Le terme
chiralité est dérivé du grec keir (main). Il décrit le fait que certaines figures ou corps ne sont pas superposables à leur image dans un miroir, à quelque échelle que se situe le phénomène. La chiralité est devenue centrale dans les sciences physiques, chimiques et biologiques. Celle des objets macroscopiques a été reconnue et discutée dès l’antiquité grecque. Toutefois, nous devons à Pasteur d’avoir étudié cette asymétrie fondamentale de la nature et défini le lien qui unit les propriétés macroscopiques observées, mesurables, à la structure moléculaire des corps considérés. Ses travaux ont inauguré un nombre toujours grandissant de développements en chimie et en biologie
(1).
Le concept de chiralité avant le XIXe siècle
Nous devons à Platon la première remarque à caractère scientifique sur la chiralité. Dans le Timée, il propose une analyse théorique du mécanisme de la vision en remarquant :
Quant à l’origine des images que donnent les miroirs et toutes les surfaces brillantes et polies […] Mais alors ce qui est à gauche apparaît à droite
(2).
Aristote le premier utilise implicitement la chiralité dans son étude du mouvement des astres. Il définit le « mouvement naturel » comme procédant de bas en haut, d’arrière en avant et de droite à gauche. La chiralité apparaît dans le dernier critère. Considérant alors le mouvement apparent du Soleil, il déduit une conséquence logique du fait que l’est soit éclairé avant l’ouest. Pour un observateur grec lui faisant face, le Soleil « semble » posséder un mouvement anti-naturel (de gauche à droite) ! Sauvons le phénomène ! (
sauzein ta phainomena (3)) : le Soleil ne saurait posséder un tel mouvement, la solution est simple : l’axe du monde est orienté de notre tête vers nos pieds. Avec cette convention, il suffit de se mettre la tête en bas : tout rentre dans l’ordre !
En effet, la droite de quelque chose, disons-nous, c'est le point de départ du mouvement local, et le point de départ du mouvement circulaire est la région du lever des astres, de telle sorte que ce serait là la droite, et la région de leur coucher, la gauche. Si donc, les astres commencent leur parcours à partir de la gauche, pour se porter circulairement vers la droite, le haut est nécessairement le pôle invisible, car si le haut était le pôle visible, le mouvement se ferait vers la gauche, ce qu'en fait nous n'admettons pas
(4).
Remarquons la parfaite cohérence du raisonnement qui repose sur la postulation du mouvement naturel. L’arbitraire de la définition n’est qu’apparent. La convention inverse serait tout aussi arbitraire. La définition de la chiralité est relative à un observateur présentant déjà une main droite opposée à une main gauche : pour comprendre et transmettre la chiralité, il faut déjà la posséder.
Figure 1 : 1a. La pomme est entière ; 1b. On en coupe un quart ; 1c. On en coupe un second quart. La demi-pomme (on a enlevé deux quarts de pomme) en 1c est chirale (image issue de Dézarnaud-Dandine & Sevin, cf. NbdP 1)
Le caractère intuitif de la chiralité est souligné par Kant qui remarque que de simples volutes sont chirales :
Par suite, nous ne pouvons non plus faire comprendre la différence entre deux choses semblables et égales et pourtant non coïncidentes (par exemple des volutes inversement enroulées) par aucun concept, mais uniquement par la relation de la main droite à la main gauche qui concerne immédiatement l'intuition. […] Quelle est donc la solution ? Ces objets ne sont point des représentations des choses comme elles sont en soi et comme l'entendement pur les connaîtrait, mais ce sont des intuitions sensibles, c'est-à-dire des phénomènes dont la possibilité repose sur la relation de certaines choses inconnues en soi à quelque chose d'autre, à savoir notre sensibilité
(5).
Découverte de la chiralité moléculaire
Les travaux de Pasteur sur la chiralité reposent avant tout sur l’utilisation de la lumière polarisée plane pour l’étude des solutions de composés naturels. Deux noms émergent parmi les précurseurs :
- - Augustin Fresnel (1788-1827). Il est le premier à créer une lumière polarisée circulairement, et il propose une construction vectorielle simple de la lumière polarisée plane (6).
- - Jean-Baptiste Biot (1777-1862). Il développe et utilise vers 1815 le saccharimètre qui utilise la déviation du plan de polarisation de la lumière pour étudier et doser des solutions de sucres. Il établit la loi simple :
α = [α0]T, λl c
où α, mesuré en degrés, est la déviation observée du plan de la lumière, [α0] est la déviation spécifique du composé étudié, l la longueur en dm de la cuve traversée par la lumière, contenant l’échantillon en solution et c sa concentration en g mL-1. [α0] est défini à température T et longueur d’onde λ données, la nature du solvant étant également précisée.
Louis Pasteur (1822-1895), chimiste actif dès les années 1840
Sa découverte du vaccin antirabique (1885) vaut à Louis Pasteur sa grande renommée dans un large public. Cette popularité associe dans l’imaginaire national Pasteur à la IIIe République et à la science triomphante portée par cette époque – jusqu’à la Première Guerre mondiale. Or, Pasteur a eu une carrière scientifique active dès les années 1840 (sous Louis-Philippe). Il entre à l’École normale supérieure en 1843 et passe sa thèse en 1847. Le premier texte analysé ici, sur la chiralité moléculaire, date de mai 1848 : ces travaux vaudront à Pasteur la très prestigieuse médaille Rumford de la Royal Society dès 1856.
Figure 2 : Le billet de 5 FF, mis en circulation en 1966. Pasteur est le seul savant en effigie d’un billet de banque français, avec Marie Curie sur le billet de 500FF mis en circulation en 1994. On reconnaît le bâtiment d’origine de l’Institut Pasteur (fondé en 1985 à Paris XV°), toujours existant.
Une autre image solidement liée à Pasteur est celle de la microbiologie, et de la découverte des microbes. On oublie que s’il a en effet créé cette nouvelle science, il était à l’origine, par sa formation et sa pratique, chimiste – d’où ses travaux sur la polarité des molécules. Il était l’élève du physicien Jean-Baptiste Biot (1774-1862).
À partir des années 1840, Pasteur étudie les produits formés lors des fermentations. Il attache une attention particulière aux sels qu’il nomme « paratartrates » et qui sont des sels de l’acide tartrique dont il existe plusieurs variétés, comme montré dans la figure suivante.
Figure 3 : Isomérie des tartrates, ou sels tartriques. L’acide tartrique (de formule brute C4H6O6) est un composé organique présent dans de nombreuses plantes, dont la vigne ; les sels issus de l’acide tartrique, ou tartrates, sont recueillis lors de la fermentation du vin. 3a (ci-dessus) : Le premier couple de tartrates, noté (+) (dextrogyre) et (-) (lévogyre) est composé par deux énantiomères (image l’un de l’autre). Le troisième composé, appelé « méso », qui comporte un plan de symétrie est inactif vis-à-vis de la lumière polarisée. 3b (ci-dessous) : Formule développée des deux énantiomères (à g. le lévogyre, à dr. le dextrogyre).
Pasteur parvient à séparer à la main deux formes de cristaux qu’il identifie comme étant les formes énantiomères (images l’une de l’autre) d’un même composé. Il observe que mis en solution, chaque type de cristaux fait tourner le plan de la lumière d’un même angle, dans un sens opposé. Ces cristaux sont notés, Fig. 1 et Fig. 4 dans la figure suivante, extraite d’une des publications originales de Pasteur
(7) (et dessous, schéma moderne de ces deux configurations cristallines).
[Répondant à une conclusion erroné de M. Mitscherlich, reprise par Biot] :
Eh bien, par le plus grand des hasards, M. Mitscherlich a été induit en erreur et M Biot à son tour. Le paratartrate de soude et d’ammoniaque dévie le plan de polarisation ; seulement, parmi les cristaux provenant d’une même échantillon, il en est qui dévient le plan de polarisation à gauche, d’autres à droite ; et quand il y a autant d’une espèce que de l’autre, la solution est inactive, les deux déviations complètes se compensent.
Pasteur en déduit que la propriété macroscopique observée provient d’un arrangement spatial différent des atomes à l’échelle moléculaire. Cette proposition revêt alors un intérêt considérable. Cette découverte cruciale sera corroborée ensuite par les travaux célèbres de Le Bel et van t’Hoff qui établissent indépendamment en 1874 la structure tétraédrique du carbone dans les composés organiques saturés. Grâce à cette constatation, il devient aisé de confirmer et justifier l’hypothèse de Pasteur, qui était fondée sur la structure macroscopique des cristaux, mais n’avait pas été confirmée à l’échelle moléculaire dans les années 1850, faute des connaissances nécessaires des structures moléculaires.
Notons également que la variété de tartrate nommée « méso » dans la figure précédente est inactive en lumière polarisée car elle est partagée par un plan de symétrie passant au milieu de la liaison C-C. De ce fait, celle molécule est superposable à son image ; il suffit pour s’en convaincre de placer celui-ci en coïncidence avec le plan de symétrie moléculaire.
Ainsi, trois conséquences fondamentales découlent de cette séparation des formes cristallines :
- - des espèces cristallines énantiomères correspondent à des molécules possédant les mêmes propriétés physiques et ne différant que par la configuration spatiale absolue de leurs constituants. Cette disposition entraîne pour chaque énantiomère un comportement différent vis-à-vis de la lumière polarisée ;
- - le mélange en quantité égale des ces deux formes conduit à une neutralisation des propriétés vis-à-vis de la lumière polarisée plane ;
- - si un composé possède un plan de symétrie moléculaire, il est superposable à son image et inactif en lumière polarisée.
Explication de la découverte de Pasteur
Utilisons le résultat fondamental de Le Bel et van t’Hoff. Un atome de carbone possédant quatre substituants différents (sinon, il aurait un plan de symétrie) n’est pas superposable à son image dans un miroir comme le montre la figure suivante où le carbone central comporte quatre substituants différents notés A, B, D, E.
I et son image dans le miroir, II, ne sont pas superposables. La disposition spatiale des substituants de l’atome central s’appelle « configuration absolue ». Pour la définir sans ambiguïté, il faut une convention nécessitant un observateur lui-même chiral, c’est-à-dire possédant une main droite qui ne soit pas superposable à sa main gauche (8). Les deux molécules I et II, de configurations spatiales opposées sont appelés énantiomères. Leur mélange en quantité égale constitue un mélange dit racémique, ainsi que Pasteur l’avait précédemment énoncé.
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Il convient de distinguer la configuration, qui possède un caractère absolu (on ne peut la changer sans détruire la molécule), de la simple conformation, qui résulte d’une libre rotation autour d’un axe C-C ; ces conformations ne changent pas la nature de la molécule (ex. ci-dessous).
Figure 4 : Conformations d’une même molécule. À l’inverse de I et II qui sont deux molécules différentes, ici la même molécule, III, peut adopter différentes géométries, comme IIIa et IIIb.
La postérité des travaux de Pasteur : rôle de la chiralité dans le vivant
C’est en quelque sorte pour clore un long chapitre de l’histoire de la chimie que Pasteur s’adresse à ses collègues de la Société chimique de Paris au cours d’une séance tenue en 1883.
[…] Les principes de la dissymétrie
(9) moléculaire étaient fondés [sur la base de mesures polarimétriques]
[…] A vrai dire, Messieurs, on comprend que les choses soient telles. Vous n’avez peut-être jamais fait une remarque bien simple quand je vous l’aurai signalée pour la première fois. Considérez un objet quelconque, naturel ou artificiel, du règne minéral ou du règne organique, vivant ou mort, fait par la vie ou disposé par l’homme, un minéral, une plante, cette table, une chaise, le ciel, la terre, enfin un objet quelconque. A n’envisager que la forme de tous ces objets, que leur aspect extérieur et la répétition de leurs parties semblables, s’ils en possèdent, vous trouverez que tous peuvent se partager en deux grandes catégories : la première catégorie comprendra tous les objets qui ont un plan de symétrie, la seconde catégorie comprendra tous ceux qui n’ont pas de plan de symétrie. Avoir un plan de symétrie –il peut y en avoir plusieurs pour un même objet- c’est pouvoir être partagé par un plan de telle sorte que vous retrouviez à gauche ce qui est à droite. […] Au contraire, il y a des corps qui n’ont pas de plan de symétrie. Coupez une main par un plan quelconque, jamais vous ne laisserez à droite ce qui sera à gauche. Il en est de même d’un œil, d’une oreille, d’un escalier tournant, d’une hélice, d’une coquille spiralée. Tous ces objets et bien d’autres n’ont pas de plan de symétrie ; ils sont tels que, si vous les placez devant une glace, leur image ne leur est pas superposable
(10).
Notons qu’en quelques mots, Pasteur étend la notion de chiralité à des formes qu’il n’a pas trouvées dans les cristaux, en particulier à l’hélice qui est appelée à jouer un si grand rôle en biologie, que ce soit dans l’hélice α des protéines et bien entendu la double hélice de l’ADN. En réalité, Pasteur venait de mettre en évidence non seulement une propriété fondamentale des composés issus du monde vivant, mais les conditions même de leur existence !
Figure 5 : Forme courante, en hélice α, d’une protéine (image WikiCommons). Les acides aminés (combinaison de carboxyles –COOH et d’amines –NH2) se forment en hélice, avec création de liaisons hydrogène qui permettent de diminuer l’énergie interne de la molécule et donc de la stabiliser.
La chiralité et la vie : faisons une expérience de pensée
Afin de montrer que la chiralité est une condition nécessaire de l’existence du monde vivant, effectuons une brève expérience de pensée. Considérons la synthèse d’une protéine formée par l’enchaînement d’un dizaine d’acides aminés notés A, B, …J dont chacun pourrait adopter la configuration absolue (L
lévogyre) ou (D
dextrogyre), de façon aléatoire. Formons une chaîne de
n monomères, du type A(L)-B(D)-C(L)-A(D)-D(D)-J(D)-B(L)-D(L)-E(D)… où la configuration de chaque constituant est soit (L), soit (D), de manière aléatoire. Il est aisé de montrer que nous pouvons former 2
n composés différents, séparables
(11), que l’on appelle
diastéréoisomères. Si, comme c’est le cas dans la réalité,
n est de l’ordre de plusieurs centaines, le nombre 2
100 dépasse notre imagination. Dans ces conditions, il serait impossible en pratique de fabriquer deux fois le même composé : la duplication serait impensable, quels que soient les moyens envisagés.
Il n’y a qu’une façon d’être certain d’obtenir à chaque duplication un composé identique au modèle : n’utiliser qu’un seul énantiomère de chaque acide aminé, toujours le même. Cette condition est scrupuleusement suivie par le vivant et nous constatons que sans la chiralité la vie ne saurait se reproduire et même plus simplement exister.
Nous pouvons donc conclure que Pasteur en fixant les bases de la chiralité moléculaire inaugurait une des premières découvertes fondamentales de la chimie et de la biologie. Depuis ces travaux de pionnier, la chiralité est devenue centrale dans les sciences de la matière. Ses applications sont innombrables, allant de la synthèse des molécules actives aux propriétés des constituants intervenant dans l’imagerie. Il convient d’ajouter une science récente, l’astrochimie, où la recherche de précurseurs chiraux des molécules terrestres est plus que jamais d’actualité. La grande question posée est en effet : par quel mécanisme la nature a-t-elle sélectionné une seule des formes énantiomères des sucres et acides aminés dont nous sommes constitués ?
Janvier 2012
(1) De nombreux développements se trouvent dans : Symétrie m’était contée, C. Dézarnaud Dandine, A. Sevin, illustré par Piem, Ellipses, 2007.
(2) Platon, Timée, 46 a-b, traduction d’Albert Rivaud, Les Belles Lettres, p. 163, 1985.
(3) Pierre Duhem Sauver les phénomènes. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée. Sozein ta phainomena, Bibliothèque des Textes Philosophiques, Paris, Vrin, 2005.
(4) Aristote, Traité du ciel, traduction J. Tricot, Vrin, 1998, p.72. Voir aussi : Traité des animaux, Livre I.
(5) E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, Pléiade, Œuvres complètes, tome 2, §13, p. 55.
(6) Voir l’analyse BibNum d’un texte de Fresnel (1822) : Jeanne Crassous, « La double réfraction de Fresnel et les molécules pharmaceutiques chirales », janvier 2009.
(7) « Recherches sur les propriétés spécifiques des deux acides qui composent l’acide racémique », in Annales de chimie et physique,3° série, XXVIII, p.56-99 ; repris dans Œuvres de Pasteur, tome premier, Dissymétrie moléculaire, Masson (1922), en ligne Gallica (la figure est p.90).
(8) Cette définition est tautologique ! Nous n’y pouvons rien.
(9) Aujourd’hui nous utilisons le terme « asymétrie ».
(10) Pasteur, La dissymétrie moléculaire, Conférence faite à la Société chimique de Paris le 22 décembre 1883. Extrait de Écrits scientifiques et médicaux, GF-Flammarion, 1994, p. 30-31 (aussi reprise dans Œuvres de Pasteur, Tome I, op. cit.)
(11) Prenons deux constituants A, B. Nous pouvons avoir : A(L)-B(L) ; A(L)-B(D) ; A(D)-B(L) ; A(D)-B(D) soit 22 composés distincts, nommés diastéréoisomères.