Léonard de Pise : un sujet anodin devenu référence, et une contribution considérable mais oubliée à l’arrivée de l’algèbre en Europe

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Léonard de Pise : un sujet anodin devenu référence, et une contribution considérable mais oubliée à l’arrivée de l’algèbre en Europe
Auteur : Léonard de Pise, alias Fibonacci (1170 - après 1240), mathématicien pisan écrivant en latin.
Auteur de l'analyse : Jérôme Gavin, mathématicien, enseignant de mathématiques au Collège Voltaire à Genève & Alain Schärlig, mathématicien et docteur en économie politique, professeur honoraire à la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne.
Publication :

Extraits du Liber abaci (Le Livre du calcul), manuscrit du fonds Magliabechiano à la Bibliothèque nationale de Florence, transcrit et publié par Baldassare Boncompagni en 1857 sous le titre Il Liber abbaci di Leonardo Pisano, Tipografia delle scienze mathematiche e fisiche, Rome, 457 p.

Année de publication :

1202

Nombre de Pages :
213 folios, soit 426 pages
Résumé :

Pour la première fois en français, quelques extraits de cet ouvrage traduits du latin : chiffres indiens, nombres parfaits, partage des pains, suite des lapins, fausse position simple et double. Où l’on s’aperçoit, avec cet ouvrage volumineux, que Fibonacci a fait beaucoup plus que poser un simple problème de reproduction de lapins pour lequel il est passé à la postérité !

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
Septembre 2015

Les chiffres que nous appelons arabes – à tort puisqu’ils sont indiens –, et surtout le calcul écrit qu’ils ont rendu possible, ne sont pas arrivés en Europe en tombant du ciel. Après une timide apparition à Tolède vers 1143, ils ont été présentés pour la première fois dans un ouvrage complet à Pise, en 1202. L’auteur était un voyageur fraîchement rentré d’Égypte et du Proche-Orient, Léonard de Pise, qui a produit du même coup – en latin – un considérable traité d’arithmétique, qui se termine par un large panorama de l’algèbre.

 

Pise était à la fin du 12e siècle une grande puissance maritime commerciale, comparable à Gênes ou à Venise. Elle disposait notamment d’un comptoir à Bougie, actuellement Bedjaia (Vgeith en kabyle) en Algérie. C’est là que travaillait le père de Léonard, « à la douane » selon son fils. Et c’est là qu’il aurait observé la manière très efficace qu’avaient les marchands arabes de faire leurs calculs. Le fait est qu’il fit venir son fils à Bougie, pour qu’on lui apprenne à utiliser « les neuf chiffres indiens », cela certainement dans l’idée de lui conférer un avantage concurrentiel dans une future carrière de fonctionnaire à Pise.

 

Mais Léonard fut tellement enthousiasmé par ce nouveau calcul qu’il ne rentra pas à Pise. Il partit se perfectionner « en Egypte, en Syrie, en Grèce, en Sicile et dans la Province [romaine] ». Et là, au contact de commerçants arabes, il apprit tout ce qui était disponible du nouveau calcul : une science qui s’était développée au cours des quatre siècles précédents – l’ouvrage fondamental d’Al Khowarizmi avait été écrit à Bagdad vers 825 – et était parvenue à une grande maturité. C’est ce qu’il a consigné dans son Liber abaci, sobrement intitulé « Le livre du calcul ».

 

Curieusement, c’est un petit problème amusant qui relèverait pour nous des mathématiques de divertissement, et qui occupe une infime partie de l’ouvrage – moins de deux tiers de page sur 426 –, qui a valu la notoriété à son auteur : on y a trouvé au 19e siècle de quoi définir la suite de Fibonacci. Et l’on a en revanche oublié qu’il avait introduit les nouveaux chiffres et le nouveau calcul en Europe, qu’il avait été le premier à y présenter l’algèbre – il est vrai sous une forme très peu efficace ! – et qu’il avait été le premier à présenter la fausse position sous tous ses modes de résolution.

 

En un mot : Léonard de Pise n’a rien inventé, mais il a joué un rôle essentiel dans le démarrage de l’arithmétique moderne en Occident.

 

                                                                                                                                                         

 

 

Jérôme Gavin est mathématicien. Il enseigne les mathématiques au Collège Voltaire à Genève, en classes terminales notamment. Il a écrit jusqu’ici deux ouvrages en histoire du calcul, coécrits avec Alain Schärlig.

 

Alain Schärlig est mathématicien, et docteur en économie politique. Il est professeur honoraire à la Faculté des Hautes études commerciales de l’Université de Lausanne. Il a écrit à ce jour huit livres en histoire du calcul, dont les deux derniers avec Jérôme Gavin.

 

Tous ces ouvrages ont été publiés aux Presses polytechniques et universitaires romandes, la maison d’édition de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL).

 

 

 

The numerals that we mistakenly term Arabic (they are in fact Indian) – and, more especially, the written calculations they made possible – did not arrive in Europe out of nowhere. After their first timid appearance in Toledo in 1143, they were presented for the first time in a work published in Pisa in 1202. The author was Leonardo da Pisa, a traveller who had recently returned from Egypt and the Middle East. This Latin publication was a significant mathematical treatise in its own right, and it concludes by offering a wide overview of algebra.

In the late 12th century, Pisa was a major maritime trading power, in the same league as Genoa and Venice. It had a notable trading post in Bugia, now known as Béjaïa (or Bgayet in Kabyle), in Algeria. This is where Leonardo’s father worked – at “customs”, according to his son. There he may have observed the Arab tradesmen’s very efficient way of performing their calculations. In any case, he had his son brought to Bugia so that he would learn to use the “nine Indian figures”, doubtless with the aim of giving him a competitive advantage in his future career as a civil servant in Pisa.

But Leonardo was so enthused by this new method of calculation that he did not return to Pisa. Instead he left to “hone” his skills “in Egypt, Syria, Sicily and the [Roman] Province”. Mixing with the Arab traders, Leonardo learnt everything there was to know about the new method of calculation, a science that had developed over the previous four centuries – al-Khwārizmī’s founding text had been written in Baghdad in 825 – and which by Leonardo’s day had reached a significant level of maturity. It was this that Leonardo recorded in his Liber abaci, soberly entitled “The Book of Calculation”.

Curiously, it was an amusing little maths problem – which for us amounts to nothing more than entertainment – and which takes up a tiny portion of the book (less than two thirds of a page out of a total of 426 pages) – which brought the author fame: in the 19th century, this problem provided the material to define what became known as the Fibonacci sequence. At the same time, history has overlooked the fact that Leonardo also introduced the new numerals and new method of calculation into Europe, that he was the first person to introduce algebra to this continent – admittedly in a very unwieldy form! – and that he was the first to present the various forms of false position.

In a word, Leonardo invented nothing, but he played a crucial role in the development of modern arithmetic in the West.

                                                                                                                                                                                                                                    
                                                                           
 
 
Jérôme Gavin is a mathematician. He teaches mathematics at the Collège Voltaire in Geneva, where he mainly teaches final-year students. He has co-written two books about the history of calculation with Alain Schärlig.

Alain Schärlig is a mathematician and holds a PhD in political economy. He is honorary professor at the Faculty of Business (HEC), University of Lausanne. He has written eight books about the history of calculation, of which the two most recent were co-written with Jérôme Gavin.

These books are published by the Presses polytechniques et universitaires romandes, the publishing house of the École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL).

Léonard de Pise : un sujet anodin devenu référence, et une contribution considérable mais oubliée à l’arrivée de l’algèbre en Europe
Jérôme Gavin, mathématicien, enseignant de mathématiques au Collège Voltaire à Genève & Alain Schärlig, mathématicien et docteur en économie politique, professeur honoraire à la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne.

 

Léonard de Pise (v. 1175- v. 1250) a certainement été l’un des plus grands vulgarisateurs des mathématiques, si l’on prend le terme dans son sens noble : mettre une discipline à la portée du plus grand nombre, et contribuer ainsi à la répandre dans la société.

Or, s’il est célèbre de nos jours auprès des amateurs de mathématiques – de surcroît sous le nom de Fibonacci, qu’il n’a pas porté de son vivant – c’est pour une simple suite de nombres, cachée dans l’un de ses innombrables problèmes de mathématique amusante, et dont il n’avait même pas noté les remarquables propriétés.

C’est injuste. Car il mérite la reconnaissance de tous, pour son immense contribution au développement du calcul dans le monde occidental. Mais cela s’explique, aussi – au moins en partie. Car son Liber abaci, un immense ouvrage en latin terminé en 1202, n’a été traduit jusqu’ici qu’en anglais – et cela en 2002 uniquement. Il est donc justifié d’offrir aux lecteurs francophones quelques visions de ce texte, en en commentant cinq extraits marquants, dans une traduction française de notre cru.

 

 

[Extrait 1] Il ne s’appelait pas Fibonacci !

Le titre dit d’abord que le livre est un liber Abaci, c’est-à-dire un livre de calcul, ou d’arithmétique. Le recours au mot abacus pour désigner le calcul mérite d’être relevé : il se réfère à l’ancien calcul au moyen de jetons, conduit sur une surface plane pourvue de colonnes, appelée abaque, en latin abacus. Les nouveaux chiffres et le nouveau calcul décrits par Léonard, bien plus efficaces, allaient lentement remplacer cette technique ; mais son nom a subsisté. Notons qu’on désigne couramment l’ouvrage comme le Liber abaci, en privilégiant cette orthographe à abbaci qui apparaît presqu’aussi souvent.

Le titre dit ensuite que le livre a été « composé par Léonard, fils de Bonaccio, Pisan » (compositus a leonardo filio Bonacij Pisano). Le nom Fibonacci n’y apparaît donc pas, quand bien même c’est dans cet ouvrage, au folio 123 du manuscrit, que commence le problème des lapins dont est issue la célèbre « suite de Fibonacci ». D’ailleurs comme on va le voir, ce nom n’apparaît nulle part à l’époque de Léonard.

 

Figure 1 :   Extrait du Liber Abaci, département des manuscrits de la Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze (lien ; 214 pages reliées, 29,8*20,8  cm).  Sur la page de droite, c’est  le paragraphe consacré aux « suites de Fibonacci », avec détail  ci-dessous, figure 1bis. La suite est 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89, 144, 233, 377, 610 (chaque nombre est la somme des deux qui le précèdent) – la graphie des chiffres n’est pas celle que nous connaissons : le 3 ressemble à un  Z, le  5 à un 7, le 4 est difficilement descriptible…

 

 

 

 

On ne peut d’ailleurs même pas considérer que Fibonnacci était un surnom, qu’il aurait porté à l’époque, car, lorsqu’on lui en attachait un, c’était celui de bigollo, qui signifiait peut-être « voyageur[1] » ou « bougillon » en dialecte pisan, ou encore « bon à rien » ou « crétin[2] ». Certains commentateurs pensent que ce serait l’intéressé lui-même qui se serait donné ce surnom par autodérision, mais d’autres y voient une insulte devenue définitive[3]; elle lui aurait été attribuée par ses concitoyens, parce qu’il ne se consacrait pas tout entier, comme eux, à l’activité commerciale. Notre homme est notamment désigné comme Leonardo bigollo quondam Guilielmi (« Léonard bigollo, fils de Guillaume ») dans un document de 1226[4] ; et il est mentionné comme Maiestro Leonardo Bigollo (« Maître Léonard bigollo ») dans la décision des Autorités de Pise, en 1240 ou 1241, de lui verser une pension pour services rendus. Cela désigne ce surnom comme véritablement « officiel ».

Un autre indice suivant lequel Léonard ne s’appelait pas Fibonacci, ni comme nom ni comme surnom, nous est donné un demi-siècle plus tard : l’auteur anonyme qu’on désigne sous le nom de Maestro umbro (le Maître ombrien), ainsi appelé parce qu’il a rédigé son texte en dialecte d’Ombrie, a donné comme titre à son propre ouvrage d’arithmétique, écrit vers 1290, « Ceci  est le livre de calcul selon l’opinion du maître Léonard de la maison des enfants Bonacci à Pise » (Quisto ène lo livero de l’abbecho secondo la oppenione de maiestro Leonardo de la chasa degli figluogle Bonaçie da Pisa). Si Léonard avait porté le nom ou le surnom de Fibonacci, celui-ci serait certainement cité dans ce titre, en lieu et place d’une allusion à la maison Bonacci.

C’est vraisemblablement la relative homophonie avec le filio Bonacij figurant dans le titre du Liber abaci qui a incité certains auteurs, à partir de la fin du XVIIe siècle semble-t-il, à coller le patronyme de Fibonacci à Léonard. Boncompagni[5] en a trouvé mention dès 1787, puis en 1812, 1818 et 1820, et ensuite sous la plume du mathématicien Michel Chasles en 1837. La même année Guillaume Libri[6] cite aussi Fibonacci, et se fend d’une note explicative : ce nom serait selon lui une contraction de filius Bonacci, « une contraction dont on trouve de nombreux exemples dans la formation des noms de familles toscanes ». Libri n’a donc pas été le premier, mais il semble avoir été conscient que le nom n’était pas directement lié à Léonard, et qu’il devait se justifier s’il l’employait.

Le titre du manuscrit retenu par Boncompagni, qui l’a transcrit et imprimé en 1857, dit enfin que l’ouvrage a été écrit « en l’an 1202 » (in Anno .Mo cco ijo.). D’autres manuscrits comportent ce même titre, complété de la mention « et corrigé par lui-même en [12]28 » (et correctus ab eodem anno XXVIII)[7]. La dédicace à Michael Scotte, astrologue de l’empereur Frédéric II, à la première ligne, ajoutée selon certains lors de la deuxième édition, donne à penser que le texte qui nous sert de référence a été retouché par Léonard en 1228, et que c’est donc sa version définitive. La copie prise en compte par Boncompagni aurait été réalisée selon lui au XIVe siècle[8].

 

Figure 2 : Statue de Leonardo da Pisa (dit Fibonacci), par Giovanni Paganucci (1863), sur le Camposanto de Pise (WikiCommons, auteur Hans-Peter Postel)

 

 

 

 

[Extrait 1, suite] Il a beaucoup voyagé !

Tant à Pise qu’à Bougie, Léonard a grandi dans un monde de commerçants. Et il n’est pas étonnant que son père, en regardant calculer les commerçants arabes, ait détecté dans leur pratique un avantage concurrentiel considérable dont il convenait de faire bénéficier son fils en vue de sa future carrière. Mais celui-ci est allé bien au-delà : il est parti voyager dans le monde arabe, et n’a pas gardé pour lui les connaissances acquises au cours de son périple – il les a au contraire développées d’abord, et publiées ensuite, pour le plus grand profit des commerçants toscans. Dès lors ceux-ci ont rapidement abandonné le calcul au moyen de jetons sur l’abaque, et envoyé leurs enfants s’instruire dans des bottege d’abbaco (des boutiques où l’on enseignait l’arithmétique), pour y acquérir le nouveau calcul dont la première originalité était d’être conduit dorénavant par écrit.

Pour l’époque, le périple studieux qu’a réalisé Léonard n’est pas habituel. Et considérable est son ouvrage, qui expose en 1202 les développements qu’a connus l’arithmétique en quatre siècles, depuis qu’Al Khowarizmi en a jeté les bases sur un parchemin à Bagdad vers 825[9]. En comparaison, la traduction de ce dernier ouvrage établie par des moines de Tolède vers 1143, ou sa version réduite mais mieux écrite rédigée par Sacrobosco à Paris vers 1230, n’expose que les chiffres arabes et les quatre opérations, c’est-à-dire l’état de l’arithmétique telle qu’elle était au temps d’Al Khowarizmi, et donc quatre siècles auparavant. La différence est de taille, et Léonard a bien perçu l’importance de l’œuvre du mathématicien de Bagdad.

On notera aussi que Léonard a apprécié « le choc des discussions » ; qu’il se prononce explicitement contre le calcul sur l’abaque, qu’il appelle arc de Pythagore par allusion à un texte de Gerbert d’Aurillac[10] datant de deux siècles avant lui ; et qu’il rejette aussi l’algorisme, qui n’est autre que le calcul très élémentaire décrit dans le texte de Sacrobosco, et désigné par une déformation latine (algorismus) du nom d’Al Khowarizmi.

Il déclare enfin qu’il se range à la manière indienne, dont on va voir à l’instant qu’elle consiste à utiliser les chiffres que nous appelons arabes – à tort puisqu’ils sont d’origine indienne –, et plus généralement à pratiquer le calcul par écrit. Ces quelques mots d’apparence anodine ont valeur de profession de foi, sous la plume de l’homme qui va lancer le calcul nouveau en Occident. Mais ils ne l’empêchent pas de déclarer une admiration certaine pour la géométrie d’Euclide, à laquelle il a certainement été initié par les savants arabes rencontrés au cours de son voyage. Ni d’ailleurs de recourir aux chiffres romains pour déclarer qu’il va diviser son ouvrage en XV chapitres ! On retrouve d’ailleurs des chiffres romains tout au long de son texte.

 

 

Comment écrire Al Khowarizmi ?

 

C’est l’occasion de préciser un point d’orthographe. Nous optons pour l’écri­ture Al Khowarizmi, d’abord parce qu’elle est la plus répandue en français, et ensuite parce qu’elle est en harmonie avec les mots algorisme et algorithme, qui en sont une déformation et qui sont passés en latin, puis dans notre langue, avec leur o.

Il est vrai qu’il serait plus cohérent, au vu des conventions qui se sont établies peu à peu sur la transcription des noms de lieux de cette région, d’écrire Al Khwarizmi comme le fait Allard[1], puisqu’on écrit dorénavant Khwarezm pour sa ville ou sa région d’origine (mais il faut bien dire qu’on voit aussi, quoique plus rarement, Khorezm… où le o réapparaît !). Les Allemands ont moins de problèmes : ils écrivent le plus souvent Al Chwarizmi pour l’homme et Chwarizm[2] pour son origine (mais le traducteur de Jusch­kewitsch a choisi Choresm[3] ; on tourne en rond !).

 

Figure 3 : Timbre de 4 kopeks édité par l’URSS en 1983 pour le 1200e anniversaire (présumé) de la naissance d’Al Khowarizmi. On remarque que les Russes lui mettent un o comme c’est l’habitude en français, au contraire des germanophones et des anglophones qui escamotent cette lettre ; mais qu’en revanche est absent le wa, son arabe à la transcription hasardeuse dans toutes les langues occidentales.



[1]. Allard (1992), dans le titre de son ouvrage.

[2]. Vogel (1963), p. 42.

[3]. Juschkewitsch (1964), p. 186.

 

 

[Extrait 1, suite] Il a introduit le nouveau calcul en Occident

C’est le plus important titre de gloire qu’on attribue généralement à Léonard de Pise : il a été le principal introducteur des chiffres arabes en Occident. Mais il faut être conscient que les chiffres eux-mêmes n’ont été dans cette affaire-là qu’une amorce : leur grande qualité a été de permettre la numération de position[14], qui a elle-même rendu possible le calcul écrit, fondamental pour le développement de notre culture scientifique. Et c’est tout ce calcul écrit – nous l’appelons le nouveau calcul – que le Pisan nous a livré, dans un manuscrit de 214 pages.

Il faut insister sur le fait que dans l’aventure, les chiffres arabes et le nouveau calcul formaient un tout. À eux seuls en effet, les premiers n’ont pas été un très grand progrès, même s’ils forcent l’admiration de nos contemporains : à l’époque de Léonard, les chiffres romains convenaient très bien pour noter des nombres (on trouve d’ailleurs jusqu’au XVIIe siècle des comptabilités tenues en chiffres romains), et la numération de position avait seulement l’avantage d’être un peu plus concise. Quant au calcul écrit – au moins pour la majorité des commerçants –, il n’était à lui seul pas fondamentalement plus intéressant que le calcul sur l’abaque au moyen de jetons. C’est la fusion de deux actes qui pouvaient se concevoir indépendamment – noter des nombres et faire un calcul – qui a été le tour de force : celui-ci nécessite la numération de position, et grâce à elle il peut être poussé bien plus loin que les quatre opérations.

Ainsi Léonard n’a certes rien inventé, mais il a joué un rôle fondamental pour nous, en ne nous apportant rien moins que toute notre arithmétique.

Il est intéressant de noter d’autre part pour l’anecdote qu’il présente ses chiffres – les chiffres des Indiens comme il dit – à l’envers par rapport au sens de lecture du latin, et donc sans se libérer du sens de lecture arabe ; et surtout qu’il n’en présente que neuf : pour lui le zéphir des Arabes n’est pas un chiffre, mais seulement un signe pour montrer que dans une certaine position il n’y a rien. Il a d’ailleurs une manière plutôt maladroite, comme on peut le voir, de décrire la numération de position.

On peut remarquer enfin qu’à l’époque où il leur a rendu visite, les Arabes ne faisaient pas mystère de l’origine indienne de leur numération ; ce qui est toujours le cas… sauf quand l’extrémisme religieux s’en mêle.

 

 

Figure 4 : Reconstitution par le musée de Mayence (1977) d’un ancien boulier (abacus) romain en bronze conservé à la BnF Paris (WikiCommons, photo Mike Cowlishaw)

 

 

[Extrait 2] Sa suite : un problème parmi une foule d’autres

Le nom de Léonard de Pise est très peu connu. En revanche, le patronyme Fibonacci – qu’il n’a pas porté, comme on l’a dit – évoque pour presque tous les amateurs de mathématiques un objet dont il vaut la peine d’examiner l’origine : la suite de Fibonacci.

En deux mots : c’est un problème amusant de reproduction de lapins, occupant moins de deux tiers de page sur la totalité du manuscrit de Léonard, qui a inspiré un auteur sept siècles après lui : il y a décelé la suite en question, dont notre Pisan ne parle pas du tout !

Pour montrer à quel point ce problème est perdu dans une foule d’autres, nous avons choisi de reproduire dans nos extraits les deux qui le précèdent, et celui qui le suit. Le premier est une histoire de pains qui montre toute la finesse de l’auteur, le deuxième traite des nombres parfaits, puis vient la reproduction des lapins, après quoi il s’agit – cette fois en oubliant d’y mettre un sous-titre – de trouver combien quatre hommes ont d’argent dans leur bourse, sachant ce qu’ils en ont lorsqu’on les considère trois par trois… On n’hésite pas à parler d’un joyeux désordre, qui avait certainement pour but d’égayer les lecteurs de l’ouvrage !

 

 

[Extrait 2, suite] Évident, mais faux !

Bien que ce ne soit pas l’objet principal de cet extrait, regardons rapidement les deux premiers problèmes : ils illustrent le plaisir que mettait Léonard à expliquer son arithmétique.

 

À propos de deux hommes qui possédaient des pains

C’étaient deux hommes, dont le premier avait 3 pains, et l’autre 2 ; ils se promenaient en direction d’une certaine fontaine ; y étant arrivés ensemble, ils s’assirent pour manger ; et comme un soldat passait, ils l’invitèrent ; celui-ci s’assit et mangea avec eux ; et quand ils eurent mangé tous les pains, le soldat s’en alla, leur laissant 5 besants pour sa part. Le premier homme en prit 3, parce qu’il avait fourni trois pains ; et le second prit les deux besants restants, pour valeur de ses deux pains. On demande si cette répartition était juste, ou non. En fait, certains malhabiles diront que c’était juste, parce que chacun a reçu un besant pour chaque pain ; mais c’est faux ; simplement parce que les trois ont consommé la totalité des cinq pains. Il en découle que chacun a consommé 1 2/3 de pain ; donc le soldat a consommé 1 1/3 de pain, soit 4/3, des pains de celui qui en avait trois. Et des pains de l’autre, il n’a consommé que 1/3 d’un pain. Pour cette raison, il revient au premier homme 4 besants, et à l’autre 1 besant.

 

Ce qui rend ce premier énoncé remarquable, c’est que même le lecteur moderne meurt d’envie de valider le partage proposé, car il paraît intuitivement juste. Or ce n’est pas si simple. La solution en langage moderne, c’est que chacun mange 5/3 de pain. Le premier a donc donné 3 pains moins 5/3 de pain, soit 4/3 de pain ; et le deuxième a donné 2 pains moins 5/3 de pain, soit 1/3 de pain. Le premier a donc donné quatre fois plus que le deuxième. Et il mérite de ce fait quatre fois plus d’argent. La bonne répartition est donc de 4 besants pour le premier et d’un seul besant pour le second.

 

@@@@@@@

 

Le deuxième problème propose un moyen de créer des nombres parfaits :

À propos de l’obtention des nombres parfaits

    Un nombre est parfait si l’on obtient le même nombre en additionnant ses parties constitutives, comme 6, dont les parties sont 1/6 1/3 1/2 ; et qui n’en a pas d’autres. Et si j’additionne 1/2 de 6, soit 3, et 1/3, soit 2, et 1/6, soit 1, ils feront à l’évidence 6 ; lequel 6 est obtenu de cette manière : double 1, cela fera 2 ; double 2, cela fera 4 ; retires-en 1, il reste 3 ; comme ce nombre est premier, c’est-à-dire qu’il n’a pas de diviseur, multiplie-le par la moitié du 4 ci-dessus ; et ainsi tu auras 6. Ensuite si tu veux trouver un autre nombre parfait, tu doubleras à nouveau 4, cela fera 8 ; dont tu retireras 1, il restera 7 ; et ce nombre, comme il n’a pas de diviseur, tu le multiplieras par la moitié de 8, soit 4, cela fera 28 ; qui est à son tour parfait, parce qu’il est égal à la somme de ses parties. Celles-ci sont en effet 1/28, 1/14, 1/7,1/4, 1/2. À nouveau, doubler 8 donne 16 ; quand on en retire 1 il reste 15 ; comme celui-ci a des diviseurs, tu doubleras à nouveau par 16 ; dont tu enlèveras 1, il restera 31 ; comme ce nombre n’a pas de diviseurs, tu le multiplieras par 16, et tu auras un autre nombre parfait, soit 496 ; et en procédant toujours ainsi, tu pourras trouver des nombres parfaits à l’infini.

Le procédé retenu a été décrit par Euclide[15], ce qui illustre l’attachement de Léonard pour cet auteur. En langage moderne, si 2n –1 est premier, alors 2n–1 × (2n –1) est parfait. Par exemple : 22 –1 = 3 est premier, donc 3×2 = 6 est parfait. Ou encore : 23 –1 = 7 est premier, donc 7×4 = 28 est parfait. Mais 24 –1 = 15 n’est pas premier, et n’apporte donc rien. En revanche 25 –1 = 31 est premier, donc 31×16 = 496 est parfait. Léonard s’arrête là, non sans préciser que cette méthode permet de produire des nombres parfaits sans fin.

 

 

[Extrait 2, suite] Léonard : beaucoup mieux que Fibonacci !

Venons-en donc à nos lapins.

Combien de couples de lapins seront issus d’un couple en une année

Quelqu’un a déposé un couple de lapins dans un certain lieu, clos de toutes parts, pour savoir combien de couples seraient issus de cette paire en une année, car il est dans leur nature de générer un autre couple en un seul mois, et qu’ils enfantent dans le second mois après leur naissance. Parce que le couple ci-dessus enfante le premier mois, double-le, cela fera deux couples en un mois. Dont un, à savoir le premier, enfante le deuxième mois ; et ainsi, le deuxième mois, il y a 3 couples ; dont en un mois deux engendrent ; et le troisième mois naissent 2 couples de lapins ; et ainsi il y a 5 couples ce mois-là ; qui ce même mois engendrent 3 couples ; et il y a le quatrième mois 8 couples ; dont 5 couples engendrent 5 autres couples : lesquels, ajoutés aux 8 couples, représentent 13 couples le cinquième mois ; dont 5, nés ce même mois, ne donnent pas naissance ce même mois, mais les 8 autres couples engendrent ; et ainsi, le sixième mois on a 21 couples ; qui ajoutés aux 13 couples nés le septième mois, donnent ce mois-là 34 couples ; qui ajoutés aux 21 couples nés le huitième mois, donnent ce mois-là 55 couples ; qui ajoutés aux 34 couples nés le neuvième mois, donnent ce mois-là 89 couples ; qui ajoutés aux 55 couples nés le dixième mois, donnent ce mois-là 144 couples ; qui ajoutés aux 89 couples nés le onzième mois, donnent ce mois-là 233 couples. Qui ajoutés aux 144 couples nés le dernier mois, donnent 377 couples ; et c’est autant de couples que le couple ci-dessus a engendrés dans cet enclos en une année. Tu peux voir en effet dans cette marge comment nous avons calculé cela, c’est-à-dire comment nous avons joint le premier nombre au deuxième, soit 1 à 2 ; et le deuxième au troisième ; et le troisième au quatrième ; et le quatrième au cinquième, et ainsi de suite, jusqu’à ce que nous ayons joint le dixième au onzième, c’est-à-dire 144 à 233 ; et nous avons obtenu la somme des lapins écrits ci-dessus, c’est-à-dire 377 ; et tu peux procéder ainsi dans l’ordre avec un nombre infini de mois.

C’est typiquement un problème de mathématiques amusantes, ou de mathématiques de divertissement. On trouve progressivement une suite de nombres, et on est ébahi de constater qu’on arrive à 377 couples après une année. Le but est atteint, Léonard s’arrête là, et passe au problème suivant. Il ne fait notamment pas remarquer que les nombres obtenus successivement constituent une suite, ce qui était peut-être évident pour lui mais n’entrait pas dans son propos.

C’est le mathématicien Édouard Lucas (1842-1891), spécialiste de la théorie des nombres, qui a élevé ce calcul au rang d’objet mathématique à la fin du XIXe siècle, sous le nom de suite de Fibonacci : si le nombre qui correspond à l’étape n est noté Fn (F étant choisi pour signifier nombre de Fibonacci), les nombres suivants de la suite seront donnés par la formule de récurrence Fn+2 = Fn+1 + Fn.

 

Figure 5 : Édouard Lucas (1842-1891)

 

On voit ainsi que Léonard de Pise a été rendu célèbre par une suite qu’il n’avait pas vue, et sous un nom qui n’était pas le sien ! Il a pourtant laissé un héritage infiniment plus considérable que cette suite, à savoir la totalité de son Liber abaci. Mais curieusement, cet immense ouvrage ne lui a pas apporté autant de notoriété que son petit problème de lapins.

 

 

 

[Extrait 3] Il a introduit l’algèbre en Occident

Au titre de cet héritage, nous avons déjà cité l’introduction du nouveau calcul en Occident. Mais il n’y a pas que cela. Une autre contribution doit être portée au crédit de Léonard. C’est la troisième partie du chapitre 15 du Liber abaci : le chapitre est consacré « aux règles pertinentes de la géométrie et à des questions d’algèbre et d’almuchabala » ; et la troisième partie traite d’algèbre, pour la première fois en Occident.

Il est vrai que sur ce point précis, la primauté de notre auteur est plutôt symbolique, car comme on va le voir son algèbre n’est pas du tout opérationnelle. Mais le fait est là : il a osé. Et il était certainement conscient de monter d’un cran dans la difficulté, puisqu’il a situé ses explications dans la dernière partie de son dernier chapitre… et sur plus de cinquante pages de son manuscrit.

On peut penser que dans son esprit, cette troisième partie devait être pourvue d’un titre qui en annonce clairement le contenu, puisque celui-ci était inconnu des futurs lecteurs. Et que c’est la raison pour laquelle il la propose en latin sous l’égide des deux mots arabes algèbre et almuchabala, qu’il explicite sur-le-champ : il traduit le premier par proportion, et le second par restauration. Il utilise donc, en ne translittérant que le premier mot, l’appellation qu’on donnait à l’algèbre dans le monde arabe au moment où il l’a fréquenté : al-jabr wa l-muqabala. Le mot al-jabr avait à l’époque plusieurs significations, notamment la réduction d’une fracture par un rebouteux, ce qui évoquait par extension, en matière de calcul, l’ajout d’une quantité qu’on avait préalablement retranchée, ou encore la comparaison. Et al-muqabala, qui évoquait la comparaison ou l’opposition, avait pris en matière de calcul le sens de confrontation. L’appellation complète évoquait donc le fait de restaurer et de confronter les termes. Mais très rapidement, on a pris l’habitude d’abréger, et on parlait simplement d’al-jabr, qui a donné notre mot algèbre.

 

Figure 6 : 1e page du traité al-mukhtaṣar fī ḥisāb al-jabr wa-l-muqābala, Al Khowarizmi, v. 813-830 (WikiCommons)

 

 

[Extrait 3] Trois éléments, six modes

Léonard distingue trois éléments en algèbre : la « racine » c’est-à-dire pour nous l’inconnue, le census qui est le carré de cette inconnue, et le « nombre simple » c’est-à-dire la valeur constante. Le mot census, qui apparaît à ce stade pour la première fois, est fort heureusement défini par Léonard comme signifiant carré. Car en latin courant, il signifie plutôt quantité, ou fortune (à ce dernier titre, il a donné l’adjectif censitaire en français, « qui tient compte de la fortune »). Nous avons été tentés de le traduire systématiquement dans la suite par carré, mais cela aurait provoqué des confusions avec la figure géométrique du même nom ; nous l’avons donc laissé sous sa forme latine… au risque de compliquer la lecture de la démonstration qui va suivre !

L’auteur mentionne ensuite les « solutions des problèmes », ce que le contexte permet de comprendre comme les équations qui traduisent ces problèmes. Léonard y distingue six « modes », dont les trois premiers sont « simples » ; exprimés dans notre notation, il s’agit de

Ax2 = Bx

Ax2 = B

Ax = B

Léonard en donne quelques exemples, dont nous n’avons reproduit que le premier. Dans notre notation, ces « deux census qui valent dix racines » s’écriraient

2x2 = 10x

que Léonard divise d’abord par 2 (ce qui donnerait pour nous x2 = 5x), pour constater ensuite par une phrase particulièrement maladroite que son inconnue vaut 5. Comme on peut s’y attendre, la solution x = 0 n’est pas évoquée, car on ne s’intéressait à l’époque qu’aux valeurs strictement positives.

On relèvera d’autre part, pour l’ironie de l’histoire des mathématiques, cet X en plein texte qui nous incite à penser à une variable, mais qui est pour Léonard un 10 écrit en chiffres romains. Après plusieurs centaines de pages, et bien que son ouvrage soit avant tout destiné à montrer toute la richesse des chiffres arabes, notre auteur se laisse régulièrement entraîner à utiliser des chiffres romains dans son texte.

Il décrit ensuite ses trois autres modes, qu’il appelle « composites », suivis à leur tour de quelques exemples simples que nous avons sautés également :

Ax2 + Bx = C

Ax + B = Cx2

Ax2 + B = Cx

Il est intéressant de remarquer que cette classification en six modes est exactement celle d’Al-Khowarizmi[16]. D’ailleurs les opérations incluses dans al-jabr wa l-muqabala – nous parlerions des problèmes du premier et du second degré – permettent toujours d’aboutir à l’un de ces six types d’équations.

 

 

[Extrait 3, suite] Mais quelle algèbre !

Vient alors un premier exemple plus charnu – le seul que nous avons retenu –, qui va nous permettre d’illustrer le caractère compliqué et peu efficace de l’algèbre rapportée par Léonard du Moyen Orient. Il s’agit d’une petite équation algébrique, x2 + 10x = 39, dont la résolution « en algèbre » occupe les cinq premières lignes de la troisième partie de notre extrait :

 

Par exemple. Un census et dix racines égalent 39. La moitié du nombre de racines est 5 ; qui multipliés par eux-mêmes donnent 25 ; qui ajoutés à 39 donnent 64 ; dont la racine est 8 ; si on lui soustrait la moitié du nombre de racines, soit 5, il reste 3 pour la racine du census cherché. Donc le census est 9, et ses dix racines sont 30 ; et ainsi le census et les dix racines égalent 39.

Exprimé dans notre notation, ce que dit Léonard est ceci :

10° : 2 = 5

52 = 25

39 + 25 = 64

v64 = 8

8 – 5 = 3

Il trouve donc une réponse de 3, et comme on peut s’y attendre il ne parle pas de la solution x = –13, une fois encore parce qu’il ne s’intéresse – et ne connaît – que les valeurs strictement positives. Ces manipulations s’apparentent à ce qu’on appelle aujourd’hui la méthode de la complétion du carré, que nous pratiquerions ainsi :

x2 + 10x = 39

x2 + 10x + 25 = 39 + 25

(x + 5)2 = 64

x + 5 = 8

x = 3

Mais ce qui est encore plus caractéristique, c’est que l’auteur justifie sa résolution par un raisonnement géométrique. Cela souligne au passage l’influence déjà évoquée, et déclarée par Léonard à titre personnel, de la géométrie euclidienne sur la science arabe. On remarque aussi que ce raisonnement est d’une complexité… qui donne envie de ne pas le lire jusqu’au bout[17] ! En revanche, une fois traduit dans notre notation, il redevient tout à fait abordable :

 

 

  • on sait que  x2 + 5x + 5x = 39
  • par ailleurs l’aire du carré vaut  x2 + 10x + 25 = 64
  • donc le côté vaut la racine de 64 soit 8
  • donc  x + 5 = 8
  • donc x = 3.

 

 

[Extrait 4] Léonard a aussi introduit la fausse position

La contribution fondamentale de Léonard pour l’Occident ne se limite pas au nouveau calcul et à l’algèbre. Parmi ses autres innovations importantes, il est indispensable de citer au minimum sa présentation de la méthode dite de « la fausse position », qui permet de résoudre sans recours à l’algèbre les problèmes que nous appelons « du premier degré ».

En un mot, la méthode consiste à poser une valeur certainement fausse comme solution du problème, à « faire la preuve » et à constater qu’on n’arrive pas au résultat voulu, puis à déterminer la solution vraie grâce à un raisonnement de proportionnalité. Sous bien des aspects, cette technique est le summum du nouveau calcul.

Le procédé était déjà connu et pratiqué par les anciens Égyptiens, comme nous l’avons montré par ailleurs[18]. Et pour ce qui est de l’Occident, on peut parier qu’elle était déjà pratiquée au temps d’Alcuin, vers l’an 800, car certains des problèmes que propose cet auteur semblent taillés pour l’illustrer (mais on ne sait malheureusement pas comment il les résolvait). Or Léonard a d’abord eu le mérite de présenter la méthode dans son ouvrage, et ensuite celui de l’exposer d’une manière plus complète que tout ce qui s’était fait jusque-là, et que tout ce qui a été publié par la suite. C’est pourquoi nous revenons en arrière dans le passage en revue de ses pages, avec deux extraits qui illustrent cette contribution.

 

 

[Extrait 4, suite] La simple…

La méthode peut être simple ou double. Mais le plus souvent, les auteurs ne la présentent que sous l’un de ses aspects, sans dire qu’il y en a un autre. Léonard présente au contraire les deux, mais ne propose pas la simple comme une méthode en soi : pour lui c’est une variante de la règle de trois.

Cela se voit dès son premier exemple. Il résout d’abord le problème, au premier alinéa de notre extrait, comme une application classique de cette règle, qu’il a développée aux pages précédentes. Et il annonce ensuite, à l’alinéa suivant, « une autre manière » qui est pour nous la fausse position : on choisit de poser 12 « parce qu’il se divise facilement par 3 et par 4 » – en d’autres termes, puisqu’elle sera certainement fausse, autant choisir une valeur confortable – ; on fait le calcul ; on trouve 7 alors qu’il fallait trouver 21 ; c’est donc que 12 était trois fois trop petit ; la solution est donc trois fois 12, c’est-à-dire 36.

On aura remarqué au passage, dès le début de la première ligne, la curieuse manière de mesurer la partie enterrée de l’arbre : 1/4 1/3, qui se lit « un quart et un tiers ». Léonard n’ignorait pas qu’il s’agissait là des 7/12 de l’arbre, ce qui ressort d’ailleurs de ses calculs subséquents. Et il n’aurait certainement pas été gêné de l’écrire, car on trouve dans son livre des fractions avec de gros nombres au numérateur aussi bien avant qu’après ce passage. Mais ici, il n’a pas voulu l’écrire. Il s’en est certainement retenu pour ne pas choquer son lecteur au moment de démarrer dans « les problèmes d’arbres », c’est-à-dire dans ce que nous appelons la fausse position simple. Car à son époque, nombre de gens n’étaient à l’aise qu’avec les quantièmes, c’est-à-dire les fractions dont le numérateur est l’unité, ce qui avait été le cas général chez les anciens Égyptiens et Grecs notamment.

 

 

[Extrait 5] … et la double, sous ses deux formes

La fausse position est présentée quant à elle beaucoup plus loin dans l’ouvrage, comme une méthode en soi[19], et surtout sous son nom arabe d’elchatayn[20] écrit parfois elchataym. Elle intervient dans les cas apparemment plus compliqués, où l’énoncé comporte deux valeurs constantes. Pour nous, qui voyons l’affaire en algèbre, la complication n’est que de pure forme : il suffit de réunir les deux valeurs à droite du signe d’égalité. Mais les Anciens ne voyaient pas cette simplification. Et ils avaient inventé un procédé qui prenait en compte ces deux valeurs.

En vertu de l’adage selon lequel « qui peut le plus peut le moins », il est loisible d’utiliser le procédé double pour résoudre les problèmes qui relèveraient de la méthode simple. Léonard fait un usage pédagogique de cette facilité: il commence son chapitre sur la fausse position double en l’appliquant à un problème pour lequel la méthode simple suffirait : c’est celui de l’arbre, qui lui a permis d’illustrer cette dernière sans la nommer, et qui figure dans notre extrait précédent.

C’est l’occasion pour lui de présenter les deux variantes de la méthode, ce qu’on ne trouve qu’exceptionnellement chez les auteurs postérieurs, et jamais à notre connaissance chez ceux qui l’ont précédé. Comme on peut le lire dans son texte – cette fois facile à suivre ! – le calculateur peut procéder par un raisonnement de proportionnalité, ou par l’application d’une formule. Comme par hasard, c’est la seconde possibilité qui a été le plus largement préférée dans la suite de l’histoire du calcul[21] !

 

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On peut remarquer que la désignation des écarts comme étant « d’augmentation » (augmenti) ou « de diminution » (diminucionis) est la même que dans les Neuf chapitres, le plus ancien ouvrage chinois parlant de fausse position (il date du IIe siècle avant notre ère). Mais celui-ci ne présente que le procédé de la formule !

On notera, à la fin du deuxième alinéa, la manière d’écrire la partie fractionnaire d’un nombre : 1/5 7, ce qui serait pour nous 7 1/5 ; c’est une autre influence de la notation arabe sur la pensée de Léonard : cela se lit de droite à gauche !

Enfin, les calculs décrits par Léonard dans son exemple des deux procédés étant faciles à suivre, il nous suffira de rappeler que depuis Charlemagne une livre vaut 20 sous, et un sou vaut 12 deniers. Le lecteur comprendra dès lors que les 2 sous et 7 1/5 deniers du premier calcul deviennent 2 3/5 sous dans le second : 3/5 de sou valent 12 fois 3/5 deniers, soit 36/5 deniers, soit encore 7 1/5 deniers.

 

 

 

En conclusion

Léonard de Pise a été l’un des premiers à présenter les chiffres arabes en Europe, mais surtout le premier à y présenter le calcul écrit qu’ils rendent possible. Il a décrit ce nouveau calcul en 1202 tel qu’il était pratiqué à l’époque dans le monde arabe, c’est-à-dire après quatre siècles de développement (alors que Sacrobosco, vers 1230, n’a publié qu’un reflet de ce qu’il était à l’origine, vers 850 à Bagdad). Léonard n’a peut-être pas été le premier en Occident à enseigner la fausse position – des problèmes d’Alcuin, écrits autour de l’an 800, sont manifestement taillés pour l’illustrer sous sa forme simple – mais il a été le premier à la présenter dans un ouvrage, et surtout sous tous ses aspects (ce qui a été très rare par la suite). Il a enfin été le premier – mais il restait de gros progrès à faire comme on l’a vu ! – à y présenter l’algèbre.

Et accessoirement, il a écrit une histoire de reproduction de lapins, un problème parmi une foule d’autres, dans laquelle un mathématicien du XIXe siècle a décelé une suite que Léonard n’avait pas vue, et qui lui a valu la célébrité… sous le nom de Fibonacci.

 

 

 

 

 

(septembre 2015)



[1]. Smith et Karpinski (1911), The Hindu-Arabic Numerals, p. 130.

[2]. Soit en anglais blockhead, voir ibid. p. 130.

[3]. Comme Boncompagni (1852), Della vita e delle opere di Leonerdo Pisano… , pp. 16 ss.

[4]. Smith et Karpinski (1911), The Hindu-Arabic Numerals, p. 129.

[5]. Boncompagni (1852), Della vita e delle opere di Leonerdo Pisano… , pp. 8-10.

[6]. Libri (1837), Histoire des sciences mathématiques en Italie, pp. 20-21.

[7]. Boncompagni (1852), Della vita e delle opere di Leonerdo Pisano… , pp. 73-74.

[8]. ibid. p. 32.

[9]. Voir Schärlig (2010), Du zéro à la virgule, pp. 42-58.

[10]. Voir Schärlig (2012), Un portrait de Gerbert d’Aurillac, pp. 89-90.

[11]. Allard (1992), dans le titre de son ouvrage.

[12]. Vogel (1963), p. 42.

[13]. Juschkewitsch (1964), p. 186.

[14]. Rappelons que notre numération est dite de position parce que dans 423 par exemple, on sait que les dizaines sont au nombre de deux parce que le 2 est dans la position des dizaines.

[15]. Euclide, Éléments, livre IX, proposition 36.

[16]. Voir Rashed (2007), Al-Khwarizmi, le commencement de l’algèbre, pp. 96-106.

[17]. Dans notre traduction de la démonstration, une phrase marquée par […] a été sautée parce qu’elle est incompréhensible ; Sigler d’ailleurs ne l’a pas traduite non plus ; elle pourrait être une adjonction intempestive d’un copiste.

[18].Voir Gavin et Schärlig (2012), Longtemps avant l’algèbre, la fausse position. Voir aussi, des mêmes auteurs, « Schreyber alias Grammateus : De la « fausse position » aux timides débuts de l’algèbre », BibNum, novembre 2014.

 

[19]. On notera que Léonard parle de règle, comme les auteurs des siècles suivants, où nous disons méthode ou procédé.

[20]. Terme qui signifie « les deux erreurs », qui figure bien la notion de «  double fausse position ».

[21]. Le lecteur qui voudrait approfondir les explications de Léonard pourra trouver la formule en notation moderne, et un commentaire adéquat, dans notre autre article BibNum.

 

 

Ouvrages antérieurs au XXe siècle

  • Baldassare Boncompagni, Della vita e delle opere di Leonerdo Pisano, matematico del secolo XIIIo­, Atti dell’Accademia pontificia dei Nuovi Lincei, Rome, 1852, 128 p. (en ligne Hathi Trust)

 

  • Guillaume Libri, Histoire des sciences mathématiques en Italie, Jules Renouard et Cie, Paris, 1837, tome second, pp. 20-21. (en ligne Gallica).

 

 

 

  • Maestro umbro, Lo livero de l’abbecho, texte établi par Gino Arrighi selon le codex 2404 de la Bibliothèque Riccardiana de Florence, Bollettino della Deputazione di Storia Patria per l’Umbria, volume LXXXVI, Perugia, 1989, pp. 5-140.
 
  • Description du Liber Abaci sur le blog de la Bibliothèque de Florence, qui le conserve (lien).

 

Ouvrages contemporains

  • Jérôme Gavin et Alain Schärlig, Longtemps avant l’algèbre : la fausse position ; ou comment on a posé le faux pour connaître le vrai, des Pharaons aux temps modernes, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2012, 224 p.

 

 
  • Roshdi Rashed, Al-Khwarizmi, le commencement de l’algèbre, Blanchard, Paris, 2007.

 

  • Alain Schärlig, Du zéro à la virgule, les chiffres arabes à la conquête de l’Europe, 1143-1585, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2010, 296 p.

 

  • Alain Schärlig, Un portrait de Gerbert d’Aurillac, inventeur d’un abaque, utilisateur précoce des chiffres arabes, et pape de l’an mil, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2012, 133 p.

 

Ouvrages contemporains (en anglais)

  • Laurence E. Sigler, Fibonacci’s Liber Abaci, Leonardo Pisano’s Book of Calculation, Springer, New York, 2002, 636 p.

 

 
  • David Eugene Smith et Louis Charles Karpinski, The Hindu-Arabic Numerals, Ginn, Boston, 1911, 159 p.