Extension du domaine du logarithme

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Lignes de la main : exponentielle et logarithme
Extension du domaine du logarithme
Auteur : Léonard Euler (1707-1783), mathématicien suisse.
Auteur de l'analyse : Roger Mansuy Professeur de chaire supérieure Lycée Saint-Louis (Paris)
Publication :

« De la controverse entre Mrs. Leibnitz & Bernoulli sur les logarithmes des nombres négatifs et imaginaires », Mémoires de l'Académie des sciences de Berlin 5, 1751, pp. 139-179

Année de publication :

1751

Nombre de Pages :
41
Résumé :

La question « que valent les logarithmes de nombres négatifs ? » admettait en ce XVIIIe siècle des réponses incompatibles ; mais chacune étayée par des arguments réfléchis. Euler va relayer les deux principaux points de vue (Bernoulli et Leibniz), appelés sentiments, les contester tous les deux puis dépasser cet antagonisme avec une solution novatrice beaucoup plus satisfaisante – c’est bien une extension du domaine du logarithme qu’il propose.

Mise en ligne :
septembre 2019

La science est communément comprise comme un processus critique continu : les connaissances augmentent au gré des découvertes, les paradigmes changent, le consensus évolue. Dans ce processus, il y a des phases plus conflictuelles quand plusieurs théories explicatives entrent en concurrence et donc quand des groupes de scientifiques s’affrontent (on peut par exemple penser à l’explication de la nature de la lumière : corpusculaire ou ondulatoire). La mathématique peut sembler, au moins pour le profane, être un champ disciplinaire épargné par ces controverses. On se figure souvent un édifice mathématique rigoureux et solide se construisant petit à petit dans un climat apaisé, donc ne donnant pas de prises à des débats enflammés. Il n’en est rien : le développement de cette discipline est erratique, comme toute aventure humaine. Le texte de Leonhard Euler que l’on analyse ici en est un magnifique exemple : la question simple « que valent les logarithmes de nombres négatifs ? » admettait en ce début de XVIIIe siècle des réponses incompatibles ; mais chacune étayée par des arguments réfléchis. Euler va relayer les deux principaux points de vue, appelés sentiments, les contester tous les deux puis dépasser cet antagonisme en proposant une solution novatrice beaucoup plus satisfaisante.

 

[début de l’article de Roger Mansuy]

 

 

Roger Mansuy est ancien élève de l’École normale supérieure de Cachan, docteur en mathématiques, agrégé de mathématiques ; il est rédacteur en chef de la revue Quadrature, professeur de chaire supérieure (mathématiques) au lycée Saint-Louis (Paris).

 

Extension du domaine du logarithme
Roger Mansuy Professeur de chaire supérieure Lycée Saint-Louis (Paris)

La science est communément comprise comme un processus critique continu : les connaissances augmentent au gré des découvertes, les paradigmes changent, le consensus évolue. Dans ce processus, il y a des phases plus conflictuelles quand plusieurs théories explicatives entrent en concurrence, et donc quand des groupes de scientifiques s’affrontent (on peut par exemple penser à l’explication de la nature de la lumière : corpusculaire ou ondulatoire). La mathématique peut sembler, au moins pour le profane, être un champ disciplinaire épargné par ces controverses. On se figure souvent un édifice mathématique rigoureux et solide se construisant petit à petit dans un climat apaisé, donc ne donnant pas de prises à des débats enflammés. Il n’en est rien : le développement de cette discipline est erratique, comme toute aventure humaine. Le texte de Leonhard Euler que l’on analyse ici en est un magnifique exemple : la question simple « que valent les logarithmes de nombres négatifs ? » admettait en ce début de xviiie siècle des réponses incompatibles ; mais chacune étayée par des arguments réfléchis. Euler va relayer les deux principaux points de vue, appelés sentiments, les contester tous les deux puis dépasser cet antagonisme en proposant une solution novatrice beaucoup plus satisfaisante.

 

Figure 1: Extrait de la première page de l’article d’Euler.

 

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Afin de comprendre ce texte et les différents arguments qui y sont mentionnés, il faut revenir un peu en arrière pour faire un rapide état des lieux des connaissances sur les logarithmes. En 1614, John Napier (1550-1617) a « entrepris de rechercher par quel procédé sûr et rapide on pourrait éloigner » d’une part « l’ennui des longues opérations » et d’autre part « l’incertitude des erreurs1 ». Sa démarche consiste à comparer des progressions géométrique (de raison strictement positive) et arithmétique afin de disposer d’un outil, baptisé logarithme, pour convertir un produit en addition. La notion de fonction n’est pas encore dégagée à l’époque, mais cette approche correspond à la propriété de morphisme de la fonction aujourd’hui notée ln : ln(a*b) = ln(a) + ln(b). Il obtient ainsi une méthode qui lui permet de calculer des produits en prenant le logarithme de chacun des termes (par une table préalablement établie), d’effectuer une addition puis de chercher le nombre dont la somme calculée est le logarithme (toujours via la table). Les scientifiques, notamment les astronomes, s’emparent immédiatement de cet outil et le perfectionnent. En 1647, le géomètre Grégoire de Saint-Vincent (1584-1667) montre que certaines aires sous l’hyperbole sont en progression arithmétique ce qui permet de comprendre les logarithmes comme des aires sous l’hyperbole. John Wallis obtient ensuite le développement en série de l’expression ln(1+x), c’est-à-dire comme somme d’une infinité de monômes en x. On démontre également la propriété de réciproque de l’exponentielle2, autrement dit que la relation y = ln(x) équivaut à x = exp(y).

 

Figure 2 : Grégoire de Saint-Vincent (1584-1667), jésuite et mathématicien flamand.

 

Lorsque la controverse sur les logarithmes des nombres négatifs ou plus généralement complexes apparaît entre mars 1712 et juillet 1713 dans la correspondance entre Gottfried Leibniz et Jean Bernoulli (dit Jean I, pour le distinguer de son benjamin qui se prénomme également Jean)3, on dispose déjà de plusieurs approches pour appréhender le logarithme d’un nombre réel positif: la propriété de morphisme, l’aire sous l’intégrale, la dérivée, la propriété réciproque de l’exponentielle et enfin le développement en série. Il y avait déjà eu de jolies tentatives pour calculer le logarithme de certains nombres négatifs ou imaginaires en étendant l’un ou l’autre des points de vue par d’astucieuses analogies.

L’un d’entre eux, la quadrature du cercle via les logarithmes imaginaires par Bernoulli, aura un rôle dans le mémoire d’Euler analysé ici4. On obtient toutefois des résultats parfois aberrants et rarement compatibles entre eux. D’autres mathématiciens vont également croiser le fer sur ces résultats pendant les premières décennies du xviiie siècle, mais le second moment fort arrive avec le mémoire de D’Alembert intitulé « Recherches sur le calcul intégral » en 1748 : l’encyclopédiste français y avait initialement inséré un passage sur le logarithme de -1, qu’Euler lui a suggéré de retirer (dans un courrier daté du 29 décembre 17465) avant publication. Devant l’insistance de son correspondant, Euler se décide à publier une synthèse sur le sujet afin de régler la question une fois pour toutes et ainsi esquiver une nouvelle dispute avec D’Alembert. Ce premier texte n’a pas été publié par Euler (on peut cependant le retrouver dans l’édition posthume de ses œuvres6), contrairement à la seconde version en français et de composition plus théâtrale finalement publiée en 1751, que nous commentons ici7. Il y oppose Bernoulli et Leibniz, détaille leurs arguments et leurs réfutations avant de proposer une autre solution, radicalement nouvelle (le théorème de la p. 156), et des exercices d’application.

 

Figure 3 : Introduction de la première réponse de 1749 d’Euler à D'Alembert. Il s’agit d’un travail qui sera repris 2 ans plus tard pour aboutir au texte que nous commentons ; on peut constater le changement d'intention dans la rédaction d'Euler.

 

 

le sentiment de M. Bernoulli, tel que rapporté par Euler

La thèse de Bernoulli rappelée ici est que ln(-1) = 0 et donc, en vertu de la propriété de morphisme, que ln(-a)=ln(a)+ln(-1) = ln(a) ou, pour reprendre les mots d’Euler : « Mr Bernoulli soutient que les logarithmes des nombres négatifs étoient les memes que ceux des nombres affirmatifs ». Pour obtenir ce résultat, Jean Bernoulli utilise des arguments de natures différentes mais loin d’être irréprochables.

Le premier faisceau d’arguments repose sur le fait que les fonctions définies par ln(x) et ln(-x) admettent la même dérivée « donc » sont égales. Il est facile de réfuter cet argument en remarquant que toutes les fonctions définies par ln(nx), où n désigne un entier, admettent la même dérivée : en suivant l’argument de Bernoulli, on obtiendrait ln(nx) = ln(x) pour tout x > 0 et tout entier n, ce qui est clairement contradictoire. L’erreur parait grossière : deux fonctions admettant la même dérivée sur un intervalle sont seulement égales à une constante près. Ainsi « les quantités l-x & l+x ne different entr’elles que d’une quantité constante8 ». On constate d’ailleurs que dans l’argument proposé cette quantité constante est ln(-1) et que la première raison de Bernoulli se résume à supposer cette constante nulle... ce qui est précisément ce qu’il cherche à établir !

La deuxième raison est relativement proche même si Bernoulli l’énonce en termes géométriques : sur le dessin suivant, il remarque que les deux courbes sont des « logarithmiques » car elles vérifient la même équation différentielle ydx = dy. Il en déduit que les distances à l’axe des abscisses sont les mêmes pour des points des deux courbes de même abscisse : on est ramené au point précédent.

 

 

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L’argument suivant s’appuie sur une analogie plutôt audacieuse : Bernoulli remarque que les courbes « comprises dans l’équation plus générale dx = dy/yn » pour un exposant n impair distinct de 1 admettent toutes « un diamètre », c’est-à-dire un axe de symétrie. Il s’agit essentiellement de vérifier qu’une primitive de la fonction impaire donnée définie sur par y y-n est toujours paire. L’audace est de généraliser cette propriété au cas n = 1 qui correspond à la courbe logarithmique.

Pour démonter cette analogie, Euler cite (p. 146) les courbes d’équation

y = (ax)1/2 + (a3(b+x))¼

qui admettent l’axe des abscisses comme axe de symétrie si b est non nul (il suffit de remarquer que l’équation sans radicaux ne contient que des puissances paires de y) mais pas pour b = 0 ! L’analogie a donc des limites et ne permet pas de soutenir l’argument de Bernoulli.

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La dernière raison est « sans doute la plus forte » selon Euler : il s’agit de remarquer que d’après la propriété de morphisme

2ln(-a) = ln((-a)²) = ln(a²) = 2ln(a)

donc ln(-a) = ln(a). Cet argument semble a priori imparable et Euler ne l’attaque pas frontalement mais exhibe d’autres conséquences plus inattendues : avec le même raisonnement, on obtient par exemple que

4ln(i) = ln(i4) = ln(1) = 0

donc ln(i) = 0 ce qui est fâcheux car Bernoulli avait démontré en 1702 (et le résultat est globalement admiré comme un tour de force par la communauté) un résultat de quadrature du cercle qui peut se résumer à la formule ln(i) = iπ/2 : cette égalité deviendrait fausse avec l’argument du même Bernoulli!

À ce stade, Euler conclut temporairement qu’il est « fort étonnant, que, soit qu’on embrasse le sentiment de M. Bernoulli, ou qu’on le rejette, on tombe également en des embarras insurmontables & même en des contradictions » puis s’interroge très théâtralement : « quel moyen donc de se tirer d’affaire & de sauver la vérité contre de si grandes contradictions ? »

 

le sentiment de M. Leibniz, tel que rapporté par Euler

On examine ensuite la thèse de Leibniz selon laquelle « les logarithmes de tous les nombres négatifs, & à plus forte raison ceux des nombres imaginaires, étaient imaginaires » (par imaginaire, comprendre complexe non réel). Ses arguments reposent essentiellement sur l’utilisation de développements en séries entières, c’est-à-dire sur les expressions de logarithme et d’exponentielle comme somme d’une infinité de termes9 ; les réfutations mentionnées par Euler consistent à montrer un problème de convergence de ces séries.

La première raison attribuée à Leibniz consiste à partir de l’expression de ln(1+x) puis de choisir x = -2 pour retrouver ln(-1) comme la somme d’une infinité de termes tous négatifs mais de plus en plus grands en valeur absolue : « la somme de cette série divergente ne saurait être = 0 ». L’objection d’Euler est pour le moins déconcertante pour le lecteur : au lieu de critiquer l’utilisation d’un développement en série pour un argument (x = -2) en dehors du domaine de validité de celui-ci, il va montrer que des manipulations sur les séries divergentes peuvent amener à obtenir une série grossièrement divergente et pourtant de ‘somme’ nulle.

Plus précisément, il écrit la ‘somme’ de la série de terme général 3n + (-1)n comme la somme de deux séries divergentes de ‘sommes’ opposées : il contredit donc l’objection de Leibniz avec une manipulation du même acabit (en fournissant une série de terme général de plus en plus grand mais de somme nulle) sans pour autant critiquer le fond de la méthode (comme le ferait sans nul doute un mathématicien de notre temps). Cela n’invalide pas son argument mais le rend ‘douteux’.

La deuxième raison évoquée par Leibniz est que les logarithmes de nombres négatifs ne peuvent être réels car l’exponentielle d’un nombre réel est positive. L’objection d’Euler est plutôt étrange voire douteuse : supposons que ce logarithme d’un nombre x existe, il peut être regardé comme une fraction « dont les numérateurs & dénominateurs sont infiniments grands » et on pourra considérer sans perte de généralité le dénominateur pair c’est-à-dire le logarithme sous la forme m/2n. La présence de ½ dans le logarithme, donc d'un exposant ½ dans l’exponentielle, traduit l'extraction d'une racine carrée pour retrouver le nombre x. Comme il y a deux nombres opposés qui ont le même carré autrement dit deux racines carrées, il y a deux solutions symétriques pour un logarithme donné : x et -x sont les racines carrées de em/n ‘donc’ ont le même logarithme.

La troisième raison attribuée à Leibniz est la continuation des deux premières en repartant de l’égalité x = ey et du développement en série de l’exponentielle. L’objection consiste à distinguer l’exponentielle de la série qui lui est associée comme si elles ne coïncidaient pas toujours : « Car si ey peut donner un nombre négatif, il importe fort peu, si la série qui lui est égale en donne aussi un ou non ? » (p. 152). Il appuie cette remarque en rappelant que la série ‘binomiale’ bien connue ne correspond qu’à l’une des racines de 1/(1-x)½, à savoir celle qui est positive. Euler joue ici sur l’ambiguïté des deux racines face au déterminisme de la formule comme somme de série : en quelque sorte, il y a deux racines pour un nombre donné alors que la série n’en détermine qu’une. Il pressent ainsi une situation analogue pour les logarithmes qu’il détaille à la section suivante.

Toujours avec un sens de la théâtralité, il indique que « le sentiment de M. Leibniz est mieux fondé » mais annonce « je ferai voir si clairement, qu’il ne restera plus le moindre doute, que cette doctrine [ndlr : celle des logarithmes] est solidement établie » et « toutes ces difficultés et contradictions, quelque fortes qu’elles ayent pu paraître, s’évanouiront ».

 

 

Dénouement des difficultés précédentes

Cette section est donc celle où Euler détaille sa solution. Repartant de la définition « le logarithme d’un nombre proposé est l’exposant de la puissance d’un certain nombre pris à volonté » (ce dernier terme est la base du logarithme), il remarque une hypothèse implicite :

On suppose ordinairement, presque sans qu’on s’en aperçoive, qu’à chaque nombre il ne répond qu’un seul logarithme.

Voilà donc sa solution : à chaque nombre ne correspond pas un logarithme mais plusieurs (ou plus précisément une infinité). Il s’agit de l’essentiel de l’énoncé du théorème que l’on énoncerait aujourd’hui en disant que le logarithme est une fonction complexe multiforme, ce qui représente à l’époque une brillante innovation conceptuelle :

Il y a toujours une infinité de logarithmes, qui conviennent également à chaque nombre proposé : ou si y marque le logarithme du nombre x, je dis que y renferme une infinité de valeurs.

Une fois cette constatation obtenue, on pourra retrouver les propriétés du logarithme (comme la propriété de morphisme par exemple) par des opérations sur les ensembles et non plus simplement sur certaines valeurs.

La preuve démarre en fixant la base e pour les logarithmes qu’il considère, les « logarithmes hyperboliques » (c’est-à-dire ceux de notre ln), sachant qu’il obtiendra tous les autres logarithmes par multiplication par une constante (dont les « logarithmes tabulaires », c’est-à-dire ceux du log, en base 10).

Ensuite, il embraie avec des manipulations potentiellement déroutantes utilisant un infiniment petit noté ω. La première étape sert essentiellement à remarquer qu’un logarithme d’un nombre x est la limite quand l’entier n tend vers l’infini de la quantité n(x1/n-1) (démonstration p. 156). La seconde est de remarquer qu’il n’existe pas une racine ne de x mais n racines ne distinctes (sauf si x est nul) dans les nombres complexes (dont au plus une est réelle) ; et donc que l’on peut remplacer l’expression x1/n par n valeurs et ainsi obtenir n valeurs pour n(x1/n-1). Par un passage à la limite quand n tend vers l’infini, il en déduit que ces n valeurs deviennent une infinité de valeurs pour le logarithme. Si on s’éloigne un peu des notations de cette preuve (et qu’on se rapproche de celles des paragraphes suivants), Euler résout d’abord l’équation polynomiale d’inconnue y donnée par

(y/n + 1)n = x

puis, par un argument de continuité (non explicité), obtient à la limite les solutions de ln(y) = x.

Les commentaires après la démonstration ont pour but de rassurer le lecteur, en pointant l’analogie entre les 3 racines cubiques de 1 (dont 2 nombres complexes) et le nombre infini de logarithmes, dressant un parallèle entre le comportement d’une équation algébrique de degré 3 et celui d’une équation ‘transcendante’. Il montre ensuite la supériorité de ce nouveau point de vue en indiquant pourquoi l’égalité 2ln(-1) = ln(1) qui posait tant de soucis à Bernoulli et Leibniz devient élémentaire: « il suffit que le double de tous les logarithmes de -1 se trouvent parmi les logarithmes de 1 » (p. 157). Comme il le dit plus loin (p. 175): il fait ainsi « sentir le bel accord de ces logarithmes avec l’extraction de racines ».

 

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La dernière partie du mémoire est composée de 4 « problèmes » qui sont davantage des exemples détaillés d’application du théorème et donc de calculs des logarithmes.

Le premier problème consiste à chercher tous les logarithmes d’un réel a positif. Après avoir réduit ce problème au cas particulier a = 1, Euler est ramené à résoudre l’équation polynomiale (y/n+1)n – 1 = 0 en passant par la factorisation (réelle) d’une expression de la forme (pn - qn). Il trouve ainsi que les logarithmes de 1 sont les multiples entiers de 2iπ.

Pour le deuxième problème, on reprend la question avec a négatif et l’on réduit cette fois-ci l’étude au cas a = -1. Une factorisation analogue permet de montrer que dans ce cas, les logarithmes sont les multiples entiers impairs de iπ. Cela permet de conclure que « Mr Leibniz a eu donc raison de soutenir que les logarithmes des nombres negatifs étaient imaginaires » et de vérifier par le calcul que la dernière objection opposée à Bernoulli n’est plus valide avec cette vision ‘ensembliste’ des logarithmes.

Le troisième problème conclut les recherches des logarithmes avec le cas d’un argument a imaginaire (c’est donc le cas général d’un argument non réel). Pour cela, Euler repasse par l’écriture polaire du complexe a + ib en introduisant c son module et φ l’un de ses arguments. Les calculs sont un peu plus laborieux et il ressent le besoin de détailler des cas particuliers (paragraphes numérotés 1 à 10 sur les pages 169 à 173). Il profite ensuite de ce paragraphe pour reprendre le résultat de quadrature de Bernoulli en 1702 puis indiquer pourquoi certaines difficultés ont disparu.

Le dernier problème est ‘inverse’: on cherche cette fois-ci le nombre qui correspond à un logarithme donné (cela fait suite à la remarque, quelques lignes plus haut, que deux nombres distincts n’ont pas de logarithme en commun). Il traite d’abord les cas où le logarithme est réel ou imaginaire pur avant de gérer le cas général. Fort de cette remarque, il peut détailler l’utilisation des logarithmes pour calculer les produits de nombres complexes et renouer avec l’idée initiale de Napier.

 

Conclusion

Euler peut jubiler : « l’idée des logarithmes que je viens d’établir est la véritable » ; « elle est parfaitement d’accord avec toutes les opérations que la théorie des logarithmes renferme, de sorte qu’on n’y rencontre plus aucune difficulté » (p. 173-174). En effet, son point de vue, étonnamment moderne, résout toutes les objections que les savants géomètres Bernoulli et Leibniz s’échangeaient trente ans plus tôt.

Toutefois, l’accueil des contemporains fut mitigé : on retrouve par exemple dans les Opuscules de D’Alembert dix ans plus tard un mémoire où ce dernier adopte encore le point de vue de Bernoulli : « les logarithmes des quantités négatives [...] peuvent être à volonté choisis réels ou imaginaires » (même s’il finit par affirmer prudemment qu’il « se borne à faire croire que la question n’est pas aussi décidée qu’on peut le croire10 »). La postérité sera toutefois plus reconnaissante des efforts du Bâlois et, au début du xxe siècle, Élie Cartan dit de la théorie des logarithmes complexes qu’il « ne fallut pas moins que toute la puissance de divination de L. Euler pour la fonder sur des bases rigoureuses11 ».

 

 

 

 

(septembre 2019)

 

 

1. Mirifici logarithmorum canonis descriptio, 1614.

2. Pour une étude détaillée de l’histoire des logarithmes, on pourra consulter : Histoires de logarithmes, commission inter-IREM, Ellipses, 2006.

3. Cette correspondance est accessible (en latin) dans le volume III.2 des Mathematische Schriften de G.W Leibniz, édités par C.I. Gerhardt, 1849-1863. A l’époque d’Euler, celle-ci a déjà été publiée en 1745 sur le titre Virorum celeberr. Got. Gul. Leibnitii et Johann. Bernoullii Commercium philosophicum et mathematicum. Tomus secundus, ab anno 1700 ad annum 1716, p. 269-315.

4. Lettre du 5 août 1702 de Jean I Bernoulli, accessible p. 289 de Histoire de l’Académie royale des sciences ... avec les mémoires de mathématique & de physique... tirez des registres de cette Académie, 1702 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3505b?rk=300430;4">https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3505b?rk=300430;4

5. Il s’agit de la lettre 46.15 (et plus précisément des passages que l’on trouve aux p. 58-60) du volume V.2 des œuvres complètes de D’Alembert, établies par Irène Passeron, CNRS éditions, 2015

6. Opera Postuma 1, 1862, pp. 269-281 ou Opera Omnia: Series 1, Volume 19, pp. 417-438.

7. Initialement publiée dans Mémoires de l’Académie des sciences de Berlin 5, 1751, pp. 139-179.

8. Dans l’ensemble de ce mémoire et suivant une habitude de l’époque, un logarithme est noté par son initiale l et, par conséquent, le logarithme d’un nombre x est noté l x.

 

9. Euler a établi ces développements avec les infiniment petits dans le chapitre 7 du tome I de Introductio in analysin infinitorum intitulé De quantitatum exponentialium ac logarithmorum per series explicatione.

10. Opuscules mathématiques ou Mémoires sur différens sujets de géométrie, de méchanique, d’optique, d’astronomie. Tome 1 (1761), mémoire 6 pp 180--230. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62394p">https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62394p

11. Vedette "Nombres complexes" dans l’Encyclopédie des sciences mathématiques (1908) I-1, p 334--335.

 

Sur l'histoire des logarithmes

  • Histoires de logarithmes, IREM-Histoire des Mathématiques, Ellipses, 2006 [cet ouvrage contient une présentation d'un extrait de ce texte d'Euler par Jean-Luc Verley]

 

Sur la « controverse » Euler-D'Alembert

  • Christian Gilain, « Euler, d'Alembert et la controverse sur les logarithmes », Quaderni della Accademia delle Scienze di Torino, 16 (2008), pp. 43-60. (téléchargement PDF)

 

  • Opera omnia. Series Quarta A : Commercium Epistolicum. Vol. V : Correspondance de Leonhard Euler avec A. C. Clairaut, J. d'Alembert et J.-L. Lagrange. éd. A. Juskevic et R. Taton, Birkhäuser, 1980.