Theatre fameux des naufrages, Mer dont les flots impetueux Viennent d’un pas respectueux Baiser le sablon des rivages, Creux et vaste empire du vent, Dont le calme est si decevant Mole ceinture de la terre, Lien de cent peuples divers Champ de la paix et de la guerre Bénissez à jamais l’Autheur de l’Univers.

Mersenne est donc poète, mais un poète qui compose des hymnes. Il s’agit de suivre des règles dont la perfection s’explique par leur fin : le monde de Mersenne est un monde ordonné, informé, intelligent, et son rapport à la science et à la recherche de la vérité se fonde sur cette conviction. La poésie et la science sont deux chemins qui, suivant des règles établies par le fait même de la création, conduisent à Dieu, en purifiant l’esprit de l’homme de ses passions : plus il se rapproche des règles, des lois internes, plus il sera rempli de félicité et apte à la louange. Ces règles cependant, il ne peut les connaître théoriquement ; il ne peut les approcher que par l’action, en pratiquant : en composant de la poésie (ou de la musique), en menant des recherches scientifiques, en appliquant la morale évangélique, de la charité, maître-mot de l’ordre des Minimes.

 

 

Quelques mots pour conclure
« … Elle est toute mathématique… » : c’est en ces termes que, le 23 mai 1635, Mersenne annonce en passant à Peiresc la formation de cette académie, à propos de la venue de Gassendi à Paris :

 

L’on m’a asseuré que nous aurions icy Mr Gassendi au commencement de juin dont je me resjouis. Il verra la plus noble academie du monde qui se fait depuis peu en ceste ville, dont il sera sans doute, car elle est toute mathematique.
Dès lors les savants se réuniront chez le minime, et cette académie qui sera transférée, à sa mort en 1648, chez Habert de Montmort, le protecteur de Gassendi, deviendra l’Académie des sciences, sortant de l’initiative privée des individus pour devenir une institution étatique. Mais Mersenne avait mis au premier plan l’idée que les sciences devaient être utiles à l’État. Il n’est pas difficile de voir dans la suite de la vie de Mersenne la profondeur de son engagement scientifique : d’une part il se voue à la querelle du vide1, dont l’existence et la démonstrations est la grande affaire de la science en ce milieu de siècle ; jusque sur son lit de mort, il veut accroître la connaissance de ses contemporains, pensant à demander à être disséqué pour que les médecins décèlent la nature exacte du mal de poitrine dont il se meurt.

 

Février 2010

 

 

 

logo BibNum

 

 

 


 

 

Annexe – Liste des Questions inouïes et des Questions théologiques, physiques, morales et mathématiques

Le titre complet des Questions inouyes est, en quelque sorte, à trois étages :

 

Questions inouyes

Ou recreation des scavans

Qui contiennent beaucoup de choses concernantes

la theologie, la philosophie et les mathematiques.

q. i : À sçavoir si l’art de voller est possible, et si les hommes peuvent voller aussi haut, aussi loin et aussi viste que les oyseaux.

q. ii : Peut-on cheminer sur l’eau sans miracle et sans magie.

q. iii : Pourquoy l’eau qui est dessus un homme qui va au fond d’une riviere, ne pese-elle point sur luy.

q. iv : La Perspective est-elle plus difficile et de plus grande estenduë que la Musique.

q. v : Quels corps sont plus aisez à faire mouvoir, ou rouller sur la terre, ou sur un plan.

q. vi : Peut-on dire si le corps qui tombe de haut en bas, ou que l’on jette contre terre, ou contre un autre corps, se reflechira, et combien il se reflechira.

q. vii : À sçavoir combien la terre contient de grains de sable, supposé qu’elle en soit composée, et si l’homme est plus grand au regard de la terre, qu’un ciron au regard de l’homme.

q. viii : Quelles sont toutes les mesures de la terre, de combien le Soleil en est-il esloigné, et quelle est la vistesse du mouvement de ce roy des Astres.

q. ix : Quelles sont les mesures ou les grandeurs du Ciel des Estoiles, que plusieurs appellent le Firmament, et combien fait-il de lieuës dans un jour, dans une minute, et dans toute autre sorte de temps.

q. x : Quels sont les mouvements de la mer, et quelles en sont les causes : Où il est aussi parlé de la quadrature du cercle.

q. xi : Peut-on sçavoir si la terre se meut tous les jours autour de son axe, et chaque année autour du Soleil, et s’il y a des habitans dans les Astres.

q. xii : Tous les hommes agissent-ils tellement pour leur propre interest qu’ils ne puissent le quitter entierement.

q. xiii : Si trois marchands mettent quatorze écus en compagnie, et que l’on ne sçache point la somme d’aucun en particulier, peut-on sçavoir la mise de chacun, en supposant seulement que l’argent du premier y ait demeuré cinq mois, celuy du second vingt-deux mois, et celuy du troisiesme trente-neuf mois. …

q. xiv : Peut-on sçavoir en quelle proportion la lumière se diminue ou s’augmente en s’esloignant ou en s’approchant du Soleil, ou de quelque autre luminaire.

q. xv : Peut-on imiter les productions naturelles dans les actions de la Morale, en y appliquant la proportion Géométrique.

q. xvi : Est-il vray que le pain ou le fer chaud, ou enflammé, soient plus legers que quand ils sont froids.

q. xvii : Est-il necessaire de mettre quatre éléments au monde, à sçavoir la terre, l’eau, l’air et le feu.

q. xviii : Peut-on sçavoir quelquechose de certain dans la Physique, ou dans les Mathematiques ?

q. xix : Quel estude est le meilleur de tous, et quelle occupation apporte plus de contentement, et de profit.

q. xx : Les bateaux et les escuelles de bois, et les autres vases qui sont d’une matiere plus legere que l’eau, vont-ils au fond quand ils sont pleins d’eau ; et quand on les enfonce jusques audit fond de l’eau, y demeurent-ils ?

q. xxi : Peut-on faire des navires, et des bateaux qui nagent entre deux eaux.

q. xxii : Le Soleil, et les autres Astres, ont-ils la lumiere de soy, ou d’ailleurs.

q. xxiii : À sçavoir si l’on peut, et si l’on doit establir un mesme commencement de jours par toute la terre, et par tout le monde.

q. xxiv : Peut-on sçavoir au vray à quelle heure, à quel jour, en quel mois, et en quelle année le monde a commencé, et quand il finira.

q. xxv : Peut-on dire combien chaque homme a de cheveux dans la teste, et concevoir le nombre infiny ?

q. xxvi : Qui sont les principaux theoremes de la Geometrie qui servent à l’analyse, et dont on tire une plus grande quantité de conclusions.

q. xxvii : Peut-on tellement escrire les dictions de chaque langue que tous les estrangers les puissent prononcer comme il faut ; et doit-on plustost escrire comme l’on a coustume de prononcer que de retenir la maniere ancienne d’escrire, qui a beaucoup de lettres superfluës.

q. xxviii : Les principes de la Chymie sont-ils capables de nous faire cognoistre les vraies raisons de la Physique ?

q. xxix : Les Mathematiques peuvent-elles servir pour la Theologie et pour la Physique ?

q. xxx : Un homme peut-il apprendre la Philosophie tout seul par sa seule ratiocination, sans la lecture des livres, ou la conference des hommes sçavans.

q. xxxi : Toute sorte de rarefaction produit-elle de la chaleur, ou de la lumiere.

q. xxxii : A-t’on maintenant plus de cognoissance de quelque art ou de quelque science que les Anciens.

q. xxxiii : Est-il vray que l’onguent sympathique, et les autres semblables guarissent les absens.

q. xxxiv : Est-on plus leger apres que l’on a desjeuné que devant desjeuner ?

q. xxxv : Peut-on faire un miroir qui brusle en tel lieu que l’on voudra, jusques à l’infiny ?

q. xxxvi : Peut-on apprendre à composer en Musique dans l’espace d’une heure, ou dans moins de temps ?

q. xxxvii : Pourquoy l’aymant attire-t-il le fer, et pourquoy se tourne-t’il vers le Pole. 2. Pourquoy le flux et le reflux de la mer est-il si bien reglé. 3. Pourquoy son eau est-elle salée. 4. Le mouvement perpetuel est-il possible ; 5. Pourquoy la glace nage-elle sur l’eau. 6. et comment la volonté peut-elle suivre la lumiere de l’entendement, puisqu’elle ne peut rien voir ?

@@@@@@@

LES

QVESTIONS

THEOLOGIQVES,

PHYSIQVES, MORALES,

ET MATHEMATIQVES.

Où chacun trouvera du contentement,

ou de l’exercice.

 

(Mersenne remplace certaines questions sensibles – eu égard à la condamnation de Galilée en 1633 – par d’autres questions dans la seconde édition de 1634 ; les questions de la première édition sont figurées en italiques)

I. Qu. Quelles sont les principales curiositez qui occupent les hommes ?.

II. Quest. D’où vient il y a des hommes qui s’estiment si sçauans, & que les autres qui sont plus sçauans qu’eux s’estiment si ignorans ?

III. Quest. Est-il vray que l’Estain calciné, est plus pesant apres avoir esté calciné, que lorsqu’il est crud.

IV. Quest. A sçauoir si les corps pesans augmentent tousiours leur vistesse quand ils descendent au centre de la terre.

V. Quest. Pourquoy la poudre de l’or, que l’on appelle fulminant, de tonnerre fait ell vn grand bruit, quand elle sent la chaleur ?

VI. Quest. Comment les metaux peuvent-ils s’engendrer dans la terre, puis que le Soleil ne penetre pas si auant.

VII. Quest. Quelle est la plus grande portée des Arquebuses, & de l’artillerie, & en quelle proportion les boulets diminuent ils leur force, & leur vitesse ?

VIII. Quest. Quelle est la ligne de direction qui sert aux Mechaniques ?

IX. Quest. Peut on donner la raison de tout ce qui arrive à la Romaine & aux balances ?

X. Quest. D’où vient que les Romans, et les autres livres qui ne traittent pas des sciences, sont mieux vendus, que les livres qui parlent des sciences, et qui demonstrent plusieurs choses utiles, et nouvelles ?

XI. Quest. Pourquoy les gens de lettre, c’est-à-dire les hommes sçauans, ne parviennent-ils pas pour l’ordinaire à de si grades fortunes, que ceux qui sont vaillans, ou qui ont quelqu’autre addresse.

XII. Quest. A sçavoir si l’on peut trouver la vraye longitude, ou la distance des Meridiens, tant sur la mer que sur la terre, pour l’usage de la nauigation ?.

XIII. Quest. Quelle est la chose la plus admirable de tout le monde.

XIV. Quest. D’où vient que la plus grande partie des hommes preferent l’argent, ou le lucre à la science, & à l’honnesteté.

XV. Quest. Peut-on inventer, et faire un mouuement perpetuel ?

XVI. Quest. La quadrature du cercle est-elle impossible ?

XVII. Quest. Les Talismans & les metaux, ou les autres corps que l’on grave pour attirer les influences du Ciel, ont ils quelque vertu particuliere?

XVIII. Quest Les camaieux & Gamahez ont-ils quelque force on signification.

XIX. Quest. A quoy seruent les sections Coniques, & quel peut estre leur vsage.

XX. Quest. A sçavoir si l’on peut lire dans les astres parle moyen des miroirs, & si l’on peut connoistre les choses futures dans les Estoiles ?

XXI. Quest. La lumiere est-elle visible, et distincte des couleurs ? il est aussi parlé des corps terrestres qui ont de la lumiere en eux.

XXII. Quest. Quelles sont les vertus occultes, la sympathie,& l’antipathie, d’où elles viennent.

XXIII. Quest. D’où vient le grand contentement que l’on reçoit lors que l’on croit avoir trouvé quelque nouvelle demonstration, ou verité ?

XXIV. Quest. Pourquoy le chrystal, le verre, le talc, la corne, et plusieurs autres corps sont-ils diaphanes, ou transparens ?

XXV. Quest. Le froid est-il seulement une privation de la chaleur, ou un estre positif ? ce que l’on peut estendre à la lumière, à l’ombre, et à plusieurs autres choses.

XXVI. Quest. Des inventions et des secrets que l’on recherche, ou que l’on désire davantage dans les arts, et dans les sciences.

XXVII. Quest. Combien la pierre d’Aymant a-elle de proprietez ?

XXVIII. Quest. Peut-on prouver, ou confirmer les mysteres de la Religion Chrestienne par les operations, et les principes de l’Alchymie ?

XXIX. Quest. Puis qu’il est certain que le Soleil a beaucoup de taches, ou de macules, et de facules, qu’en peut-on inferer ?

XXX. Quest. Quelle utilité peut-on tirer des lunettes de longue veuë pour les sçiences, et pour la vie ?.

XXXI. Quest. Peut-on trouver en France de la matiere pour entretenir le feu, et pour se chauffer, sans user de bois ? Et peut-on faire du salpestre par artifice ?

XXXII. Quest. Si le sel engraisse la terre, pourquoy les anciens ont-ils fait paroistre la malediction qu’ils luy donnoient en semant du sel dessus pour la rendre sterile ?

XXXIII. Quest. A quoy seruent les raisons, & les proportions de la Geometrie ? où l’on void la quadrature de la Parabole.

XXXIV. Quest. Quelles raisons a-t’on pour prouver, et pour persuader le mouvement de la terre, autour de son axe, dans l’espace de vingt-quatre heures ? xxxiv bis : A sçavoir si l’on peut établir une nouvelle science des sons, qui soit nommée Psophologie, ou de tel autre nom que l’on voudra.

XXXV. Quest. Pourquoy fait-il plus chaud à l’Esté qu’à l’Hyver, veu que le Soleil est beaucoup plus proche de nous à l’Hyver qu’à l’esté ? et pourquoy fait-il froid à l’ombre ?

XXXVI. Quest. Comment les nuës peuvent-elles nager, ou se promener dans l’air sans tomber, puis qu’elles sont si pesantes ?

XXXVII. Quest. Quelle raison peut-on avoir pour croire que la terre se meut autour du Soleil, que l’on met au centre du monde ? Question xxxvii bis : À sçavoir combien l’on doit estre élevé sur la surface de la terre, ou sur tel autre corps que l’on voudra plus grand ou plus petit, pour voir un espace donné.

XXXVIII. Quest. Les principes, et les fondements de l’Optique sont ils plus certains que ceux de la Musique ?

XXXIX. Quest. De quelles matieres se servent les Teincturiers pour teindre la laine, ou le drap, & la soye de toutes sortes de couleurs ? .

XL. Quest. Pourquoy l’haleine que l’on pousse du poulmon, se void-elle plus aysément à l’Hyver qu’à l’Esté ; et qu’est-ce que le vent ?

XLI. Quest. Est-il vray que de toutes les figures Isoperimetres de mesme nature, celle qui est la mieux ordonnée, et que de toutes les heterogenes ordonnées, celle qui est la plus terminée est la plus grande ?

XLII. Quest. La blancheur est−elle la plus excellente de toutes les couleurs ?

XLIII. Quest. Pourquoy les recreations que l’on prend en la presence des maistres, et des superieurs ne sont-elles pas si agreables que celles que l’on prend en leur absence ?

XLIV. Quest. Qu’y a-il de plus notable dans les Dialogues que Galilée a faits du mouvement de la terre ? cette question contient tout son premier Dialogue. Question xliv bis. Quelle doit estre la force de la voix pour estre portée et entendue jusques à la Lune, au Soleil, et au firmament, soit naturellement, ou par artifice ?

XLV. Quest. Qu’y a-il de remarquable dans le second Dialogue de Galilée ?

XLVI. Quest. A sçavoir si la Nature et les sens se plaisent à la variété et à la diversité des objects, et pour quelles raisons elle y prend plaisir.

XLVII. Quest. Quelle doit estre la force de la voix pour estre portée, & entendue depuis la terre iusques au Firmament.

XLVIII. Quest. Est il permis de soustenir que la terre est mobile: où la Censure des dialogues de Galilee est rapportée tout au long. Question xlviii bis : Est-il permis d’enseigner dans les Escoles que la terre est immobile ?

 

 


(1) Correspondance du P. Marin Mersenne, religieux minime : publiée et annotée par Cornelis de Waard ; avec la collaboration de Armand Beaulieu ; édition entreprise sur l’initiative de madame Paul Tannery et continuée par le C.N.R.S, Éditions du Centre national de la recherche scientifique (1932-1988).

(2) Traduction et commentaires des « Discours concernant deux sciences nouvelles » de Galilée de 1638.

(3) La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels (1623-24).

(4) Quæstiones celeberrimæ in Genesim (1623)

(5) Mais comme il est né en 1588, il a donc, en 1620, 32 ans, ce qui est encore moins « jeune » en son temps que de nos jours.

(6) Le fait que ces lettres n’aient pas été publiées de son temps importe peu. En fait, les lettres qui circulaient dans l’Europe savante étaient l’équivalent de nos modernes articles de revue, et valaient engagement public au niveau de la science, mais aussi des positions personnelles.

(7) Ann Blair, « The Teaching of Natural Philosophy in Early Seventeenth Century Paris : The Case of Jean Cécile Frey », in Histoire des Universités, 1993, vol. 12, p. 95-158, ici p. 98.

(8) Jacques Gaffarel, Curiosités inouïes, sur la sculpture talismanique des Persans, horoscope des patriarches et lecture des étoiles (Paris, 1629).

(9) Gaffarel est un prêtre, comme Gassendi.

(10) Voir Armand Beaulieu, « L’attitude nuancée de Mersenne envers la chimie » dans Jean-Claude Margolin et Sylvain Matton, Alchimie et Philosophie à la Renaissance, Paris, Vrin, 1993, p. 395-403.

(11) La Géologie au milieu du XVIIe siècle (Les Conférences du Palais de la découverte, éd. de l’Université de Paris, 1954). De Robert Lenoble, voir Mersenne ou la naissance du mécanisme (Paris, 1943, réed. Vrin 1971 et 2000).

(12) Palissy est cité dans cinq Questions inouïes (1, 6, 26, 31, 32) ; on le retrouve dans le Traité de l’Orgue, toujours de Mersenne, à la PROPOSITION XVII : Expliquer les différentes soudures, dont on peut user pour la fabrique des tuyaux d’Orgues.

(13) J’ai trouvé cette jolie traduction de ce proverbe latin « Les escus à monceaux trichent chez Galien, Au lieu que les honneurs suivent Justinien » – dont la suite dit ou sous-entend « mais le philosophe doit aller nus pieds » – dans Les neufs matinées du seigneur de Cholières (1585).

(14) Rochot, Bernard, « Une discussion théorique au temps de Mersenne : le problème de Poysson (1635-1636) », Revue d’histoire des sciences 2, 1948, pp. 80-89.

(15) Mersenne pouvait lire : Samuel de Champlain, Des Sauvages (Paris, 1603) ou Les Voyages (Paris, 1613) ; ou encore Marc Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-France (Paris, 1609). Ou, plus près de lui, les différentes Relations des jésuites, ou bien, de Paul Le Jeune, la Briève relation du voyage de la Nouvelle France (1632). Notons qu’une fameuse éclipse d’août 1635, qui servit à rectifier la mesure de la Méditerranée, est observée aussi à Québec, et transmise aux savants français, ce dont témoigne une lettre de Gassendi. Voir la Bibliographie littéraire de la Nouvelle-France de Guy Laflèche http://www.mapageweb.umontreal.ca/lafleche/nf/index.html.

(16) Tycho Brahé et Johan Kepler, fondateurs, après Copernic, de l’astronomie nouvelle. Les commentateurs ont souvent mis en évidence la complexité de la position de Mersenne par rapport à l’héliocentrisme : il en est apparemment un partisan convaincu, et cela dès la première heure, même quand il consacrait sa plume à des ouvrages plus strictement apologétiques (l’Impiété des déistes) ; en revanche il a toujours déchaîné sa violence contre les « déistes », tel Giordano Bruno, c’est-à-dire contre ceux qui prétendaient tirer de la nouvelle cosmologie des implications théologiques contraires au dogme catholique.

(17) Mathématiciens antiques, dont les travaux sont aux fondements de la science occidentale (Euclide auteur des Éléments), Archimède (par exemple Sphère et cylindre, Mesure du cercle, Équilibres-plans) ou dont les savants redécouvraient alors les œuvres (Les Coniques d’Apollonius, Les Sphériques de Théodose). Notons l’absence de Diophante, entre autres, mais la liste de Mersenne ne veut pas être exhaustive.

(18) Par exemple L’Histoire de l’expédition chrestienne au royaume de la Chine entreprinse par les P.P. de la Compagnie de Jésus, comprinse en cinq livres... Tirée des Mémoires du R. P. Matthieu Ricci,... par le R. P. Nicolas Trigault,... et nouvellement traduite en françois par le S. D. F. de Riquebourg-Trigault (Lille, 1617) ou les Lettres annales des royaumes du Japon et de la Chine, des années 1606 et 1607, escrites par les PP. Jean Rodriguez et Matḥieu Ricci,... au R. P. Claude Aquaviva,... traduittes de l’italien... (Paris : C. Chappelet, 1611). Voir aussi (cependant inédit à l’époque de Mersenne) Le voyage en Chine d’Adriano de las Cortes, s.j. (1625), introd. & notes de Pascale Girard ; trad. de [l’espagnol par] Pascale Girard & Juliette Monbeig (Paris : Chandeigne, 2001).

(19) Peut-être Mersenne avait-il lu de François Pyrard, Discours du voyage des François aux Indes Orientales, ensemble des divers accidens, adventures et dangers de l’auteur en plusieurs royaumes des Indes et du séjour qu’il y a fait par dix ans, depuis l’an 1601 jusques en cette année 1611, Paris : D. Le Clerc, 1611, qui fut un succès en son temps (éd. moderne, Paris : Chandeigne, 1998).

(20) Mersenne pouvait avoir lu de Joseph d’Acosta, Histoire naturelle et morale des Indes occidentales (1re éd. 1589], qui décrit notamment le Pérou. Mais les Relations sont innombrables.

(21) Elles constituent, sinon une traduction, du moins le premier résumé en français du Dialogue de Galilée. Mersenne envisage d’ailleurs d’en faire une traduction, ou plutôt une adaptation complète, sous forme de traité semble-t-il, en supprimant les dialogues. Mais le projet n’aboutit pas, d’une part sans doute parce que tous les Français instruits, sachant le latin, sont plus ou moins capables de déchiffrer l’italien, et ensuite parce que la traduction latine du Dialogue par le Strasbourgeois Bernegger paraît dès 1635, sous l’impulsion, en particulier, de Diodati.

(22) Mike Dash, La Tulipomania : l’histoire d’une fleur qui valait plus cher qu’un Rembrandt (Paris, 2000).

(23) Emprunté au latin sceletus, le squelette présente une orthographe flottante jusqu’au XVIIIe siècle.

(24) Mersenne semble décrire un cabinet de curiosités, comme l’étaient ceux, exemplaires, de Peiresc (voir http://www.peiresc.org/Cabinet.html, consulté le 21 juillet 2009), ou de Pierre Trichet, correspondant bordelais de Mersenne qui écrivit aussi un renommé traité sur la musique, etc. (voir Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs, curieux: Paris-Venise, XVIe - XVIIIe siècles, Paris, 1987, et Antoine Schnapper, Le Géant, la licorne et la tulipe ; collections et collectionneurs dans la France du XVIIe siècle. I. Histoire et histoire naturelle, Paris, 1988). Il semble décrire également une Vanité, ces tableaux si représentants de l’art des années 1630 et suivantes (voir le catalogue de l’exposition Les Vanités dans la peinture au XVIIe siècle, Musée du Petit Palais, 1991 ou encore Vanitas and Transience (Vanité et caducité) [archive], Rijksmuseum, Amsterdam - Consulté le 20 juillet 2009).

(25) Mersenne a pu lire de Thomas Muffet, The Silkewormes and their Flies, 1599

(26) Par exemple Giambattista Della porta, De humana physiognomica libri IV (Naples 1586 in-folio)

(27) C’est-à-dire alchimie mais pas seulement.Voir Didier Kahn, Alchimie et paracelsisme en France à la fin de la Renaissance (1567-1625), Droz, coll. « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », 2007

(28) Le nautile ou le planorbe, la colchée ou colimaçon, etc. Le premier modèle de spirale est inventé par Archimède (d’un point qui se déplace à une vitesse constante sur une droite pendant que celle-ci tourne avec une vitesse angulaire constante autour d’un de ses points), mais il faut attendre 1638 pour l’invention du deuxième, par Descartes, qui en parle à Mersenne. Il comprend les spirales dites équiangles, ou logarithmiques, qui augmentent cette fois selon une progression géométrique. Voir, sur toutes ces formes, D’Arcy Wentworth Thompson, On Growth and Form (1992 : Dover reprint de la seconde édition de 1942 ; 1ère éd. 1917), et Jean-Marc Drouin, L’Herbier des philosophes, Paris, Seuil, 2008.

(29) Sans doute crête de coq, ou rhinantus, de la famille des scrofulariacées, ou pédiculaire.

(30) Humulus lupulus, des lupulacées.

(31) Pour une explication scientifique moderne de cette chiralité dans la nature, voir André Bracq, « L’asymétrie du vivant », in Symétrie et brisure de symétrie, éd. Gilles Cohen-Tannoudji Roger Balian, Yves Sacquin (EDP Sciences Éditions, 1999), p. 51-74. Voir aussi article BibNum, Jeanne Crassous « Fresnel vu par les chimistes : la biréfringence circulaire dans les milieux optiquement actifs », 2009.

(32) Voir Thomas Moffett Insectorum sive minimorum animalium theatrum (Londres : 1634). Voir http://imgbase-scd-ulp.u-strasbg.fr/displayimage.php?pos=-290623.

(33) Il existe deux catégories d’encre sympathique : les liquides organiques et les produits chimiques. Toutes les deux sont déjà représentées dans l’Antiquité. Les premiers deviennent visibles sous l’effet d’un léger chauffage : le lait, le citron, la sève, l’urine entre autres appartiennent à cette catégorie. Les produits chimiques sont invisibles une fois secs. Des caractères colorés apparaissent seulement après avoir été en contact avec un autre produit chimique appelé le réactif. Voir Fred B. Wrixon, Langages secrets. Codes, chiffres et autres cryptosystèmes. Des hiéroglyphes à Internet (Cologne, Könemann, 2000 ; livre difficile à trouver, la version anglaise mise à jour est disponible, Codes, Ciphers & Other Cryptic & Clandestine Communication : Making and Breaking Secret Messages from Hieroglyphs to the Internet, Black Dog & Leventhal Publishers Inc, 2005). Ou encore David Kahn, La Guerre des codes secrets ; traduction, adaptation et mise à jour de Pierre Baud et Joseph Jedrusek (Paris, Inter-éditions, 1980).

(34) C’est-à-dire au Brésil, voir André Thévet, Les singularitez de la France antarctique, autrement nommée Amérique, et de plusieurs terres et isles découvertes de nostre tems (1557) ou Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil (première édition 1578 ; éd. moderne Paris, LGF, 1994), qui les nomme les Tupinambas, qui sont anthropophages, mais qui vivent à peu près comme au paradis avant la Chute, sans les maux de la société et sans péché. Ils servent de modèle au bon sauvage de Montaigne. Plus proche de Mersenne, dans « Une seconde France ? Repenser le paradigme “classique” à partir de l’histoire oubliée de la colonisation française » (La littérature, le XVIIe siècle et nous : dialogue transatlantique, sous la direction d’Hélène Merlin-Kajman, Paris : Presse Sorbonne Nouvelle, 2008), Sarah E. Melzer rapporte une anecdote méconnue survenue sous le règne de Louis XIII. En 1613, des ecclésiastiques français ramenèrent du Brésil des Toupinambous qui furent baptisés puis mariés à des jeunes filles françaises, en présence du roi et de la reine.

(35) Mersenne lui-même envoie une pierre « flottante » à Peiresc le 26 juillet 1634, se demandant s’il y a quelque chose de démoniaque, et il s’ensuit toute une correspondance entre savants qui se prolonge jusqu’en août 1635, avec envoi de différentes pierres et morceaux de bois flottants.

(36) L’hélice, qui n’existe que depuis 1547, désignant un terme d’architecture, est le nom grec savant pour la spirale, qui fut introduit en 1534. « Espirale est une ligne faite par voute en vironnant, en forme de coquille d’une limace », écrit Bernard Palissy. Voir sur Palissy et les fossiles, Pierre Brunet, « Les premiers linéaments de la science géologique : Agricola, Palissy, George Owen », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 1950, vol. 3, n° 1, pp. 67-79, url : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0048-7996_1950_num_3_1_2770 Consulté le 20 juillet 2009. Sur cette irisation des coquilles marines, voir p. 77. Palissy a écrit « que la cause de l’arc céleste n’estoit sinon d’autant que le soleil passe directement au travers des pluycs qui sont opposites de l’aspect du soleil », ce qui est faux, mais donne la cause de l’arc-en-ciel. Je ne sais pas comment Mersenne cite Palissy, dont Brunet dit qu’il n’a eu aucune influence de son temps.

(37) Par exemple Guy de la Brosse, De la nature, vertu et utilité des plantes (Paris 1628), qui fréquentait le cercle de Mersenne et développe une Botanique chimique. Ou encore jacques Philippe Cornuti, médecin des minimes, et ami de Mersenne, voir Jacques Mathieu, avec la collaboration d’André Daviault, Le Premier livre de plantes de la Nouvelle-France. Les enfants des bois du Canada au jardin du roi à Paris en 1635. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1998.

(38) Gassendi écrit à son correspondant et élève, Louis de Valois, le 12 septembre 1642, développant le thème de l’imbécillité humaine, c'est-à-dire la faiblesse : « telle qu’elle est, elle ne peut rien connaître en dehors de l’écorce des choses, loin de pouvoir regarder à l’intérieur la nature intime, fût-ce de la plus petite chose ».

(39) Voir note 38 ci-dessus.

(40) C’est la question alors controversée de savoir s’il existe ou non du vide dans la nature des choses : l’expérience barométrique, réalisée par Pascal et refaite par Gassendi, prouvera que oui. En revanche Descartes s’y oppose.

 

 

 

 

À CONSULTER (LIVRES)

 

Jean-Pierre Maury, À l’origine de la recherche scientifique : Mersenne, édité par Sylvie Taussig, Vuibert 2003
Jean-Pierre Maury, À l’origine de la recherche scientifique : Mersenne, édité par Sylvie Taussig, Vuibert 2003.

 

 

 

ŒUVRES DE MERSENNE RÉÉDITÉES

 

 

 

Marin Mersenne, Questions inouyes, Questions harmoniques, Questions théologiques, etc., rééditées par André Pessel, Fayard 1985.
Marin Mersenne, Questions inouyes, Questions harmoniques, Questions théologiques, etc., rééditées par André Pessel, Fayard 1985.

 

 

 

BIOGRAPHIE DE MERSENNE

 

 

 

Philippe Hamou, “Mersenne, Marin (1588-1648)”, in L. Foisneau (ed.), The Dictionary of Seventeenth-Century French Philosophers, London/New York, Thoemmes Continuum, 2008, vol. 2, p. 858-865
Philippe Hamou, “Mersenne, Marin (1588-1648)”, in L. Foisneau (ed.), The Dictionary of Seventeenth-Century French Philosophers, London/New York, Thoemmes Continuum, 2008, vol. 2, p. 858-865

 

 

 

À CONSULTER (SITES INTERNET)

 

 

 

Great Internet Mersenne Prime Search, site de recherche collective de nombres premiers de Mersenne, www.mersenne.org