Tablette YBC 7289

  • INFORMATION
  • ACTUALITÉ
  • ANALYSE
  • EN SAVOIR PLUS
  • À TÉLÉCHARGER
ybc7289
Tablette YBC 7289
Auteur : n.c.
Auteur de l'analyse : Benoît Rittaud - Maître de conférences de mathématiques à l’Université Paris-13
Publication :

Entre 1900 et 1600 avant notre ère, à Babylone

Année de publication :
Nombre de Pages :
Résumé :

Cette tablette est sans doute la première écriture mathématique connue, datant de deux millénaires avant notre ère, à Babylone. Un texte fondateur à n’en pas douter.

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
novembre 2008
En une place démesurément réduite, la tablette YBC 7289, cette « pierre de Rosette des mathématiques », fournit une riche matière à réflexion sur la façon dont les Babyloniens envisageaient la notion abstraite de nombre, puisqu’y figure déjà une constante des mathématiques, le nombre irrationnel √2.
D’un certain point de vue, l’auteur de YBC 7289, ou son professeur, est peut-être le plus lointain mathématicien authentique dont nous ayons aujourd’hui gardé la trace.

Bibnum s’intéressant aux textes fondateurs de la science, un tel écrit ne pouvait nous échapper !

 


 

(analyse par Benoît Rittaud, maître de conférences de mathématiques à l’université Paris XIII, journaliste à La Recherche, membre du comité scientifique de BibNum)

 

 

 

À un mathématicien inconnu !
Benoît Rittaud - Maître de conférences de mathématiques à l’Université Paris-13

 

Le Nouveau Testament rapporte que l’apôtre Paul, s’adressant aux Athéniens, les aurait complimentés pour avoir, sur l’un de leurs autels, rédigé l’inscription : « à un dieu inconnu ! » À la lecture de la tablette babylonienne YBC 7289 (Yale Babylonian Collection), l’on serait bien tenté de dresser aussi un autel à ce mathématicien inconnu qui, il y a près de quatre mille ans, a gravé dans l’argile ce qui est pour nous l’un des plus extraordinaires documents mathématiques qui soit. La tablette YBC 7289 a été rédigée entre 1900 et 1600 avant notre ère. Sa forme ronde et sa taille (environ 8 cm de diamètre) en font un objet facile à tenir en main, ce qui fait probablement d’elle le résultat du travail d’un apprenti.

 

 

C’est ainsi que ce qui n’a peut­-être été en son temps qu’une simple « copie d’élève » est pour nous un témoignage majeur sur la manière dont les Babyloniens percevaient les mathématiques. Aucun traité éventuel de l’époque ne nous étant parvenu sur le sujet, il est difficile, voire impossible, de reconstituer le contexte dans lequel l’activité mathématique pouvait alors se dérouler.

 

 

Parmi les tablettes d’argile à caractère mathématique dont nous disposons, beaucoup sont de nature scolaire, mentionnant l’énoncé d’un problème suivi de sa résolution. Très rares sont les tablettes du genre de YBC 7289, qui, en une place démesurément réduite, fournissent tant de matière à réflexion sur la façon dont les Babyloniens envisageaient la notion abstraite de nombre.

 

 

@@@@@@@

 

 

En langage moderne, la tablette YBC 7289 établit un lien entre un objet géométrique (un carré et ses diagonales) et un objet algébrique, qui est la racine carrée de 2, notée √2, le nombre positif qui, multiplié par lui­-même, donne 2.

 

 

Figure 1 : la tablette YBC 7289, et son schéma représentatif à droite

On reconnaît un carré tracé avec ses deux diagonales ; le côté du carré est indiqué comme étant de longueur 30 ; la longueur de la diagonale est représentée par le groupe de chevrons et clous signifiant 1 24 51 10.

 

La tablette ne contient aucun énoncé. On n’y trouve en tout et pour tout qu’un carré, ses deux diagonales, ainsi que quelques marques, usuellement désignées comme « clous » et « chevrons ». Ces marques correspondent à des valeurs écrites dans un système de numération babylonien (voir encadré).

 

Le système d’écriture des nombres utilisé dans la tablette YBC 7289 n’utilise que deux symboles : les clous et les chevrons. Pour écrire les nombres de 1 à 9, l’on dispose autant de clous que la valeur à écrire :

 

La valeur dix, s’écrit à l’aide d’un chevron. Pour écrire vingt, trente, quarante ou cinquante, l’on dispose respectivement deux, trois, quatre ou cinq chevrons côte à côte :

 

Pour écrire un nombre comme 42, il suffit alors de disposer des chevrons et des clous côte à côte, comme ci­-dessous :

 

Pour écrire 60, l’on utilise à nouveau un simple clou. Deux clous peuvent alors signifier 120 (= 2 × 60), trois clous 180 (= 3 × 60), et ainsi de suite jusqu’à neuf clous pour 540 (= 9 × 60). Pour écrire la valeur 600, on revient à nouveau à un simple chevron, et ainsi de suite (1) . Par exemple, en numération babylonienne, le nombre 2597 [= (4 × 600) + (3 × 60) + (1 × 10) + 7 = 43 × 60 + 17] s’écrit comme ci­-dessous :

 

 

 

Le système babylonien n’utilise ni zéro, ni virgule. Le contexte est donc nécessaire pour déterminer la valeur de telle ou telle écriture : un clou seul peut aussi bien valoir 1 que 60, 3600 (= 602), etc., mais aussi 1/60, 1/3600, etc. En particulier, les trois chevrons en haut à gauche de la tablette YBC 7289 peuvent théoriquement aussi bien signifier 30 que 1/2 (= 30/60), 1800 (= 30 × 60), etc. L’interprétation la plus courante aujourd’hui consiste à voir dans ces trois chevrons la valeur 30 (même si Eleanor Robson et David Fowler ont attiré l’attention sur la possibilité que la bonne valeur à considérer soit en fait ½). Le nombre tout en bas correspond alors à la valeur 42,426389…(2) (le passage de la base soixante à la base dix fait qu’il n’est pas possible de donner une valeur décimale exacte), et le nombre intermédiaire à 1,4142129 (3)… (même remarque).

 

 

Un simple calcul montre que le produit de 30 par 1,4142129… est égal à 42,426389…. La valeur 1,4142129… correspond à ce que nous notons v2, la racine carrée de 2.

 

 

L’énoncé auquel la tablette donne la réponse pouvait être le suivant : « Un carré de côté 30 étant donné, déterminer la longueur de ses diagonales. » L’élève a fait un dessin sur lequel il a reporté l’unique donnée du problème, l’a multipliée par 1,4142129… pour obtenir 42,426389…, la réponse à l’exercice.

 

@@@@@@@
L’aspect remarquable de cette tablette réside dans la présence de cette valeur 1,4142129…, pour nous la racine carrée de 2. Son statut est très différent de celui des autres valeurs notées par le scribe, qui n’ont, elles, probablement été choisies que pour fixer des données simples. Pour que le scribe ait écrit la valeur 1,4142129…, il fallait qu’il sût que ce serait par elle qu’il lui faudrait multiplier la longueur du côté pour obtenir celle de la diagonale, quelle que soit la longueur retenue pour le côté du carré. En d’autres termes, il lui fallait savoir que la racine carrée de 2 est une constante fondamentale de la géométrie, à l’instar du nombre Π. (qui donne le rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre (4)). Ainsi, dans YBC 7289, la racine carrée de 2 n’apparaît pas comme le résultat d’une mesure ou d’un calcul, mais comme un objet au caractère si hautement abstrait que, en oubliant un instant la nécessaire prudence qui s’attache à tout propos de ce type, l’on en vient à voir écrit sur cette tablette le premier exemple de « nombre », au sens le plus théorique et le plus abouti que les mathématiciens donnent aujourd’hui à ce terme.
@@@@@@@
Une démonstration géométrique élémentaire de ce que le rapport de la diagonale au côté du carré est égal à la racine carrée de 2 est donnée, sous une forme moderne, par la figure suivante.

 

 

 

Le carré ABCD étant supposé de côté 1, son aire est égale à 1. Le carré BDEF contient quatre triangles, soit deux fois plus que ABCD (qui n’en contient que deux). L’aire de BDEF est donc de 2, et son côté BD mesure donc v2. Le rapport BD/AB, qui est celui de la diagonale au côté du carré ABCD, est donc bien égal à √2.

 

 

L’on ignore la manière que les Babyloniens ont employée pour se persuader que, dans un carré, la diagonale est √2 fois plus longue que le côté. En ce qui concerne le calcul approché de la racine carrée de 2, tout comme pour celui d’autres racines carrées, il semble qu’ils aient eu à leur disposition ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de méthode de Héron (ou au moins une variante). Pour calculer une valeur approchée de la racine carrée d’un nombre a, cette méthode revient à s’en donner une première approximation initiale a0 (par exemple l’entier le plus proche de √a) et ensuite, pour tout entier n ≥ 1, à calculer les valeurs a1, a2, a3, etc. obtenues par la formule

 

 

an =(an–1+a/an–1)/2.

 

 

En partant de la valeur 1 comme approximation initiale de v2, la méthode donne successivement les valeurs 3/2, 17/12, 577/408, puis 665857/470832. La valeur qui figure sur YBC 7289 est précise au millionième, elle est d’une précision intermédiaire entre celles de 577/408 et 665857/470832. Écrite dans le système de numération babylonien, l’évaluation de v2 qui se trouve dans YBC 7289 est la meilleure possible pour une précision de trois rangs sexagésimaux de la partie fractionnaire – l’équivalent en base soixante de trois chiffres après la virgule.

 

 

Le calcul d’une racine carrée par la méthode de Héron d’Alexandrie (1er siècle ap. J.­C.)

 

Encore aujourd’hui, cette méthode est à peu près la plus performante que l’on connaisse pour calculer la racine carrée d’un nombre a. Elle consiste, partant d’une valeur initiale a0 (que l’on peut prendre égale à a), à calculer les termes a1 , a2, … définis par la formule :

Pour montrer que les an convergent bien vers √a, l’idée est d’établir que (an)n est une suite décroissante et minorée, donc convergente, et que sa seule limite possible est √a.
Le fait que (an)n est décroissante se démontre en deux temps. D’abord, on établit que, pour tout n à partir de 1, an est plus grand que √a. Ce résultat est une conséquence de l’égalité suivante :

Le second temps consiste à calculer la différence entre deux termes consécutifs de la suite :

Puisque nous savons que an > √a, l’expression a–an2 est un nombre négatif, donc an+1 est bien inférieur à an, c’est­-à-­dire que la suite (an)n est décroissante. Puisqu’elle est minorée (par 0), elle est convergente, et sa limite L doit vérifier l’égalité , soit L2 = a, et donc L = √a (puisque L > 0).
La vitesse de convergence des an vers va est dite « quadratique » : en gros, le nombre de décimales exactes double à chaque nouveau terme de la suite. Cela se comprend à partir de la relation obtenue plus haut :

Lorsque n est grand, an est voisin de √a. On a donc la relation approximative :

Notons en l’écart entre an et √a (c’est-­à­-dire la différence an–√a). La relation précédente indique que en+1 est proportionnel au carré de en, d’où l’expression de « convergence quadratique ». Par exemple, si la précision atteinte par an dans l’approximation de √a est au millième (c’est-­à­-dire en de l’ordre de 10–3), alors celle atteinte par an+1 est de l’ordre du millionième (en+1 de l’ordre de en2, soit (10–3)2 = 10–6).

 

@@@@@@@
Il est difficile de parler des travaux d’approfondissement éventuels que les Babyloniens auraient menés par la suite. Si beaucoup de pistes peuvent être proposées, qui vont d’une recherche possible d’une éventuelle décimale ultime de √2 (qui, comme nous le savons aujourd’hui, n’existe pas) aux interrogations sur la nature profonde de la racine carrée de 2 (le fait d’être un nombre irrationnel, c’est­-à­-dire qui n’est pas le résultat de la division d’un entier par un autre), en passant par l’étude plus poussée des liens entre géométrie et algèbre, la plupart de ces pistes se heurtent à l’absence de témoignages de l’époque.

 

À partir des VIe et Ve siècles avant notre ère, ce sont les Grecs qui approfondiront ces questions, en posant des fondements géométriques à la théorie des nombres. Figurent dans cette autre histoire des noms de philosophes comme Platon ou Aristote, avant que ceux d’Euclide, de Théodore ou d’Archytas, authentiques mathématiciens ceux-­là, donnent à la géométrie et à la théorie des nombres un élan dont nous pouvons encore nous reconnaître aujourd’hui comme les héritiers. La tablette YBC 7289 établit toutefois que, bien avant eux, la compréhension des Babyloniens de certains liens entre algèbre et géométrie était extrêmement élaborée, et ne se réduisait aucunement à de simples techniques de calcul, fussent­-elles hautement sophistiquées. D’un certain point de vue, donc, mais en gardant tout de même à l’esprit toute la prudence qui s’impose sur le sujet, l’auteur de YBC 7289, ou son professeur, est peut­-être le plus lointain collègue mathématicien authentique dont nous ayons aujourd’hui gardé la trace.

 

 

 

 

 

 


(1) Sachant que les clous sont employés jusqu’à concurrence de neuf et les chevrons de cinq, les transitions se font à 10 (un chevron), 60 (un clou), 600 (un chevron), 3 600 (un clou), 36 000 (un chevron), 216 000 (un clou), etc. Ainsi, l’apparition des clous a lieu à 1, 60, 3 600 (soit 60²), 216 000 (soit 603), etc. : il s’agit bien d’un système sexagésimal (base 60 à comparer au système décimal, base 10, où l’apparition d’une nouvelle colonne dans le nombre a lieu à 1, 10, 10², 103), qui utilise deux symboles, le clou (jusqu’à dix non inclus) et le chevron (jusqu’à six non inclus).

(2) La représentation 42 25 35 peut en effet s’interpréter comme 42 + 25/60 + 35/60² soit 42,42638888...

(3) La représentation 1 24 51 10 peut en effet s’interpréter 1 + 24/60 + 51/60² + 10/603 soit 30 547/21 600 = 1,41421296… (racine de 2 à 0,5´10-6 près)

(4) Signalons que nous avons peu d’éléments qui permettent de présager des connaissances babyloniennes sur le nombre p.

 

>> À LIRE (ARTICLES)

 

 


Eleanor ROBSON & David FOWLER, « Square Root Approximations in Old Babylonian Mathematics: YBC 7289 in context », Historia Mathematica, vol. 25, pp. 366-378, 1998.

 

 

 

>> À LIRE (LIVRES)

 

 


Jean-Paul COLLETTE, « Histoire des mathématiques » (2 volumes), Renouveau Pédagogique, Montréal, 1973.

 

 


Otto NEUGEBAUER & Abraham SACHS, « Mathematical Cuneiform Texts, American Oriental Society », 1945.

 

 


Benoît RITTAUD, « Le Fabuleux destin de √2 », Le Pommier, 2006.