Bernard.Swynghedauw@inserm.fr
Le terme de bricolage appliqué à l’évolution a été proposé pour la première fois par François Jacob, prix Nobel de Médecine, dans un célèbre article publié dans le journal Science en 1977. Jacob a, par la suite, développé cette idée de nombreuses fois
(1). Le concept que recouvre ce terme est maintenant unanimement accepté, même si le terme de bricolage lui-même n’est pas toujours utilisé (bricolage se dit tinkering en anglais)
(2). L’article de Jacob comprend deux parties : une première partie où l’auteur tente de délimiter la frontière existant entre la connaissance scientifique et les connaissances plus holistiques qu’il qualifie de
mythiques, magiques ou religieuses – le débat est toujours d’actualité même s’il a actuellement plutôt tendance à se déplacer vers un débat entre culture scientifique et humanités –, et une seconde partie consacrée au bricolage, présenté comme le moteur de l’évolution.
D’une manière générale, dans l’esprit de l’auteur, il ne s’agit pas, bien entendu, d’assimiler le travail scientifique à un bricolage, au sens trivial du terme, mais de rappeler que la connaissance scientifique est faite de milliers d’observations parcellaires qui convergent pour être à l’origine d’une découverte ou d’une innovation, tout comme le fait l’évolution biologique pour aboutir à un nouveau trait ou à une nouvelle espèce vivante. En ce sens, les innovateurs sont plus des bricoleurs que des ingénieurs : l’innovation, la découverte résultant généralement de l’assemblage d’observations sans relations apparentes les unes avec les autres et non d’un plan préconçu dont on connaît le résultat comme c’est le cas dans le travail d’un ingénieur
(3).
Cet article est particulièrement important car il est loin d’être théorique. Il est illustré en toutes ses pages d’exemples concrets qui en rendent facile la compréhension. Bel exemple qui devrait être plus souvent suivi !
Figure 1 : François Jacob (né en 1920) (photo studio Harcourt) F. Jacob est Compagnon de la Libération, prix Nobel de médecine (1965, avec Lwoff et Monod), membre de l’Académie des sciences (1977), membre de l’Académie française (1996)
La connaissance scientifique – 1. Une vision scientifique du monde
Connaissance scientifique, connaissance magique ou mythique, pour reprendre les termes de Jacob : tel que, le débat tourne rapidement court. La connaissance mythique ou magique, au sens à présent habituel, si elle est toujours d’actualité, est généralement dans les mains de personnes peu scrupuleuses, et ne pose guère de problèmes scientifiques. La connaissance d’ordre religieux est de nature différente, elle est de l’ordre de la foi qui, par définition, appartient à un autre domaine que celui de la science, et ce même pour les grandes religions qui s’efforcent de les réconcilier
(4).
Les choses sont par contre nettement moins simples lorsque l’on oppose connaissance, ou culture, scientifique à la culture philosophique ou littéraire ce que l’on appelle les « « humanités ». Le débat a été popularisé par Charles Percy Snow sous le titre «
Les deux cultures »
(5). il est actuellement au cœur de tous les projets pédagogiques et souligne la trop fréquente inculture scientifique de beaucoup de philosophes
(6).
Le dernier paragraphe de L’Origine des Espèces de Darwin (1859)
Il s’agit du dernier paragraphe du livre. Darwin était un peu poète à sa manière et ce texte résume de façon imagée la manière dont il « voyait » véritablement la vie :
Il est intéressant de contempler un rivage luxuriant tapissé de nombreuses plantes appartenant à de nombreuses espèces abritant des oiseaux qui chantent dans les buissons, des insectes variés qui voltigent çà et là, des vers qui rampent dans la terre humide, si l’on songe que ces formes si admirablement construites, si différemment conformées, et dépendantes les unes des autres d’une manière si complexe, ont toutes été produites par des lois qui agissent autour de nous. Ces lois, prises dans leur sens le plus large, sont : la loi de croissance et de reproduction ; la loi d’hérédité qu’implique presque la loi de reproduction ; la loi de variabilité, résultant de l’action directe et indirecte des conditions d’existence, de l’usage et du défaut d’usage ; la loi de multiplication des espèces en raison assez élevée pour amener la lutte pour l’existence qui a pour conséquence la sélection naturelle, laquelle détermine la divergence des caractères, et l’extinction des formes moins perfectionnées. Le résultat de cette guerre de la nature, qui se traduit par la famine et par la mort, est donc le fait le plus admirable que nous puissions concevoir, à savoir : la production des animaux supérieurs. N’y a-t-il pas une véritable grandeur dans cette manière d’envisager la vie, avec ses puissances diverses attribuées primitivement par le Créateur à un petit nombre de formes, ou même une seule ? Or, tandis que notre planète, obéissant à la loi fixe de la gravitation, continue à tourner dans son orbite, une quantité infinie de belles et admirables formes, sorties d’un commencement si simple, n’ont pas cessé de se développer et se développent encore !
[Adapté du texte établi par Daniel Becquemont à partir de la traduction d’Edmond Barbier. GF Flammarion ed. 1993]
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Parlons d’abord de la connaissance scientifique, ou, comme le dit Jacob, de la vision scientifique du monde. Le sujet est d’actualité en des temps où les médias ont tendance à s’emparer de la moindre découverte pour en extraire des considérations générales, souvent aux dépens de la véracité scientifique. La connaissance scientifique présuppose ce qui est possible et repose sur des expériences ou des observations, souvent répétées par des milliers d’équipes de recherche. Ces résultats parcellaires doivent de temps en temps faire l’objet de synthèses par un scientifique plus âgé ou plus expérimenté ou plus génial, voire susceptible de susciter un consensus plus vaste. L’invention d’un monde possible ou tout au moins d’une partie de ce monde reste finalement essentielle.
La connaissance scientifique est par essence fragile, controversée et remise en cause, mais ceci n’empêche pas à la fin des fins l’existence de consensus. Qui remettrait en cause la rotondité de la Terre ou le fait qu’elle tourne autour du Soleil ? Qui oserait dire que le tabagisme n’est pas cancérigène ? Qui oserait affirmer qu’un épi de blé n’est pas issu d’une graine ou que les antibiotiques ne peuvent pas tuer certains germes, même s’il existe une résistance ? Fait important, de tels consensus ne sont obtenus que parce que la science
ne cherche pas à obtenir en une seule fois une explication définitive de tout l’univers,
même actuellement où du fait des progrès techniques la science a une forte tendance à se globaliser. On peut donner de multiples exemples de cette démarche dont les trois qui suivent.
- Nature (7) a récemment publié une photo extraordinaire présentée le 25 mai 2011 au congrès de l’American Astronomical Society à Boston montrant d’un seul coup tout notre univers en trois dimensions ; on y voit en 3D d’un seul tenant 45000 galaxies connues, les plus lointaines étant situées à 290 millions de parsecs (8). Cette sorte de photomontage est le résultat de milliers de publications aux ambitions modestes en apparence, chacune ne montrant qu‘une ou quelques galaxies, mais finalement elle nous fournit une vue de l’univers inégalée (Figure 2).
Figure 2 : Le projet 2MASS Redshift Survey (2MRS) a recensé 43 000 galaxies. Le redshift z (le décalage relativiste vers le rouge qui mesure l’éloignement de la galaxie) va croissant du bleu au rouge ; les galaxies les plus éloignées ici sont à 380 millions d’années-lumière de la Terre (z < 0,09) (image Harward Smithsonian Center for Astrophysics, crédit T.H. Jarrett (IPAC/SSC)).
- En 2001, deux équipes différentes ont publié la séquence complète du génome humain (9), un événement considérable, même sur un plan philosophique et moral, et qui a permis de connaître à la fois l’origine de toutes les protéines dont sont faits les organismes humains et leur mode de transmission. Cette séquence complète fait suite à la publication de quantités de travaux que les biologistes plus anciens ont pu suivre dans le détail dans ces cinquante dernières années. Beaucoup de tâtonnements, de moindre importance ont permis d’abord de fragmenter le génome, puis de séquencer ces petits morceaux, puis enfin de les ajuster les uns aux autres, là aussi des milliers d’articles, des heures de travail patient, parfois contradictoire, conduisant parfois à des impasses – là aussi des équipes concurrentes qui ont réussi l’exploit et finalement publié ce qui fait maintenant consensus et sert de référence aux centaines d’autres séquences qui ont suivi et ont porté sur la plupart des grands radiations du vivant (Figure 3). Les applications pratiques médicales, agronomiques… sont innombrables.
Figure 3 : Le séquençage complet du génome humain a été réalisé par deux équipes différentes et publié la même année. On notera à chaque fois le nombre de coauteurs.
- Dernier exemple, le vieillissement de la population des pays développés est une première dans l’histoire de la vie. Nous vivons tous, tous les ans, 2-3 mois de plus, les études épidémiologiques sont formelles. C’est aussi le fruit de centaines de milliers de travaux réalisés par les médecins, les infirmières, les pharmacologues qui ont, par exemple, fait chuter la mortalité infantile de prés de 80% ou réduit la mortalité cardiovasculaire de prés de la moitié. C’est aussi le résultat de l’augmentation du niveau de vie, de la qualité de l’alimentation, etc.… (10) Là aussi un travail patient a finalement abouti à un résultat global unique dans l’histoire de la vie et qui fait consensus.
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Ces trois exemples illustrent bien la démarche scientifique telle que la résume Jacob qui cite, à ce propos, Jean Perrin :
Le coeur du problème est toujours d’expliquer un visible compliqué à partir d’un invisible simple.
Le scientifique émet d’abord une hypothèse :
On peut regarder un objet pendant des années et ne jamais fournir un observation d’un quelconque intérêt scientifique
dit Jacob, phrase qui rappelle celle de Claude Bernard. Magendie (1783-1855), le patron de Claude Bernard, avait fait de l’expérimentation et du scepticisme un dogme absolu, qu’il transmit à Bernard. Ce faisant il s’opposait aux « vitalistes » (lesquels rentreraient maintenant dans le groupe des magiciens ou des mythomanes), tout comme le fait Jacob
(11) . « D’abord les faits », résumait tout Magendie, « mais ensuite posez la bonne question » répliquait en complément Claude Bernard. Vieux débat, encore bien présent dans beaucoup de laboratoires.
Bricolage et pensée sauvage : F. Jacob inspiré par Lévi-Strauss
François Jacob lui-même attribue la paternité du concept de bricolage à Claude Levi-Strauss (1908-2009) dans son livre La pensée sauvage (Plon 1962) (12). Cette filiation est intéressante, le « père » et le « fils » étant tous deux d’un calibre suffisant pour que le « fils » puisse prendre quelques libertés par rapport aux idées du « père ». La comparaison est intéressante. Il y a en effet entre la pensée de Lévi-Strauss et celle de Jacob, des différences qui sont un peu plus que des nuances et qui méritent d’être soulignées. On peut en distinguer trois : la signification essentielle de la systématique, le rôle fondateur de la pensée magique, la notion même de bricolage. Lévi-Strauss aborde également la création artistique qu’il compare à la création scientifique, il s’agit là clairement d’un autre sujet.
Figure 4 : La couverture de l’ouvrage de Lévi-Strauss dans sa première édition de 1962, Plon (image extraite de P.J. Redouté, Choix des plus belles fleurs, Paris 1827). L’analogie est intentionnelle entre la pensée sauvage (Viola tricolor) et la pensée cultivée, au sens botanique du terme. Les éditions suivantes de cet ouvrage reproduiront d’une manière ou d’une autre en couverture Viola Tricolor.
1- La signification essentielle de la systématique L’auteur de Tristes tropiques qui, comme chacun sait, était ethnologue, a toujours ancré sa pensée dans des données ethnographiques provenant d’enquêtes faites dans des populations dites primitives. Il commence La Pensée sauvage par des considérations sur la science du concret, dont les meilleurs exemples sont à ses yeux à la fois les abstractions qu’utilisent beaucoup de peuples dits « primitifs » pour qualifier les êtres et les choses (la proposition : le méchant homme a tué le pauvre enfant, se rend en chinook par : la méchanceté de l’homme a tué la pauvreté de l’enfant…) et l’extrême, on pourrait dire l’excessive, méticulosité avec laquelle ces mêmes populations ont elles-mêmes établi leur propre nomenclature des plantes et des animaux utiles à leur survie (Pour décrire les partie constitutives des végétaux, les Hanunóo ont plus de 150 termes…,). Pensée magique dit Lévi-Strauss. Cette méticulosité est à l’origine d’une véritable systématique que l’on pourrait penser n’être que pratique dans ces populations, mais il n’en est rien. La pensée de Lévi-Strauss est beaucoup plus subtile, une telle systématique en effet est très loin de n’être guidée que par des considérations utilitaires, et l’analyse qui en est fait par Lévi-Strauss démontre en effet que cette classification dépasse de loin des considérations bassement alimentaires. Les espèces… ne sont pas connues pour autant qu’elles sont utiles : elles sont décrétées utiles ou intéressantes parce qu’elles sont d’abord connues…Leur premier objet n’est pas d’ordre pratique. La systématique, pour Lévi-Strauss, et pour bien d’autres, est en quelque sorte la mère des sciences de la vie en ce qu’elle consiste à mettre en ordre le désordre apparent de la vie. C’était clairement l’objectif de la classification binomiale de Carl von Linné (1707-1778) [The compleat naturalist. A life of Linnaeus. W. Blunt] et de la monumentale Histoire naturelle de son contemporain Georges-Louis Buffon (1707-1780) [Buffon. G Joseph. Perrin 2011], mais là où les pensées de Lévi-Strauss et de Jacob divergent c’est que, depuis Darwin, cette mise en ordre ne repose plus sur de simples considérations morphologiques et encore moins utilitaires, mais sur des considérations historiques. La systématique dite hennigienne est en effet basée sur les communautés d’origine, l’existence d’ancêtres communs. Il est vrai, comme le dit Lévi-Strauss, que la pensée magique… se distingue moins de la science par l’ignorance… que par une exigence de déterminisme… impérieuse. La biologie contemporaine néo-darwinienne a permis de connaître avec précision à la fois les limites de notre ignorance et les composants d’un tel déterminisme.
2- Le rôle fondateur de la pensée magique Il y a entre magie et science une opposition. Pour Lévi-Strauss il existe en effet un palier entre la révolution néolithique et la science contemporaine… qui correspond à deux modes distincts de pensée scientifique l’un et l’autre fonction, non pas certes de stades inégaux de développement de l’esprit humain, mais des deux niveaux stratégiques où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique : l’un approximativement ajusté à celui de la perception et de l’imagination, et l’autre décalé ; comme si les rapports nécessaires qui font l’objet de toute science… pouvaient être atteints par deux voies différentes : l’une très proche de l’intuition sensible, l’autre plus éloignée. C’est là une définition élargie de la connaissance scientifique, et il n’est guère étonnant qu’elle n’ait pas été retenue par notre prix Nobel. On peut ne pas être d’accord avec le type d’explication offert par la magie ou les mythes…. ces modes explicatifs sont souvent trop cohérents et trop unifiés du fait de leurs prétentions à tout expliquer à partir d’un argument unique, dit en effet Jacob. Mais ne pourrait-on aller plus loin, suggère avec beaucoup de finesse Lévi-Strauss,… et considérer la rigueur et la précision dont témoignent la pensée magique… comme traduisant une appréhension inconsciente de la vérité du déterminisme en tant que mode d’existence des phénomènes scientifiques de sorte que le déterminisme serait globalement soupçonné et joué avant d’être connu et respecté (souligné dans le texte). Les rites magiques seraient donc des actes de foi en une science à naître, actes qui ouvrent à l’observateur un véritable « droit de suite » qui nous a permis de préserver jusqu’à ce qu’apparaissent les outils incomparables de la biologie moderne lesquels ont permis les découvertes autorisées par la nature. En ce sens cette science du concret serait toujours le substrat de notre civilisation.
3- La notion de bricolage pour Lévi-Strauss Le bricoleur opère à l’aide d’un répertoire dont la composition est hétéroclite, et inclut plutôt des résidus de constructions et de destructions antérieures…différents « moyens du bord ». Contrairement à ce qui se passe pour l’ingénieur, l’ensemble de ces éléments n’est donc pas définissable par un projet… tous sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « çà peut toujours servir »… Le propre de la pensée mythique , comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés, non pas directement… mais en utilisant des résidus… On comprend bien la séduction que cette notion de bricolage, d’utilisation des résidus ait pu avoir pour Jacob, car s’il est bien un secteur où ce terme s’applique, c’est l’évolution comme nous l’illustrons dans le texte (voir par exemple les figures 5 et 6). Les exemples de spéciations faites d’inclusions de débris de séquences piochées çà et là, par la nécessité dans le hasard des mutations génétiques, sont légion.
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Il est cependant deux points où les pensées de Lévi-Strauss et de Jacob diffèrent. Pour le premier science et technologie, découverte et innovation sont souvent synonymes. L’ethnologue met souvent dans le même sac la démarche des indiens Tewa qui ont des noms pour tous les conifères de leur région sans que cela n’ait d’utilité pratique et se conduisent ainsi sans le savoir comme des systématiciens et celle de Willy Hennig qui a établi les bases de la systématique à partir du rationnel darwinien. Même si l’on ne tient pas compte du fait que les Tewa n’avaient aucune notion de « la descendance avec modifications » (qui est la définition de l’évolution darwinienne), il n’en reste pas moins que la démarche cognitive n’est pas de même nature dans les deux cas. On pourrait d’ailleurs en dire autant des classifications établies sur des critères morphologiques par Linné, les bases n’en sont qu’observationnelles. Établir l’hypothèse selon laquelle il y a un ancêtre commun à tous les êtres vivants et en rechercher confirmation à partir de la structure des gènes, n’a a priori aucun intérêt pratique, l’important est ici le raisonnement et ensuite l’apparition des techniques capables de le conforter.
La connaissance scientifique – 2. Les découvertes, les innovations et la recherche scientifique
Qui dit recherche scientifique dit aussi découverte puis innovations.
Dans l’histoire des sciences, des avancées importantes proviennent souvent de l’établissement de ponts entre ces différents îlots de connaissance.
Dans un livre célèbre, Steven Johnson (voir NbdP 3) souligne aussi ce point, en en fournissant de nombreux exemples, et appelle ces îlots de connaissance des « adjacents possibles », l’invention et l’innovation (ce dernier terme étant couramment utilisé quand l’invention s’applique techniquement à un problème) survient quand la diversité existe et qu’elle est suffisamment modérée pour ne pas être dissuasive. Quant on est physicien, on peut découvrir quelque chose en rencontrant un biologiste, probablement pas en rencontrant un sociologue ou un psychiatre – la distance est trop grande. C’est aussi très exactement les conclusions du Rapport Hollingsworth
(13) lequel, après avoir étudié dans le détail les conditions dans lesquelles se faisait la recherche dans les plus performants des grands instituts du monde (Institut Pasteur, Rockfeller, Stanford, Harvard, Yale, Cambridge, Oxford, Max Planck), relevait la nécessité d’un « moderately high degree of scientific diversity », les nuances méritent d’être soulignées : diversité oui, mais pas trop éloignée. Coexistence de physiciens et de biologistes oui, mais physique et psychanalyse n’ont probablement pas grand-chose à se dire. Par ailleurs les sciences complexes plus jeunes comme la sociobiologie n’ont probablement pas grand-chose à transmettre aux sciences plus anciennes comme la physique.
On y reviendra à propos de l’évolution biologique. Là aussi les bactéries, par exemple, peuvent céder des séquences d’intérêt aux vertébrés
(14), mais à condition que l’éloignement ne soit pas trop grand, il faut en effet que d’une part ces séquences soient physiquement proches de l’hôte éventuel et qu’elles possèdent, d’autre part, des éléments structurels qui leur permettent d’être incorporées dans le génome de leurs hôtes. La démarche inverse est impossible : les séquences propres à un vertébré ne peuvent pas contaminer une bactérie, car il y a une certaine hiérarchisation, au moins historique, dans la vie.
La connaissance scientifique – 3. La nécessaire hiérarchisation des sujets en matière scientifique
Jacob donne plusieurs exemples de ces ponts interdisciplinaires comme, par exemple
la thermodynamique et la mécanique qui ont été unifiées grâce aux lois de la mécanique statistique,
et bien d’autres. La loi des gaz parfaits n’est pas plus vraie en physique qu’en sociologie, mais elle est simplement sans intérêt en sociologie tout au moins dans le contexte où fonctionne cette discipline. L’élément nouveau du texte de Jacob c’est cette notion de hiérarchie et le sort qu’il y fait au, trop, classique débat réductionnisme/complexité.
Comment peut-on expliquer la démocratie en termes de structure des particules élémentaires ?
Pour Jacob, la solution de ce débat sans fin doit être recherchée dans l’histoire aussi bien en biologie qu’en physique et dans les contraintes que cette histoire impose aux différentes strates ainsi constituées.
Quelque soit le niveau, les objets analysés par les sciences naturelles sont… des systèmes.
La biologie synthétique a permis la synthèse d’une molécule d’acide désoxyribonucléique, ADN, elle a aussi permis d’incorporer cet ADN artificiel dans une cellule vidée de son ADN naturel, et de faire fonctionner la cellule
(15). En fait, elle n’a pas permis d’incorporer le système complexe au centre duquel se trouve l’ADN (transcription, traduction, sans compter les arrangements spatiaux qui en permettent le fonctionnement) et elle n’a pas pu reconstituer un organisme vivant et rien ne dit qu’elle puisse le faire ; et même si cela était possible, il ne s’agirait que de la copie de la complexité préexistante et historiquement prédéterminée.
Il n’y a aucun moyen d’estimer la probabilité qu’a eu la vie d’apparaître sur Terre et il est tout à fait possible que la vie ne soit apparue qu’une seule fois tellement faible est le hasard des rencontres qui en sont l’essence.
L’état actuel de la vie dépend essentiellement de l’histoire qui en assuré la destinée, et l’histoire, l’histoire de France comme celle de la vie, est une science dont la caractéristique la plus importante est son caractère non réplicable. L’environnement est aussi une contrainte bien connue, mais l’histoire, l’histoire de la vie est déterminante
(16) bien qu’il soit souvent impossible de l’appréhender en détail (entre autre, faute de fossiles mous nombreux utilisables par exemple).
Finalement,
à l’évidence les deux événements critiques de l’évolution, c’est-à-dire d’abord l’apparition de la vie, puis celle de la pensée et du langage, ont généré des phénomènes jusque là inexistants sur terre. Il faut de nouveaux concepts pour décrire et interpréter ces phénomènes, ces concepts, de peu de valeur auparavant, sont maintenant nécessaires. Que peuvent bien vouloir signifier des notions comme la sexualité, la prédation ou la douleur en physique ou en chimie ?
L’évolution biologique, un merveilleux bricolage
Pour des raisons souvent d’ordre religieux, l’évolution a longtemps été considérée comme finaliste et axée sur un seul objectif, l’être humain, condensé « parfait » de la vie. En d’autres termes, l’évolution serait le fruit d’une ingénierie qui se serait poursuivie selon un plan préconçu aux seules fins de fabriquer l’homme, l’ingénieur étant soit inconnu, soit Dieu lui-même. En fait l’évolution ne répond à aucun finalisme et l’homme n’y est qu’une étape et sûrement pas l’étape ultime, mais elle a une finalité au moins apparente. La distinction sémantique est d’importance et l’on peut séparer, avec G. Lecointre
(17), trois finalités véritablement scientifiques : celle des processus téléomatiques (exemples : la gravitation qui fait que l’eau puisse couler vers le fond d’un tube – il y a un point final mais pas de but), celle des processus téléonomiques liés au déroulement d’un programme qui « prévoit » une fin bien que cela se passe de façon non consciente (exemple : le programme embryonnaire), et celle des systèmes adaptés et fonctionnels résultants de la mise en jeu des deux processus précédents, l’œil sert à voir, les pattes à marcher.
L’évolution procède par hasard et par nécessité
(18) : hasard des mutations et des dérives génétiques, nécessité de la sélection naturelle, dite darwinienne. Son mode de fonctionnement ressemble beaucoup plus à un bricolage, c’est le terme choisi et popularisé par Jacob qui s’est, comme il le dit lui-même (page 7), inspiré du livre de Claude Levi-Strauss, « la pensée sauvage » (
cf. encadré ci-dessus).
L’évolution se comporte comme un bricoleur qui … modifierait lentement son travail, … coupant ici, allongeant là, saisissant chaque opportunité de s’adapter progressivement à son nouvel usage.
La phrase est un bon raccourci, elle peut être illustrée par plusieurs exemples. La liste des exemples s’est allongée ou complétée depuis la publication de Jacob.
L’évolution biologique, un merveilleux bricolage – 1. L’œil et la vision, un puzzle compliqué mais efficace
« Pour l’instant les yeux me font frissonner » écrivait Darwin à un de ses amis, mais, ajoutait-t-il
(19) « on peut démontrer qu’il existe de nombreuses gradations entre un œil simple et imparfait et un œil complexe et parfait, chacune de ces gradations étant avantageuse à l’être qui le possède ».
Cette phrase résume parfaitement la suite des événements. On est en effet en train de découvrir toutes ces gradations.
A contrario la complexité de cet organe a longtemps été aussi un des arguments des créationnistes : comment, disent ces derniers, pouvez-vous imaginer qu’une structure aussi complexe soit arrivée par touches successives, comment ne pas trouver là la preuve d’un dessein intelligent
(20) ? L’histoire de l’œil et de la vision n’est pas encore totalement écrite mais ce que l’on sait en 2012 est beaucoup plus détaillé
(21) que ce que l’on savait lorsque Jacob a écrit son article. Elle est riche en informations sur le processus général de l’évolution et sur le bricolage qui préside à son origine.
Figure 5 : L’œil, c’est aussi le regard (document personnel de l’auteur)
Sur un plan macroscopique, au cours de l’évolution, il n’y a pas eu qu’un seul type d’œil, mais plusieurs
(22), de simples plaques de cellules photoréceptrices capables seulement de distinguer le jour de la nuit chez les animaux les plus primitifs, des yeux pour la forme, des yeux pour la couleur, des yeux de chat capables de voir aussi la nuit, des yeux d’aigle capables de voir très loin, des yeux de libellule capables de voir entre les battements des ailes, des yeux capables de focaliser la lumière grâce à leur cristallin et à leur forme globulaire, des yeux d’origine cutanée (pour la seiche), des yeux qui sont, en partie, des projections du cortex comme chez l’homme. Il faut ajouter le fait que, tout au moins chez la plupart des vertébrés, l’œil c’est aussi l’expression, le regard (Figure 5).
Sur un plan moléculaire, l’histoire de l’œil est un bel exemple de bricolage basé sur deux protéines dont les origines n’ont rien à voir avec la vision (les opsines et les cristallines) et sur un arrangement anatomique (Figure 6).
(i) L’opsine est la protéine des photorécepteurs, c’est elle qui capture la lumière, attrape les photons et finalement déclenche l’influx électrique qui renseignera le cerveau. Les opsines sont le résultat d’une mutation de la serpentine, survenue il y a 650 millions d’années. Les serpentines sont elles-mêmes des protéines très polymorphes qui jouent un rôle très général dans la transmission des signaux. La mutation a, par hasard, rendu cette protéine sensible à la lumière. Une duplication, suivie de mutations, a ensuite donné naissance à une c-optine qui s’empile dans les photorécepteurs des vertébrés, et à une r-optine, membranaire, qui se retrouve par exemple chez la pieuvre.
(ii) Les cristallines sont les protéines du cristallin (dont l’altération est à l’origine de la cataracte) qui doit focaliser la lumière sur la rétine. Les cristallines proviennent d’une mutation qui a porté sur une Heat-Shock Protein, HSP, qui sont elles-mêmes une catégorie de protéines qui a un tout autre usage. Ce sont des protéines de sauvegarde, des protéines du stress qui, en gros, permettent à l’organisme de maintenir fonctionnelles toutes les protéines qui le composent lors d’une augmentation accidentelle de la température ou dans la plupart des états de stress.
(iii) Il existe enfin un troisième partenaire de nature différente, c’est la forme elle-même du globe oculaire. On peut suivre au cours de l’évolution l’apparition progressive du globe qui n’est d’abord qu’une sorte d’invagination, de cupule et qui progressivement prend la forme globulaire qu’elle a chez la plupart des vertébrés. L’homme n’est pas, là aussi, la fin de ce processus et il existe en effet des espèces animales chez qui l’évolution de l’œil s’est poursuivie et, pour ne s’en tenir qu’à la vision, plusieurs espèces ont des appareils de vision qui ont évolué plus encore et dans d’autres directions. Certains poissons, par exemple, possèdent deux cristallins qui peur permettent de voir au dessus et au dessous de la surface de l’eau.
Figure 6 :
L’histoire de la vision et des origines de l’œil. La vision c’est d’abord un simple capteur de lumière chez les premiers chordés, il évolue ensuite graduellement à la fois sur le plan moléculaire et sur le plan anatomique [redessiné et adapté de Lamb 2007 et de C. Zimmer
(23)]
Ce type de co-évolution est essentiel au cours de l’évolution, on y reviendra avec l’histoire du venin. Les cellules photoréceptrices ne peuvent pas en effet suffire au fonctionnement de l’œil humain tel qu’on le connaît. Il leur faut anatomiquement être localisée au sein d’une cavité, il leur faut tout autant la présence de cristallines.
L’évolution biologique, un merveilleux bricolage – 2. Le venin et les crocs du serpent, non simultanés
Le venin est présent chez 2 à 3000 espèces de serpents et chez 4-5 espèces de lézards, mais pour qu’un animal puisse être qualifié de venimeux encore faut-il qu’il soit capable de fabriquer du venin et qu’il le fasse au bon endroit. Certains ont, par exemple, pendant longtemps, fabriqué, inutilement, leur venin dans le pancréas. C’est le hasard qui a fait que les serpents venimeux fabriquent du venin dans leur mâchoire, c’est aussi le hasard qui les a doté d’un système permettant d’injecter rapidement le toxique, mais c’est aussi le hasard qui, seul, a déterminé la date à laquelle tel ou tel de ces composés est apparu. On sait que le venin est apparu bien longtemps avant que ne soient apparus les serpents sous la forme sous laquelle nous les connaissons. Cette co-évolution a duré des millions d’années et l’on a maintenant la preuve que tel ou tel de ces éléments est apparu au bon endroit et chez le bon animal (Figure 7).
Figure 7 :
Le gène d’un venin, la crotamine a été séquencé. Les éléments de cette séquence ont été retrouvés chez les tout premiers tétrapodes dans le gène codant les beta-défensines qui sont des agents antibactériens. Celles-ci existent encore chez beaucoup de mammifères (y compris chez l’homme). Des mutations ont ensuite modifiés ces défensines et le système qui en permette l’expression permettant dans les mâchoires (au lieu du pancréas), des duplications successives ont enfin généré le venin lui-même, la crotamine [Redessiné et adapté de Fry 2006 et de Zimmer 2012]
(24)
Un des venins les plus connus, la crotamine, est une myotoxine, c’est-à-dire un venin qui détruit les muscles de celui qui le reçoit. Sa structure et la structure du gène qui le code sont très proches de celle d’une autre catégorie de protéines, les défensines, lesquelles appartiennent à une grande famille de petits peptides qui ont à la fois des propriétés antimicrobiennes directes et de multiples activités de type immunitaire. Les défensines existent chez presque tous les vertébrés, y compris les serpents, et y servent d’agent antibactérien. Le cours normal des mutations dues au seul hasard a fait que certains serpents ont dupliqué le gène des défensines et que le gène résultant de cette duplication a muté lui-même avec le cours du temps pour former la crotamine qui est devenue une myotoxine. En même temps, la protéine au lieu d’être fabriquée dans le pancréas est synthétisée dans la mâchoire de l’animal. La chose surprenante c’est que l’on a maintenant la preuve que le venin des serpents est apparu chez l’ancêtre commun aux serpents et aux lézards, soit 200 millions d’années avant que ne soient apparus les serpents eux-mêmes (c’est-à-dire avant que certains types de lézards aient perdu leurs pattes).
Figure 8 : Appareil venimeux du serpent crotale (la crotamine en tire son nom). Dr Ch. Vibert, Précis de Toxicologie clinique & médico-légale, 2e édition, Baillière & fils, 1907
Interlude - La solution moléculaire aux deux grands classiques de la biologie de l’évolution : des responsables inattendus…
Deux observations princeps ont joué un rôle crucial dans l’histoire de la biologie de l’évolution et figurent dans tous les livres universitaires sur le sujet : les observations faites par Darwin sur les pinsons des îles Galápagos au cours de son voyage autour du monde sur le Beagle et celles faites par Gregor Mendel sur les petits pois et qui ont servi de départ à la science de l’hérédité laquelle est aussi un outil indispensable à la compréhension de l’évolution.
Darwin avait remarqué que chaque île possédait sa propre espèce de pinsons et que ceux-ci différaient par la taille et la forme de leur bec laquelle dépendait du type de nourriture disponible : les pinsons à gros bec court vivaient sur des îles riches en graines coriaces et dures à croquer, les pinsons ayant au contraire un bec fin ne se nourrissaient que de petits vers, d’autres avaient un bec fin et long leur permettant de ponctionner la chair des cactus. Il existe, dans ces îles, depuis trois millions d’années plus de 14 espèces de pinsons ayant toutes une bec différent adapté au type de nutrition.
Figure 9 : Les pinsons de Darwin. Charles Darwin a recensé lui-même lors de son célèbre voyage sur le Beagle plusieurs dizaines d’espèces de pinsons. Comme il en avait l’habitude, il en a mesuré les caractéristiques morphologiques avec méticulosité et avait remarqué que la taille et la forme de leurs becs était adaptées à leur alimentation. Les oiseaux au bec court et fort vivaient dans des îles où prédominait une alimentation riche en graines dures (des akènes), ceux ayant un bec fin et long au contraire se nourrissaient de la pulpe des cactus, la longueur et la finesse de leurs becs leur permettant de prélever cette pulpe.
Bien des années plus tard, en 2008, Peter et Rosemary Grant sont allés aux Galápagos et ont repris ce travail pour préciser les données de Darwin et en connaître les origines moléculaires (Figure 9). Leur travail
(25) est un modèle de méticulosité et illustre parfaitement les dires de Jacob. Sur l’île Daphné Major les pinsons ayant des gros becs d’une profondeur de 11 mm pouvaient briser les graines d’une plante appelée
Tribulus cistoides en 10 secondes, les pinsons avec des becs de 10,5 mm avaient besoin de 15 secondes… Le reste de ce travail millimétré est à l’avenant. Darwin n’était d’ailleurs pas en reste en termes de méticulosité et l’on comprend mieux la phrase de Jacob :
la science opère… au moyen d’expériences détaillées sur la nature et apparaît ainsi moins ambitieuse, tout au moins en première approximation. Elle ne cherche pas à obtenir en une seule fois une explication complète et définitive de tout l’univers, de son origine et de son état actuel. Au lieu de cela, elle cherche à obtenir des réponses partielles et provisoires à des phénomènes bien définis que l’on peut isoler.
Les époux Grant ont par ailleurs établi les ponts entre différents îlots de connaissance et ont découverts que deux protéines, et deux protéines seulement, étaient impliquées dans le processus et que ces protéines avaient en fait initialement une fonction totalement étrangère à la formation d’un bec. La longueur des becs dépendait de la calmoduline, une protéine activée par le calcium et jouant de nombreux rôles comme cofacteur. Leur épaisseur dépend d’une autre protéine, la Bone Morphogenetic Protein 4, BMP4, laquelle régule, entre autres, l’ostéogenèse (c'est-à-dire la formation osseuse). L’observation princeps de Darwin n’était finalement qu’un petit bricolage !
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Un autre des classiques de la discipline est représenté par l’histoire des petits pois immortalisée par Gregor Mendel. Les croisements effectués par l’illustre moine dans son jardin ont permis de découvrir comment s’effectue l’hérédité. Mendel avait découvert les lois de l’hérédité avec un outil botanique, les petits pois. Là aussi un travail patient, méticuleux, peu spectaculaire, est à l’origine d’une très grande découverte, celle des lois de l’hérédité, dites lois de Mendel (Figure 8). Mendel avait identifié des espèces de petit pois caractérisées par leur couleur, leur taille, leur aspect (en tout 27 variétés) et avait choisi de les croiser patiemment les unes avec les autres. L’une de ces variétés était caractérisée par son aspect fripé qui contrastait avec la rondeur lisse des autres. Le croisement de ces deux variétés produisait 75% de formes lisses (le caractère lisse étant qualifié de dominant) et 25% de formes fripées (le caractère fripé étant qualifié de récessif).
Figure 10 : Gregor Mendel (1822-1884), le fondateur des lois de l’hérédité et le jardin du monastère de Brno (capitale de la Moravie). Mendel fit pousser ses petits pois dans ce monastère, où il passe une grande partie de sa vie à partir de 1843.
À cette époque, Mendel ignorait la notion même de gène, et c’est 100 ans plus tard que le substratum moléculaire de ces expériences fut découvert. Le caractère lisse ou fripé est en fait du à la présence d’un gène codant une protéine capable de détruire les sucres, le Starch-Branching Enzyme 1, SBE1. Il existe deux copies différentes du gène de cet enzyme. L’une, la forme R, est active, l’autre, la forme r, ne l’est pas : les pois qui ne possèdent que cette copie r ne détruisent pas le sucre qu’ils contiennent, le taux de sucre augmente avec la croissance du pois qui attire de l’eau dans le pois ; lorsque le pois va se mettre à sécher, il devient ridé. Un second bel exemple d’un travail minutieux aboutissant à une découverte de portée immense.
L’évolution biologique, un merveilleux bricolage – 3. Le cerveau humain
Le texte de Jacob se termine en donnant les bases de l’évolution du cerveau. Comme pour le reste de notre corps, notre cerveau est le produit de la sélection naturelle, c’est-à-dire de
reproductions différentielles accumulées pendant des millions d’années sous la pression de différentes conditions environnementales… Le cerveau humain s’est transformé par superpositions en couches de nouvelles structures sur les plus anciennes.
Ce dont nous sommes les plus fiers ne répond jamais qu’à la règle commune. On retrouve des traces de nos neurones sous forme de protéines neuronales comme la rééline ou sous forme de certains canaux ioniques dans des êtres aussi primitifs ou aussi premiers que les choanoflagellés qui sont des êtres monocellulaires. On retrouve également des traces neuronales dans les cellules globulaires des éponges. L’histoire des gènes du comportement est également en train d’être écrite et fait appel parfois à des mécanismes surprenants ; mais surtout, l’évolution et l’adaptation du cerveau peut maintenant être suivie au fur et à mesure du temps. La première loi de la biologie c’est bien, en l’absence de pression sélective, la tendance des systèmes évolutionnistes vers la diversité et la complexité
(26).
Mars 2012
(1) Dont, entre autres, dans le Dictionnaire de Patrick Tort (Bricolage de l'évolution. Dictionnaire du Darwinisme et de l'évolution. Vol 1. pp 414-419. 1996 PUF).
(2) Le concept de bricolage moléculaire est central dans le « Guide critique de l’évolution » (publié sous la direction de Guillaume Lecointre, Belin, Paris, 2009) tout comme dans LE Strickberger qui est un peu la Bible de la biologie de l’évolution (« Evolution » Hall BK, Hallgrimsson B. Jones and Bartlett pub. 4th ed, Boston 2008, voir en particulier page 299). « The origins of genome architecture » de M. Lynch (Sinauer pub, Sunderland 2007) qui est la référence en matière d’évolution moléculaire cite le papier de Jacob (page 377) en considérant le concept qu’il recouvre comme accepté par la grande majorité des scientifiques. Tinkering est absent des index de certains autres traités importants comme « Evolution » de Ridley M (Blackwell, 3th ed, Madlen, 2005), « Evolution » de Barton NH et al. (Cold Spring Harbor 2007) ou « Evolution » de Stearns SC et al. (Oxford University Press, 2d ed, 2005), mais en fait, dans ces livres, si le terme de bricolage n’est pas utilisé, le concept de bricolage ou d’imperfections reste crucial. C’est bien aussi le cas pour Darwin lui-même, nous y reviendrons en détail plus loin.
(3) L’idée a fait l’objet d’un best seller très connu de Steven Johnson [Where good ideas come from. The natural history of innovation. Riverside Books. Penguin Books. NwY. 2010] dont l’auteur cite d’ailleurs Jacob (page 29), elle a été reprise par des journalistes (comme Francis Pisani dans Le Monde suppl. Science & Techno du 14 janvier 2012). Elle est aussi à l’origine de la notion de fablab (contraction de l’anglais FABrication LABoratory) qui regroupe ingénieurs, informaticiens, artistes dans le but de fabriquer toute sorte de prototypes à partir de matériaux extrêmement variés, prés à être jetés. Ce « néoartisanat » est très proche du bricolage. Il est maintenant institutionnalisé sous forme d’une faclab à l’Université de Cergy-Pontoise [Cécile Bothorel, « Des diplômes supérieurs de bidouillage », Le Monde Sciences & Techno. 25 Février 2012 page 3].
(4) La tentative la plus célèbre en France est celle entreprise par Teilhard de Chardin [Œuvres Vol. 2. L’apparition de l’homme. Seuil pub. Paris. 1955] et réactualisée par un jésuite, docteur en physique, François Euvé [F. Euvé. Darwin et le christianisme. Vrais et faux débats. Buchet-Chastel Paris 2009]. Pour beaucoup de chrétiens, ces deux modes de connaissance sont à la fois distincts et parfaitement compatibles. Il faut leur opposer les vues radicalement opposées de Richard Dawkins [Pour en finir avec Dieu. Perrin, Paris 2009] pour qui l’hypothèse Dieu est « scientifiquement extrêmement improbable ».
(5) C.P. Snow « The two cultures » (Cambridge University Press. 12éme édition, 2009, la première édition date de 1959; une Introduction de S. Collini fut rajoutée en 1964. Le point de départ de ce livre célébrissime a été la « Rede lecture » faite en Mai 1959 par Snow dans la Senate House de Cambridge). Le débat a été repris brillamment mais en termes plus polémiques par J-P Dupuy [« Mettre la science en culture », Le Débat 2007, N° 145, 35-39]
(6) Bien qu’il y ait de notables exceptions comme Paul Ricœur dans son dialogue avec J-P Changeux, ou encore Anne Fagot-Largeault dans son enseignement au Collège de France, Paul Rabinow ou Claude Debru. Le vrai problème de ce type de dialogue interculturel se situe plus au niveau de la formation, en particulier dans l’enseignement, secondaire ou universitaire, ou dans celui prodigué par certains médias, niveaux où la césure est encore totale.
(7) Nature 2011, 474, 10.
(8) Le parsec, ou parallaxe par seconde, est une unité de distance égale à 3,216 années-lumière par seconde.
(9) The sequence of the human genome par Craig Venter [Science 2001, 291, 1304-1351] et Initial sequencing and analysis of the human genome par tout un consortium international [Nature 2001, 409, 860-921].
(10) Swynghedauw B, Besse S. Le pourquoi du vieillissement. In Traité de cardiologie. SFC. Artigou, JY et Monsuez JJ eds. Elsevier Masson Publ. Paris 2007 pp 1201-1203
(11) Et tout particulièrement au grand Bichat qui admettait l’existence de forces vitales tout à fait différentes des forces physico-chimiques. Rappelons que Claude Bernard a été l’inventeur de la physiologie moderne.
(12) Dans cet encadré, les fragments de texte en italique gras proviennent de La Pensée sauvage (Claude Lévi-Strauss) ou de Jacob (texte BibNum), sans qu’il y ait ambiguïté puisque le locuteur est cité.
(13) J. Rogers Hollingsworth. P 02 – 003 Research organizations and major discoveries in twentieth-century science: a case study of excellence in biomedical research. Voir aussi les nombreuses publications de JR Hollingsworth [JR Hollingsworthet al eds.. 2002. The Search for Excellence: Organizations, Institutions, and Major Discoveries in Biomedical Science, New York: Cambridge University Press).
(14) C’est ce qu’on appelle la transmission horizontale, c’est-à-dire la transmission de gènes sans qu’il y ait division cellulaire asexuée ou sexuée, la bactérie pénètre dans un hôte eucaryote et lui laisse quelques séquences génétiques ; c’est de cette manière que les eucaryotes se sont dotés de mitochondries pour les animaux et de chloroplastes pour les plantes. Les mitochondries sont génétiquement identiques à certaines bactéries.
(15) L’équipe de Craig Venter, le responsable de l’un des deux premiers groupes à avoir séquencé le génome humain, a réussi à synthétiser le génome d’une bactérie. Après avoir vidé celle ci de son génome originel, ils ont ensuite réintroduit le génome synthétique, et réussi à faire vivre et se reproduire cette bactérie avec un génome entièrement synthétique. Cette expérience classique est considérée, abusivement car seul l’ADN était synthétique, comme la première expérience réussie de vie synthétique [Gibson DG et al Creation of a bacterial cell controlled by a chemically synthesized genome. Science 2010, 329, 52-56].
(16) On ne peut que recommander l’ouvrage collectif dirigé par J Gayon et A de Ricqlès, Les fonctions : des organismes aux artefacts, PUF Paris 2010, pour mieux approfondir ce débat.
(17) Guillaume Lecointre [G. Lecointre. Guide critique le l’évolution. Belin. Paris 2009] l’attribue à Jacques Monod et à Ernst Mayr.
(18) Pour plagier le titre du livre célèbre de l’un des autres prix Nobel, Jacques Monod [Le Hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne. Paris. Seuil. 1970]. On trouvera le détail de ces fondements de l’évolution dans un livre que nous avons écrit Christian Frelin et moi-même [Biologie de l’évolution et médecine. Lavoisier. Paris 2011].
(19) In L’origine des espèces [GF-Flammarion Paris 1992] page 239.
(20) On peut trouver un exemple de ce type de raisonnement dans Le darwinisme ou la fin d’un mythe de R. Chauvin [Ed du Rocher. Paris 1997].
(21) Voir, par exemple, la revue de TD Lamb [« Evolution of the vertebrate eye : opsins, photoreceptors, retina, and eye cup ». Nature Rev Neuroscience 2007, 8, 960-975].
(22) Il faut recommander la superbe Gallery publiée dans Nature [2008, 456, 304-309] et qui montre des photos de tous ces types d’yeux.
(23) Lamb TD et al. “Evolution of the vertebrate eye: opsins, photoreceptors, retina and eye cup”. Nature Rev Neurosciences 2007, 8, 960-975; Zimmer C. Introduction à la biologie de l’évolution. Traduction française de Bernard Swynghedauw, De Boeck ed 2012.
(24) Fry BG et al. ”Early evolution of the venom system in lizards and snakes”, Nature 2006, 439, 584-588. Zimmer voir note 22.
(25) Grant PR and BR. How and why species multiply. The radiation of Darwin’s finches. Princeton University Press, NJ pub, 2008.
(26) Pour reprendre le titre du livre de Daniel McShea et Robert Brandon (Biology’s first law. University of Chicago Press, Chicago 2010).