Comptes-rendus de l'Académie des sciences, séance du lundi 13 mai 1844
1844
Dans ce texte, Liouville est le premier à mettre en évidence un nombre transcendant (c’est à dire non algébrique) ; il résume cela comme « des classes très étendues de quantités dont la valeur n’est ni rationnelle ni même réductible à des irrationnelles algébriques », c’est à dire « une grande quantité de nombres qui ne sont pas algébriques ».
La première phrase du mémoire de Liouville du 13 mai 1844 est en elle-même tout un programme : « Des classes très étendues de quantités dont la valeur n’est ni rationnelle ni même réductible à des irrationnelles algébriques ». Autrement dit l’existence en grande quantité de nombres qui ne sont ni irrationnels ni algébriques (solutions d’une équation algébrique) : Liouville est le premier à avoir cette idée ; il explique même comment construire un nombre non algébrique. C’est la découverte des nombres non algébriques, qui seront désignés comme nombres de Liouville avant d’être appelés nombres transcendants. Liouville examine la décomposition en fraction continue d’un nombre x solution d’une équation algébrique. Il démontre simplement que le dénominateur du « quotient incomplet » (développement en fraction continue arrêté à un stade donné) du nombre algébrique x est borné par une formule donnée. Il construit ensuite des nombres dont le développement en fraction continue ne respecte pas cette formule : ils sont donc non algébriques. Par la suite, le mathématicien français Hermite démontra le caractère transcendant de e (1873), et le mathématicien allemand Lindemann celle de π (1882).
(Michel Mendes France, ancien élève de l’École polytechnique, est mathématicien, professeur émérite à l’Université de Bordeaux).

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où a, b,…., g, h sont des entiers donnés non tous nuls. Ainsi, par exemple, les nombres suivants sont algébriques :
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Si le polynôme ne peut se factoriser en deux polynômes, n s’appelle le degré du nombre algébrique. Les nombres de degré algébrique 1 correspondent exactement aux nombres rationnels. Les autres nombres algébriques sont dits irrationnels : dans la liste ci-dessus, les degrés respectifs sont 1, 1, 2, 6, 2.
Si x est un nombre algébrique réel de degré n supérieur ou égal à 2 (donc irrationnel), alors il existe une constante positive non nulle C telle que, pour tout nombre rationnel
p/q, on a :![]()
Autrement dit, même si l’ensemble des rationnels est dense, un nombre algébrique irrationnel se laisse mal approcher par les rationnels.
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Si donc x est réel algébrique, il existe un polynôme à coefficients entiers non tous nuls tel que f(x) = 0, et l'égalité précédente implique :

Nous allons chercher à minorer cette quantité par une quantité de type A/qn (inégalité de Liouville).
Démonstration de l’inégalité de Liouville
Cherchons d’abord à minorer le numérateur qn f(p/q). Comme le fait remarquer Liouville, cette quantité, qu’il appelle f(p,q), est égale à apn + bpn-1 +…. + hqn : c’est un nombre entier. Liouville avait pris la précaution d'indiquer que le polynôme f avait été « débarrassé de tout facteur commensurable », c’est-à-dire réduit à la forme où il n’admet que des solutions irrationnelles. Cette précaution prise, le numérateur ne peut jamais être nul ; s’agissant d’un nombre entier (positif ou négatif), sa valeur absolue est toujours minorée par 1. Cherchons à présent à majorer la quantité |f’(t)| figurant au dénominateur, en rappelant que t est compris entre p/q et x. On choisit p/q tel que – 1 < x – p/q < 1. Alors, f’ étant une fonction polynomiale bornée sur l’intervalle [x – 1, x + 1], elle prend sur ce segment des valeurs finies, qu’on peut majorer, pour reprendre la notation de Liouville, par une quantité A constante : |f’(t)| < A. En reportant ci-dessus, après avoir minoré le numérateur et majoré le dénominateur (avec C = 1/A), on obtient l’inégalité de Liouville :

(on prend a = 10 dans l’exemple qu’il donne en fin d'article)
est « trop bien approché » par les sommes partielles
, d'où il conclura que y est transcendant.
Détaillons ce calcul.
La série de Liouville est un nombre transcendant
Examinons la quantité
= 0,0000…….01…….. : le premier 1 apparaît à la position (N+1)! après la virgule, et d’autres 1 apparaissent, de plus en plus espacés. On peut donc majorer cette quantité par exemple par le nombre où 2 apparaît à la position (N+1)! après la virgule, suivi de 0 :
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Pour toute quantité positive non nulle C, cette dernière quantité est majorée par
dès lors que N est assez grand pour que
(rappel : qN = 10N!). Donc, pour tout n donné, pour toute quantité positive non nulle C, on a pu trouver une infinité de p/q (à savoir les pN/qN pour N assez grand) tels que
Ceci contredit l’inégalité de Liouville et permet de conclure que y est transcendant. On notera au passage qu’un nombre algébrique irrationnel ne peut être « approché de trop prés » par des nombres rationnels (inégalité de Liouville), en revanche certains nombres transcendants peuvent être ainsi « approchés ».

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