Poincaré : ce que disent les astres

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Lecons de choses
Poincaré : ce que disent les astres
Auteur : Henri Poincaré (1854-1912) - Mathématicien et physicien français.
Auteur de l'analyse : Christian Gérini - Maître de conférences à l’IUT de Toulon (laboratoire I3M), agrégé de mathématiques, historien des sciences à l’Université Paris 11 – Orsay (laboratoire GHDSO)
Publication :

Extrait de l’ouvrage Ce que disent les choses, Henri Poincaré, Edmond Perrier, Paul Painlevé, Hachette 1911, p. 1-5.

Année de publication :

1911

Nombre de Pages :
5
Résumé :

Les astres expliqués par Poincaré aux enfants, à l’époque de la vulgarisation scientifique triomphante. Où l’auteur de l’analyse revient de manière fort intéressante sur la petite phrase de Poincaré sur Galilée.

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
avril 2011

À l’époque de la vulgarisation scientifique triomphante (comme la science), trois grands savants, les mathématiciens Painlevé et Poincaré, le zoologiste Perrier, sont mis à contribution en 1911 par Hachette pour un ouvrage de »leçon de choses » à destination des enfants. Henri Poincaré y produit cinq textes fort intéressants, sur l’astronomie (« Les astres »), sur la gravitation (« En regardant tomber une pomme »), sur les différentes formes d’énergies (« La chaleur et l’énergie »), sur l’industrie minière (« Les mines »), et enfin sur la production d’électricité (« L’industrie électrique »). Le texte commenté ici est le premier, relatif à l’astronomie. Christian Gérini décortique la démarche de vulgarisation de Poincaré vers les enfants. Il revient aussi sur la vision par Poincaré de l’apparence des choses, par exemple celle des astres et du système solaire. En 1900, Poincaré prononce une phrase à ce sujet : « Cette affirmation la Terre tourne n’a aucun sens, puisque aucune expérience ne permettra de le vérifier ». Cette phrase sera utilisée à des fins politiques dans un sens tout à fait différent de celui selon lequel il l’entendait : en 1909 encore, au congrès de l’AFAS (Association française pour l’avancement de la science), Poincaré est obligé de mettre les choses au point : « Ces considérations, bien familières aux philosophes, j’ai eu quelquefois l’occasion de les exprimer ; j’en ai même recueilli une publicité dont je me serais volontiers passé ; tous les journaux réactionnaires français m’ont fait démontrer que le Soleil tourne autour de la Terre ; dans le fameux procès entre l’Inquisition et Galilée, Galilée aurait eu tous les torts. Il est à peine nécessaire de dire ici que je n’ai jamais eu une telle pensée »…

 


 

Christian Gérini est maître de conférences à l’IUT de Toulon (laboratoire I3M), agrégé de mathématiques, docteur ès lettres, historien des sciences à l’Université Paris 11 – Orsay, laboratoire GHDSO, page personnelle. Christian Gérini est aussi membre du comité scientifique du site BibNum.

 

 

C. Gérini

 

Henri Poincaré : Ce que disent les astres…
Christian Gérini - Maître de conférences à l’IUT de Toulon (laboratoire I3M), agrégé de mathématiques, historien des sciences à l’Université Paris 11 – Orsay (laboratoire GHDSO)

 

 

Ouvrage : ce que disent les choses

 

 

D’abord un projet éditorial chez Hachette
En 1911, l’éditeur Hachette publie un petit ouvrage illustré à destination des enfants, ou plutôt des adolescents puisqu’il vise a priori les élèves des écoles primaires supérieures : ancêtres de nos collèges, celles-ci étaient offertes aux élèves de douze à quinze ans qui, n’ayant pas accès au lycée à la fin du primaire, pouvaient en trois ans poursuivre leur scolarité dans des « cours complémentaires » (au sein des écoles existantes) ou « écoles primaires supérieures » (créées spécifiquement pour cette population d’élèves) pour viser un brevet élémentaire ou un brevet supérieur.
L’ouvrage est intitulé Ce que disent les choses et il y est question de science mais aussi de savoirs technologiques et industriels. Trois personnages de premier plan dans l’histoire des sciences y signent dix-neuf chapitres : Edmond Perrier, Paul Painlevé et Henri Poincaré. Chacun y parle des sujets qui lui sont chers et qui sont évidemment proches de sa science ou de ses expériences professionnelles. Mais ce livre est en fait l’émanation d’un projet plus ambitieux, celui d’une revue hebdomadaire lancée par l’éditeur en 1910 pour vingt numéros, intitulée Au seuil de la vie, projet auquel ces trois grands hommes avaient adhéré dès le départ.
L’idée de l’éditeur d’extraire de son périodique les articles écrits par Poincaré, Perrier et Painlevé pour en faire les chapitres d’un ouvrage à part entière n’est ni anodine, ni désintéressée. Les textes sont pour la plupart de grande qualité, et Hachette comprit dès le départ, lors de la signature du contrat avec ses auteurs, le bénéfice que l’on pouvait trouver à publier sous la signature de ces trois scientifiques de renom un livre de vulgarisation scientifique destiné aux enfants et à leurs parents. En outre, et on le verra pour le cas d’Henri Poincaré, ce genre d’exercice n’était à l’époque pas courant dans l’œuvre des grands noms de la science, et l’exception méritait d’être soulignée.
Il nous a paru intéressant de faire pour BibNum l’analyse de l’un des cinq textes qu’Henri Poincaré écrivit pour cette revue puis pour le livre qui en émana. La participation de cet immense scientifique à cet effort de vulgarisation et de pédagogie est en effet un exemple représentatif de l’investissement des savants dans de telles voies et nous paraît être, si ce n’est un commencement, du moins un exemple à suivre (et qui a d’ailleurs été suivi). En ce sens, sans être novateur en matière scientifique, cet écrit l’est en matière de vulgarisation car, si l’on accepte comme l’a fait il n’y a pas si longtemps le regretté Georges Charpak de reconsidérer le rapport nécessaire des scientifiques de haut rang à la transmission du savoir et plus particulièrement à la pédagogie, il a alors presque valeur d’exemple paradigmatique.

 

« Ce que disent les choses » ou « leçons de choses » ?
On ne peut évidemment manquer de faire le rapprochement entre le titre Ce que disent les choses et les « leçons de choses » de nos classes primaires. La référence est explicite et le titre de l’ouvrage est le meilleur résumé que l’on pouvait faire en peu de mots du principe même des leçons de choses : on peut donc penser que l’intention de faire ce parallèle était bien réelle chez l’éditeur, conscient de la vogue que connaissaient à l’époque les « leçons de choses ». Le domaine était porteur depuis la loi de 1882 et un décret de la même année, pris par Jules Ferry, qui imposait les premières leçons de choses.

 

 

Figure 1: Leçons de choses, V. Boulet, A. & C. Chabanas, Cours moyen, Hachette 1936.

Figure 1: Leçons de choses, V. Boulet, A. & C. Chabanas, Cours moyen, Hachette 1936.
Est-ce à dire que les cinq chapitres écrits par Poincaré font « parler les choses » au sens de ce principe de la « leçon de choses »? L’art est difficile, d’autant qu’un livre n’est pas une leçon en présence des enfants. Et Poincaré pratique cet art dans au moins deux des chapitres qu’il rédige pour la revue Au seuil de la vie.
Ses cinq textes s’intéressent à l’astronomie (« Les astres »), à la gravitation (« En regardant tomber une pomme »), aux différentes formes d’énergies (« La chaleur et l’énergie »), à l’industrie minière (« Les mines »), et enfin à la production d’électricité (« L’industrie électrique »).
Les deux premiers chapitres sont ceux qui nous rappellent effectivement les ouvrages de « leçons de choses » : les enfants semblent y être associés en qualité d’observateurs, de découvreurs, et Poincaré les conduit peu à peu vers la découverte de phénomènes et de lois que nos sens ne peuvent percevoir sans une certaine imagination, et sans l’aide d’un guide, ici lui-même. En ce sens, il se place tout à fait dans la lignée d’Alexander Bain (1818-1903) et de sa définition des leçons de choses dans son ouvrage de référence, Education as a science, que l’on traduisit en France en 1879 par l’expression aujourd’hui bien connue de « sciences de l’éducation » :
Les leçons de choses doivent s’étendre à tout ce qui sert à la vie et à tous les phénomènes de la nature. Elles portent d’abord sur les objets familiers aux élèves, et complètent les idées qu’ils en ont en y ajoutant les qualités qu’ils n’avaient pas tout d’abord remarquées. Elles passent ensuite à des objets que les élèves ne peuvent apprendre à connaître que par des descriptions ou des figures, et finissent par l’étude des actions les plus cachées des forces naturelles.
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C’est pourquoi il nous a paru intéressant de retenir l’un de ces deux textes de Poincaré qui se rapprochent le plus de ce concept de « leçons de choses », et de laisser aux lecteurs le plaisir de découvrir dans la littérature ses autres chapitres ainsi que ceux de Perrier et Painlevé, récemment réédités.
Pourquoi avons-nous gardé « Les astres » plutôt que « En regardant tomber une pomme » ? Ce dernier texte est pourtant fort intéressant par le fait même de la méthode employée par l’auteur pour faire apercevoir aux enfants les lois de la gravitation : il y met en effet en scène un instituteur et deux de ses élèves et nous livre une petite pièce de théâtre en un acte où chacun des trois acteurs joue un rôle important.
Mais nous allons voir que le chapitre sur l’astronomie, qui part de l’émerveillement que provoque en chacun de nous un ciel étoilé, contient des notions bien plus ardues que celles qu’on s’attend à voir exposer à des enfants de treize ans et nous renseigne en outre sur l’histoire de Poincaré lui-même et d’un épisode délicat de sa carrière : l’incompréhension qu’avaient suscitée des années auparavant des propos tenus par lui dans une conférence de philosophie.

 

 

« Les astres »
Henri Poincaré s’attache en premier lieu ici à expliquer à des enfants la nature de ce qui compose notre univers (étoiles, constellations, planètes, voie lactée, nébuleuses, météores, comètes, etc.). Mais il veut aussi leur faire saisir les dimensions relatives entre ces astres et les distances qui les séparent, et il utilise pour ce faire divers artifices faisant appel à leur imaginaire. L’exercice est délicat, d’autant que ces astres sont animés de mouvements qu’il n’est pas aisé de décrire.
Il ne peut pas en outre s’appuyer sur un savoir supposé connu des enfants des écoles primaires élémentaires ni même des écoles primaires supérieures. Dans l’édition de 1911 de son dictionnaire de pédagogie et d’instruction publique, Fernand Buisson rappelle que, dès 1878, Camille Flammarion avait émis le vœu que la cosmographie (« description de l’univers ») fût enseignée dans ces écoles, et avait esquissé dans la première édition de ce dictionnaire, dès 1887,
…les traits principaux de ce petit cours populaire d‘astronomie, tels qu’il eût voulu le voir introduit dans les écoles normales, dans les écoles primaires supérieures, et peu à peu, sous forme de causeries, de lectures et de dictées, dans les écoles primaires elles-mêmes.
Si le vœu de Camille Flammarion ne fut pas exaucé dans les écoles, il le fut en revanche dans les écoles normales puisque, en ce qui concerne la formation des maîtres de 1911 (nous citons toujours F. Buisson) :
« On trouve, au programme du cours de mathématiques, une section ainsi conçue : II. – Cosmographie (10 leçons). 1° Les étoiles et l’univers sidéral. – Principales constellations ; mesure pratique des coordonnées d’une étoile ; étoiles doubles et multiples ; étoiles colorées ; étoiles temporaires. – Nébuleuses. – Voie lactée. 2°. La terre. –Ses mouvements ; le jour et la nuit ; les heures ; heure moyenne et heure légale ; les méridiens ; leur mesure ; l’année et le calendrier. 3°. La lune. – Sa grandeur apparente ; sa distance ; comment on mesure les distances célestes ; les phases de la lune, les semaines, les mouvements de la lune, les marées, les éclipses. 4°. Le soleil. – Ses dimensions, sa distance à la terre ; sa constitution physique ; rotation, taches solaires. 5°. Notions sommaires sur les planètes et les comètes. »
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Mais revenons au texte de Poincaré…
Astres… C’est l’appellation générique qui lui sert a priori à désigner indifféremment tous ces « objets » célestes qu’il va s’appliquer ensuite à différencier. Et l’expérience – ici la seule observation du ciel étoilé « quand il fait beau » – est à la base de son propos. Logiquement, son texte débute par un long exposé intitulé « En regardant le ciel » auquel fera écho le chapitre suivant de l’ouvrage, intitulé « En regardant tomber une pomme ».
On ne peut éviter de faire ici le parallèle avec le texte sur l’astronomie écrit par Camille Flammarion dans le premier dictionnaire Buisson :
Quoi de plus intéressant, par exemple, pour le père de famille, pour la mère, pour l’instituteur ou l’institutrice, que de montrer à l’enfant les plus brillantes étoiles du ciel, par une belle soirée d’été ou même d’hiver ? de lui apprendre à reconnaître immédiatement les sept étoiles célèbres du Chariot, à trouver l’étoile polaire à l’aide d’un simple alignement, et à s’orienter exactement, de telle sorte qu’en pleine nuit il se dirige sans peine ? Quoi de plus facile que d’apprendre les noms et d’observer la position des étoiles et des constellations principales, de reconnaître le zodiaque et de retrouver dans le ciel le chemin que le soleil paraît suivre ?
Nous voyons donc que les deux hommes se placent dans la même perspective. Mais là où Flammarion se contente de suggérer l’initiation des enfants à une « astronomie descriptive » via cette observation du ciel étoilé, Henri Poincaré va au contraire aller plus loin dans les inductions et les estimations de grandeurs que ces observations ne peuvent que laisser deviner mais que le maître peut enseigner aux enfants après cette première expérience visuelle.
Il parvient dans un premier temps, sur la base de ces observations réelles ou imaginées (relatées), à mettre en évidence le fait que les étoiles et le Soleil se « déplacent sur la sphère céleste ». L’expression est significative : l’image de la sphère comme représentation de l’univers est toujours usitée, même si elle fait référence à la vision des Anciens qui, depuis l’Antiquité grecque et le Timée de Platon, voyaient le ciel comme un espace délimité par des sphères à l’intérieur desquelles se déplacent les astres dans un monde clos. Nous verrons plus loin que Poincaré fait – avec une arrière-pensée en rapport avec son vécu antérieur – un commentaire critique d’ordre épistémologique sur le modèle de Ptolémée ; mais, pour l’heure, il se contente de faire comprendre la nature des divers mouvements des astres dans ce qu’il est commode de continuer à appeler « sphère céleste ».
Pour Poincaré, l’image des Anciens qui, voyant les étoiles comme « attachées ensemble » en constellations et s’imaginant « que c’étaient comme des espèces de lampes attachées à une grande sphère creuse qui tournait autour de la terre et qu’ils appelaient la sphère céleste », cette image donc est toujours utile pour se représenter le ciel : il va simplement montrer, par des constatations empiriques, que tous ces astres, les étoiles, les constellations, le Soleil, la Lune, se déplacent sur cette sphère imaginaire. La sphère céleste continue pour l’instant à tourner autour de nous, et la seule observation du ciel suffit à prouver que la Lune et le Soleil « rampent » (il utilise l’expression à plusieurs reprises) sur celle-ci – elles ont un mouvement différent de celui des étoiles.
Mais comment faire comprendre aux enfants la différence entre une étoile et une planète ? La distinction est tout d’abord présentée par lui de façon bien subjective : certains points lumineux « qui ne scintillent pas » comme les autres, qui « se promènent parmi les constellations » en suivant une course qui « a d’abord paru plus compliquée que celle de la lune et du soleil » sont donc autre chose que des étoiles, et c’est ce qui en fait des planètes. Définition bien imprécise qu’il complètera plus loin dans un court paragraphe qu’il leur consacre : « Les planètes ressemblent à la Terre », la Lune est une planète (sic), certaines pourraient être habitées. Mars par exemple « paraît propre à la vie » : la description de Mars, avec son eau, sa neige, son hiver et son été, ses inondations, et peut-être même ses «canaux creusés de main d’homme », peut prêter aujourd’hui à sourire par sa naïveté et son anthropocentrisme radical, mais il ne faut pas oublier que Poincaré raconte la science comme un conte destiné à des enfants et joue sur le merveilleux et l’imaginaire pour faire passer des idées souvent ardues, quitte à se hasarder à des suppositions parfois peu scientifiques. La Lune quant à elle n’a ni atmosphère, ni eau, et n’est constituée que de roches volcaniques : impossible alors qu’elle soit habitée !
Ce qui est étonnant ici, outre les quelques « approximations » qu’il énonce pour illustrer son propos et l’adapter à son jeune public, c’est qu’il ne justifie pas la façon dont les constatations qu’il énonce sur le climat et la constitution des planètes ont pu être faites : lui qui attache une importance si grande à l’observation empirique (il l’énonce souvent dans ses cinq chapitres de Ce que disent les choses) passe ici sous silence le rôle et la précision des instruments scientifiques et la façon de dénombrer les planètes («on en compte maintenant plus de 500 tandis qu’il n’y en a que 8 grosses »). Comment « ne voit-on guère que des nuages » dans Vénus et Jupiter ? Rien n’est dit sur ce qui a permis une telle affirmation, mais le trait d’humour qui conclut cette assertion montre le souci pédagogique de l’auteur : « s’il y a des habitants, ils ne doivent pas pouvoir faire d’astronomie ».
Mais revenons à la chronologie de son chapitre. En contradiction avec les approximations hasardeuses que nous venons de décrire, il consacre son deuxième paragraphe à « La réalité et l’apparence ». Et l’exemple classique du mouvement relatif d’un train par rapport à un train à l’arrêt ou d’une embarcation par rapport à la rive lui permet d’introduire la méfiance qu’il faut avoir vis-à-vis des apparences en général, et donc plus particulièrement de celle d’une voûte céleste qui tournerait autour d’une Terre immobile.
Lorsque, posant la question « est-elle fixe et est-ce nous qui tournons ? », il ajoute « La réponse ne saurait être douteuse » – à savoir l’incompatibilité de cette vision des choses avec les distances et vitesses qui les concernent – il semble effacer d’un trait près de deux mille ans d’histoire de la connaissance. Il mentionne le système géocentrique de Ptolémée, mais seulement, semble-t-il, pour en montrer l’inutile complexité et l’inadéquation aux choses observées. Mais il n’explique nulle part les raisons qui ont fait croire en un tel système, ni même le fait qu’un système n’est qu’une représentation de la réalité : seul le mot « hypothèse » dans l’expression « l’hypothèse de l’immobilité de la Terre » laisse apercevoir cette question qu’il ne veut pas aborder. Pour les enfants auxquels il s’adresse, les hommes se sont entêtés, et Ptolémée le premier, à voir l’Univers d’une certaine manière, voie dont les a enfin fait sortir Copernic. Remarquons que Poincaré ne cite aucune date, et les enfants ne peuvent deviner à la lecture de son texte le nombre d’années ou de siècles en jeu dans ces évolutions de notre perception et de nos modèles, ce qui est fort dommage pour leur mise en perspective historique.

 

 

Figure 2: Henri Poincaré, série de timbres français de 1952.

Figure 2: Henri Poincaré, série de timbres français de 1952.
 
Poincaré et les apparences
Or il s’avère, quand on connaît son œuvre et sa vie, que si Poincaré développe ici ce passage sur Ptolémée et Copernic (on n’est plus dans une description de la science mais dans des rappels historiques et dans la comparaison de deux modèles de l’Univers), c’est que cette question avait eu pour lui une importance non négligeable dans un passé récent et l’avait même mis dans une position délicate et mêlé malgré lui à un débat idéologique, métaphysique, voire politique.
Tout avait commencé en 1900, à l’occasion d’une conférence qu’il avait faite au Congrès international de philosophie (1). Voulant argumenter sur l’espace relatif et l’espace absolu, il eut des phrases et des mots dont il ne soupçonnait certainement pas l’impact à venir ; par exemple : « Cette affirmation la Terre tourne n’a aucun sens, puisqu’aucune expérience ne permettra de le vérifier ». On l’accusa de remettre en question l’astronomie de Copernic et surtout de Galilée. Or, il n’était nullement question de cela dans les affirmations de Poincaré : il voulait simplement rendre compte du fait que la question du mouvement de la Terre ou de son immobilité était un problème de référentiel et pouvait en sorte être vue comme une convention. En cela, il faisait le bilan des tentatives infructueuses de sauver certaines visions de l’univers (dont celle de la présence d’un « éther »), et évidemment plus particulièrement de l’expérience de Michelson et Morley de 1887 qui échoua à montrer que l’addition des vitesses s’appliquait à la lumière, et donc que la vitesse de déplacement de la Terre dans l’espace aurait dû s’ajouter à (resp. laisser invariante) celle de la lumière selon que celle-ci allait dans le même sens que celui du mouvement de notre planète (resp. dans une direction perpendiculaire à celui-ci) (2).
Laurent Rollet relate cet épisode de la vie et de l’œuvre de Poincaré dans sa thèse (1999) : Henri Poincaré. Des Mathématiques à la Philosophie. Étude du parcours intellectuel, social et politique d’un mathématicien au début du siècle (pages 236 – 237). Nous lui empruntons donc les quelques précisions qui suivent :
Ces quelques phrases furent fort mal comprises, un grand nombre de journalistes y voyant une justification des accusations portées contre Galilée et un retour à Ptolémée.
Notons ici qu’une étude exhaustive de ces articles n’avait pu être entreprise à l’époque de cette thèse, essentiellement pour des raisons de difficulté d’accès aux sources primaires (3). La numérisation des journaux d’époque de Poincaré grâce aux nouvelles technologies et aux programmes nationaux et internationaux (en particulier le programme Gallica de la Bibliothèque Nationale de France) nous permet à présent de mener ce dépouillement et de prévoir de publier bientôt un recensement exhaustif des articles concernant cette polémique. Un premier aperçu de ce travail apparaîtra dans la suite de notre exposé. Mais Poincaré nous renseigne lui-même dès 1905 sur l’impact de ses écrits dans La valeur de la science : « Ces paroles ont donné lieu aux interprétations les plus étranges. On a cru y voir la réhabilitation du système de Ptolémée, et peut-être la justification de la condamnation de Galilée (4) ». Citons à nouveau Laurent Rollet :
Je pense qu’il y a là de quoi rassurer ceux qui auraient pu être effrayés par un langage inaccoutumé. Quant aux conséquences qu’on a voulu en tirer, il est inutile de montrer combien elles sont absurdes. Ce que j’ai dit ne saurait justifier les persécutions exercées contre Galilée, d’abord parce qu’on ne doit jamais persécuter même l’erreur, ensuite parce que même au point de vue métaphysique, il n’est pas faux que la Terre tourne, de sorte que Galilée n’a pu commettre d’erreur [Bulletin de la Société astronomique de France, 1904, pp. 216 – 217]. Ceux qui avaient lu attentivement le volume tout entier [Poincaré parle de son ouvrage précédent, La science et l’hypothèse] ne pouvaient cependant s’y tromper. Cette vérité, la Terre tourne, se trouvait mise sur le même pied que le postulatum d’Euclide par exemple ; était-ce là la rejeter ? Mais il y a mieux ; dans le même langage on dira très bien : ces deux propositions, le monde extérieur existe, ou, il est plus commode de supposer qu’il existe, ont un seul et même sens. Ainsi l’hypothèse de la rotation de la Terre conserverait le même degré de certitude que l’existence même des objets extérieurs [La valeur de la science, op. cit., p. 272].
On le voit dans le premier extrait, Poincaré passe par la métaphysique (il parle ailleurs de « métaphysique moderne ») pour expliquer et défendre ses propos. C’est la métaphysique, et même le dogmatisme issu de la théologie, qui avaient condamné Galilée. Il aurait pu employer l’adjectif « philosophique » au lieu de « métaphysique », car il s’agit bien de philosophie (et même d’épistémologie) qu’il s’agit ici : on parle des questions de « vérité », de « vrai ou de faux », de « proposition », d’ « existence des objets extérieurs » (le « réel en soi » dirions-nous aujourd’hui)… Peut-être est-ce là le tort qu’il eut de demeurer sur le terrain de la métaphysique et de la philosophie qui allait donc étendre la polémique au-delà du seul discours sur le sens des mots. L’ensemble de la mise au point de Poincaré dans La valeur de la science (Chapitre « La science et la réalité », §7 : « La rotation de la Terre ») est intéressant à relire à la lumière de ce que Poincaré écrit pour les enfants dans Ce que disent les choses : sa façon de leur parler n’est pas si éloignée qu’on pourrait le penser de ses écrits pour le monde des adultes.
Le sujet s’inscrivait en outre dans un débat récurrent dans la société française : d’un côté les cléricalistes qui ne renonçaient pas au dogme religieux qui avait condamné Galilée ; de l’autre, la société et la science laïques accusées par les premiers de pervertir les hommes et, à travers l’instruction publique, les enfants.

 

 

Figure 3 : à gauche, Galileo Galilei (portrait par Le Tintoret, vers 1605) ; à droite, Henri Poincaré.

Figure 3 : à gauche, Galileo Galilei (portrait par Le Tintoret, vers 1605) ; à droite, Henri Poincaré.
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Mais reprenons l’analyse de Laurent Rollet :
Malheureusement, les préjugés ont la vie longue. Dans un contexte de lutte ouverte entre les valeurs cléricales et les valeurs laïques, moyennant une candeur parfois feinte, les idées de Poincaré pouvaient devenir une formidable arme idéologique. Ainsi, dans Le Matin du 20 février 1908, un théologien, Monseigneur Bolo, ironisera sur la science et la philosophie « laïques » en nommant notre homme de science : "Poincaré, qui est le plus grand mathématicien du siècle, donne tort à l’obstination de Galilée.

 

 

Figure 4 : Extrait de l’article de l’évêque BOLO, intitulé « Le Christ est-il Dieu ?», Le Matin, 20 février 1908, page de une.

Figure 4 : Extrait de l’article de l’évêque BOLO, intitulé « Le Christ est-il Dieu ?», Le Matin, 20 février 1908, page de une.

Nous reproduisons ci-dessus un extrait de cet article pour montrer que le débat dépassait largement le cadre de la conception poincaréenne du monde. Notons au passage que l’on retrouve dans ces lignes un débat dont nous connaissons encore des développements aujourd’hui à travers les arguments de tenants du concept d’ « intelligent design » : la théorie de l’évolution fait bien sûr déjà à l’époque (et depuis son émergence même au XIXe siècle) l’objet de toutes les tentatives de « coups mortels ».

Nous avons écrit plus haut, à propos de ces polémiques : « débat récurrent ». On retrouve en effet ici les mêmes oppositions et les mêmes arguments d’ordre métaphysique et idéologique qui avaient alimenté la « crise du monopole » sous la Monarchie de Juillet, de 1830 à 1848. À l’époque, suite aux différentes lois de laïcisation et de gestion de l’enseignement par la puissance publique (lois de Napoléon en 1808 créant l’Université impériale – devenue plus tard ministère de l’instruction publique - et les académies ; lois Guizot en 1833), le débat fit rage sur le monopole de l’État sur l’instruction des enfants dans l’enseignement secondaire et, comme dans le cas qui nous occupe, le clergé ne se privait pas de polémiquer dans les journaux comme nous le montre ce passage que nous proposons comme un parallèle des années 1840 à celui de l’évêque Bolo au début du XXe siècle :
La religion a une large part dans l’enseignement des sciences, dont elle est le fondement, et l’épiscopat seul est le juge compétent dans cette matière, puisque lui seul a été établi gardien du dépôt de la foi ; or, son action sur ce point n’est-elle pas écartée ? Cette application, pour être faite avec justice, devrait être impartiale ; or, en est-il ainsi ? Qu’un membre du clergé laisse pénétrer dans ses discours, par inadvertance peut-être, quelque parole qui prête à une interprétation politique, qui blesse l’autorité, on appelle sur lui l’application des lois les plus sévères : mais applique-t-on les lois avec une égale rigueur aux employés universitaires, lorsque, dans leurs leçons, leurs discours, leurs écrits, ils distillent le venin de l’anarchie, de l’erreur, de l’impiété et du libertinage ? Sont-ils repris, punis, corrigés avec quelque sévérité ? Sont-ils au moins éloignés des chaires du haut desquelles ils versent dans l’âme de la jeunesse un poison mortel ? » Lettre de l’évêque de Perpignan publiée dans L’Univers et l’Union catholique, numéro daté du vendredi 10 novembre 1843).

Il nous serait facile de montrer – mais ce n’en est pas le lieu – que ce combat idéologique s’est manifesté durant chaque période de l’après-1789, et en particulier sous la Troisième République, avec un contexte identique de débat sur l’école et sur la laïcité suite aux lois de Jules Ferry et de séparation de l’Église et de l’État.

Poincaré dut se défendre pendant neuf ans de cette accusation et de cette tentative de récupération idéologique et politique. Le débat fut porté dans l’espace public, nous l’avons vu, et l’article de l’évêque Bolo à la une du Matin du 20 février 1908 n’est certainement pas étrangère au fait qu’il se justifia encore sur ce point le 5 avril 1808 dans un journal de cet espace public, la Revue Illustrée, après son élection à l’Académie Française.

 

 

Figure 5 : La Revue Illustrée, Paris, 23e année, 5 avril 1908. L’article consacré à Poincaré (en couverture) est en page 241-246.

Figure 5 : La Revue Illustrée, Paris, 23e année, 5 avril 1908. L’article consacré à Poincaré (en couverture) est en page 241-246.
Jehan Soudan, auteur de l’article, nous conte dans un style inimitable (et représentatif du style de l’époque) les conditions d’un entretien que lui accorda le tout récent académicien dans sa maison de la rue Claude Bernard à Paris. Mais, certainement à la demande de Poincaré lui-même, il revient en ces termes sur la polémique qui nous occupe :
Les assertions de Poincaré sont – dit l’académicien Emile Faguet – d’une audace « ébouriffante, scandaleuse », pour les confrères des sentiers battus. Oyez celle-ci : « Dire que la terre tourne, n’a pas de sens ». Et cette autre : « La géométrie n’est pas vraie. Elle est commode ; elle est avantageuse ». Proprement, n’est-ce pas là un renversement des croyances que nous, les ignorants, imaginions fondées sur le roc des certitudes ?
Jehan Soudan fait allusion à la fois au relativisme de Poincaré (sur le mouvement des planètes) et à son conventionnalisme (sur la nature de la géométrie), citant en référence ses
… travaux transcendants (…) résumés aux âges de deux maîtres livres : La Science et l’Hypothèse ; La Valeur de la Science, œuvres d’une portée considérable. Deux poèmes de science pure que l’Académie a « couronnés », en se faisant l’honneur d’offrir, sous la coupole, le fauteuil du poète Sully Prudhomme au poète Poincaré.
Concernant ces assertions d’Henri Poincaré sur l’astronomie et sur la géométrie, que d’aucuns qualifièrent de « blasphématoires » ou de « révolutionnaires », Jehan Soudan ajoute, toujours dans son style inimitable :
Ce sont des élans irrésistibles de l’indépendance de sa pensée. Et il a soin de nous dire que la « vérité de la science » ne vit que dans son expression en vocables dans la traduction en paroles. Quelles paroles de clarté, de simplicité lumineuse a trouvées, en ses conclusions, le savant académicien !
On retrouve ici certains des ingrédients de la confusion qui put entourer et alimenter les polémiques autour des déclarations et écrits de Poincaré : le style du narrateur, les raccourcis bien trop hasardeux, et évidemment la méconnaissance du sujet. Cette méconnaissance était aggravée par le fait que la rotation de la Terre pouvait être comprise confusément : s’agit-il de la rotation de notre planète sur elle-même, ou de sa rotation autour du Soleil ? Poincaré avait bien vu cette confusion, lui qui avait inauguré en 1902 avec son ami Camille Flammarion la réédition de l’expérience du pendule de Foucault : il prit soin de séparer précisément les deux questions dans sa mise au point à la fin de La valeur de la science (pages 273-274 de l’édition citée plus haut).
Mais visiblement cela ne suffisait pas, puisque la polémique perdura. L’éloge rédigé par Jehan Soudan eut donc au moins l’avantage de permettre à Poincaré de répondre une nouvelle fois, dans l’interview qu’il lui accorda, à ceux qui l’attaquaient sur (ou récupéraient ses) assertions mal comprises. Laissons ici place au fac-similé du passage de l’article qui donne brièvement la parole à l’homme de science sur cette question :

 

 

 

 

Notons au passage, et les lecteurs auront pu le constater sur la page de couverture de la Revue Illustrée reproduite plus haut, que le nom de famille est écrit tout au long de l’article « Poincarré » au lieu de « Poincaré ». Notons aussi le fait que l’auteur de l’article n’a pas pu s’empêcher de faire référence (de façon bien artificielle) à Alphonse Allais (1854-1905) : il faut préciser que Jehan Soudan de Pierrefitte n’eut en effet à peu près pour seul titre de gloire que son amitié avec Allais et la publication qu’il rédigea avec ce dernier d’un piètre vaudeville intitulé Dans la peau d’un autre.

 

Mais il permet ainsi à Poincaré de revenir sur cette polémique concernant la rotation de la Terre et le système de Galilée. Notons d’ailleurs que l’article, largement illustré (c’est le principe même de la Revue Illustrée, comme son nom l’indique), comporte une photo de Poincaré (celle de la une de couverture) dédicacée cette fois par ses soins, et que la dédicace choisie par l’homme de science n’est évidemment pas anodine puisqu’il reprend le célèbre « E pur si muove » !

 

 

 

 

Il mit un terme à cette polémique dans sa célèbre conférence de 1909 sur la mécanique nouvelle au congrès de l’Association Française pour l’Avancement des Sciences (Lille, 1909), et c’est un extrait significatif de ce texte que nous présentons ici :

 

Je suppose un observateur qui se déplace vers la droite ; tout se passe pour lui comme s’il était au repos, les objets qui l’entourent se déplaçant vers la gauche : aucun moyen ne permet de savoir si les objets se déplacent réellement, si l’observateur est immobile ou en mouvement. On l’enseigne dans tous les cours de mécanique, le passager sur le bateau croit voir le rivage du fleuve se déplacer, tandis qu’il est doucement entraîné par le mouvement du navire. Examinée de plus près, cette simple notion acquiert une importance capitale ; on n’a aucun moyen de trancher la question, aucune expérience ne peut mettre en défaut le principe : il n’y a pas d’espace absolu, tous les déplacements que nous pouvons observer sont des déplacements relatifs. Ces considérations, bien familières aux philosophes, j’ai eu quelquefois l’occasion de les exprimer ; j’en ai même recueilli une publicité dont je me serais volontiers passé ; tous les journaux réactionnaires français m’ont fait démontrer que le Soleil tourne autour de la Terre ; dans le fameux procès entre l’Inquisition et Galilée, Galilée aurait eu tous les torts. Il est à peine nécessaire de dire ici que je n’ai jamais eu une telle pensée ; c’est bien pour la vérité que Galilée combattait, puisque, sans lui, l’Astronomie et la Mécanique céleste n’auraient pu se développer. [« La mécanique nouvelle », Comptes rendus des sessions de l’Association Française pour l’Avancement des Sciences, Paris, 1909. Texte repris de l’ouvrage portant le même titre (Gauthier-Villars, Paris, 1923). Voir la rubrique « En savoir plus »]
Le malentendu, dans ce débat de près de dix ans, venait à la fois des intentions malveillantes et partisanes de ses détracteurs, mais aussi de l’effet délicat et parfois imprévisible de l’acte de vulgarisation : ses propos sur la relativité de l’espace pouvaient ne pas être compris, voire détournés, ce qui fut le cas en l’occurrence.
C’est certainement pour cette raison que, un an après sa dernière mise au point dans sa « Mécanique nouvelle », on le voit revenir longuement ici sur cette question, alors qu’il s’adresse à des enfants et que ce n’est pas a priori l’objet principal de son propos. Il insiste donc à nouveau sur la pertinence du système de Copernic, comme pour rappeler qu’il avait été mal compris auparavant, mais il ne renonce pas pour autant à l’aspect conventionnel de celui-ci (une « hypothèse ») puisqu’il conclut :
Un seul des mouvements apparents est réel : la lune tourne effectivement autour de la terre.
On ne peut évidemment pas manquer de faire le lien avec sa philosophie des sciences, exprimée dans ses ouvrages bien connus, et d’y voir un des aspects de son « conventionnalisme ».

 

 

De l’absence de hasard à la météorologie
Un autre fait troublant à ce stade de son exposé est son rejet du hasard. Ce qui semble visiblement le plus probant à ses yeux dans l’échec de Ptolémée, c’est ce « singulier hasard » qui, dans son modèle, faisait que « pour toutes les planètes sans exception, une de ces révolutions s’accomplissait précisément en un an ». Et l’affirmation catégorique qui suit est lourde de sens à la fois sur sa propre vision du monde et de la science, mais aussi sur la partialité qu’il peut mettre dans son propos pour la défendre, y compris lorsqu’il parle à des enfants qu’il sait influencer :
Il n’y a pas de hasard ; toutes les fois que dans une théorie scientifique on est obligé d’invoquer le hasard, c’est qu’on se trompe.
Il s’agit là d’une prise de position quasi dogmatique et non d’une vérité dictée par les faits ou par une logique déductive et/ou inductive. Elle nous renvoie bien sûr au célèbre « Dieu ne joue pas aux dés » d’Albert Einstein, phrase par laquelle ce dernier exprimait une conception plus réductrice encore puisqu’il refusait toute vision probabiliste (ce que Poincaré ne fit pas), épris qu’il était de l’idée a priori d’une construction idéale aux solutions exactes de l’édifice unifié de la physique. Cet idéal est toujours d’actualité, même si la science a mis depuis lors beaucoup d’eau dans son vin : toutes les théories élaborées pour unifier les deux physiques (celle des quantas et celle des astronomes) expriment encore cette quête (théorie des cordes, de l’émergence, univers chiffonnés, etc.).
Mais Poincaré ne fait finalement qu’exprimer ici ce qu’il a défendu (avec succès) durant la majeure partie de sa vie : le hasard n’est que le terme, le concept que nous invoquons pour exprimer ce que nous ne pouvons voir dans les causes de phénomènes qui finalement semblent en relever. Anticipant sur ce que l’on nomme aujourd’hui l’ « effet papillon », n’écrivait-il pas en 1908 :
Une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard...Mais, lors même que les lois naturelles n'auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrons connaître la situation initiale qu'approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c'est tout ce qu'il nous faut, nous dirons que le phénomène a été prévu, qu'il est régi par des lois ; mais il n'en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux (5).
Il affirme même un peu plus loin dans ce chapitre sur les astres, dans le paragraphe intitulé « Régularité du Monde », sa confiance en la découverte de « lois inflexibles » pour expliquer toutes choses. On ressent son propre émerveillement (un permanent « sujet d’étonnement », dit-il) devant l’agencement parfait des éléments qui constituent notre Univers. Émerveillement qui l’a conduit, comme d’autres, à ce rejet d’un hasard qui viendrait perturber cette belle harmonie. Et son court passage sur la science météorologique (encore balbutiante à son époque) nous montre cette foi en une science qui finira un jour ou l’autre par traduire toutes choses en lois et donc à en évacuer le hasard :
La pluie et le beau temps par exemple nous semblent se succéder comme par hasard ; c’est que nous n’avons pas encore réussi à en débrouiller les lois, mais nous sommes sûrs que ces lois existent, et le jour où on les aura reconnues, on prédira les orages avec une absolue certitude comme les éclipses aujourd’hui.
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Copernic a donc sauvé à ses yeux l’astronomie de ses égarements sur les voies du hasard, et il s’attache ensuite dans son texte à faire prendre conscience aux jeunes personnes auxquelles il s’adresse de l’ « immensité du Monde » et de la façon de mesurer les distances astronomiques. L’exercice est délicat car il doit faire appel à des images accessibles aux enfants pour leur faire voir l’inaccessible. Nous laissons le lecteur découvrir cette comparaison entre les positions relatives de la Terre et des étoiles, et celles d’un arbre et d’un village aperçus d’un train. Là encore, l’observation est son terrain de référence, et il fait d’ailleurs intervenir deux « observateurs », l’un en Europe, l’autre en Amérique. Plus loin, il lui faudra imaginer des observateurs d’un type un peu particulier : des géants qui permettent de relativiser la taille des planètes et autres astres (la Terre devient un petit pois puis un « point imperceptible », le Soleil une « grosse citrouille » puis à son tour un simple point, etc.). La référence au train, récurrente dans son exposé, lui permet de faire prendre conscience (par la durée du voyage à la vitesse de 100 kilomètres à l’heure) de la distance de la Terre au Soleil. Pour les plus grande distances encore, il lui faut recourir à la lumière et à sa grande vitesse pour montrer l’ordre des distances qui nous séparent des étoiles les plus proches. On voit donc là à nouveau le Poincaré pédagogue faire appel aux références enfantines (les géants des contes) et au merveilleux pour faire appréhender des notions ou des mesures qui échappent à nos sens habituels. Et cela sans avancer de calcul rébarbatif, sans s’encombrer de théorie.
Quelle infinie distance a dû aussi parcourir Poincaré pour simplifier à un tel degré cette « Mécanique céleste » qu’il enseigna à un niveau de complexité rarement atteint avant lui à la Sorbonne. Quand on parcourt ses leçons données dans la prestigieuse université parisienne – des centaines de pages couvertes de formules hermétiques au commun des mortels –, on mesure le souci de pédagogie qui devait l’animer et qui le conduisit à vulgariser de façon aussi simple, et dans le respect (donc la connaissance) de l’imaginaire enfantin, cette science dont il fut l’un des grands théoriciens.
Pourtant, même dans ses cours à la faculté des sciences, on trouve parfois, au milieu de pages couvertes d’équations, des passages qui ne sont pas sans évoquer une forme de poésie, comme celui-ci, extrait de la deuxième partie du tome II de sa Mécanique céleste :
Pour étudier l’action d’une planète troublante sur le système formé par le Soleil et une planète troublée, on commence par former les équations du mouvement de ce système comme si la planète troublante n’existait pas.
C’est ici une indirecte référence à Urbain Le Verrier, tant par les expressions utilisées que par la référence à des hypothèses ad hoc rappelant implicitement l’histoire et l’importance de la conjecture faite par ce dernier en 1846 sur l’existence d’une planète (6) expliquant les aberrations du comportement d’Uranus dans les schémas de la mécanique newtonienne : hypothèse confirmée rapidement par Johan Galle qui mit ainsi en évidence cette fameuse « planète troublante » qui sauva pour un temps le paradigme newtonien (au point d’en faire l’exemple par excellence de ces types de sauvetage dans l’épistémologie contemporaine, de Karl Popper à Thomas Kuhn). Nous n’avons retenu ici que la poésie des termes employés par Poincaré, mais il nous fallait bien sûr préciser l’arrière-plan scientifique, épistémologique et historique qu’ils dissimulent.
Et sa conclusion sur les comètes, quand il s’adresse aux enfants, est en tout cas à leurs yeux bien poétique et « troublante » pour les inciter à observer le ciel avec émerveillement et envie de comprendre ce qui s’y passe :
Tout ce que nous savons d’elles, c’est que quand elles sont vieilles elles disparaissent et sont remplacées par des essaims d’étoiles filantes.

 

Avril 2011

 

 

L’auteur tient à remercier ici Alexandre Moatti qui, comme pour les précédentes contributions, a largement participé à l’évolution de cet article par ses patientes relectures et ses judicieuses corrections et suggestions. Merci aussi aux précieux conseils de Jean-Marc Ginoux dont on trouvera sur BibNum une belle contribution sur le travail d’Henri Poincaré.

 

 

 

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(1) « Sur les principes de la mécanique », Congrès international de philosophie, Paris, août 1900 : Bibliothèque du Congrès international de philosophie, Vol. III, Logique et histoire des sciences, Armand Colin, Paris, 1901, p. 457-494. Poincaré reprit ce texte dans La science et l’hypothèse (Flammarion, Paris, 1902), aux chapitres 6 (La mécanique classique) et 7 (Le mouvement relatif et le mouvement absolu). Cité par Michel Paty : voir la rubrique « En savoir plus ».

(2) On peut lire en ligne le compte rendu que Michelson et Morley ont eux-mêmes fait de cette expérience dans l’American Journal of Science en novembre 1887 : voir la rubrique « En savoir plus ».

(3) Ce dernier accompagna donc son travail de cette remarque fort honnête : « Évaluer l’accueil reçu par les œuvres philosophiques de Poincaré auprès du grand public n’est pas une tâche aisée : seuls les comptes rendus parus dans la presse ou les témoignages de personnes ayant connu le mathématicien peuvent nous en donner un aperçu. Ce travail reste à en grande partie à faire : il ne peut passer que par un dépouillement exhaustif des principaux journaux de l’époque. Heureusement, plusieurs anecdotes concernant la réception de ses idées sont connues et permettent d’apprendre que Poincaré fut parfois mal compris de la grande presse et qu’il consacra beaucoup de son temps à tenter de lever certains malentendus. Ces anecdotes sont d’ailleurs souvent amusantes».

(4) La valeur de la science, Paris, Flammarion, Bibliothèque de Philosophie Scientifique, réédition de 1908, page 271.

(5) Science et méthode. Éditions Ernest Flammarion, Paris, 1908, page 68.

(6) Voir l’analyse BibNum par James Lequeux du texte de Le Verrier (1846) sur Neptune.

 

OUVRAGES

 

 

Henri Poincaré. Ce que disent les choses, Christian Gérini, Hermann, 2010 : l’ouvrage Ce que disent les choses (Hachette, 1911) reproduit en fac-similé, dont l’ensemble des cinq textes de Poincaré analysés par l’auteur.
Henri Poincaré. Ce que disent les choses, Christian Gérini, Hermann, 2010 : l’ouvrage Ce que disent les choses (Hachette, 1911) reproduit en fac-similé, dont l’ensemble des cinq textes de Poincaré analysés par l’auteur.

 

 

L'héritage scientifique de Poincaré d’Eric Charpentier, Étienne Ghys, Annick Lesne, Belin, 2006.
L'héritage scientifique de Poincaré d’Eric Charpentier, Étienne Ghys, Annick Lesne, Belin, 2006.

 

 

Poincaré. Philosophe et Mathématicien d’Umberto Bottazzini, Pour la Science, 2002
Poincaré. Philosophe et Mathématicien d’Umberto Bottazzini, Pour la Science, 2002.

 

 

Henri Poincaré, les sciences et la philosophie, Paris, L’Harmattan, 2001 (réédition augmentée de Une Philosophie de savant. Henri Poincaré et la logique mathématique, Paris, Maspero, 1978), suivi en annexes de la traduction des textes de Bertrand Russell sur Poincaré.
Henri Poincaré, les sciences et la philosophie, Paris, L’Harmattan, 2001 (réédition augmentée de Une Philosophie de savant. Henri Poincaré et la logique mathématique, Paris, Maspero, 1978), suivi en annexes de la traduction des textes de Bertrand Russell sur Poincaré.

 

 

 

 

SITES INTERNET

 

 


Le site dédié à Henri Poincaré (Institut Henri Poincaré).

 

 


Le site des Archives Henri Poincaré (laboratoire LPHS, université de Nancy-II).